Cronopes et Fameux - Julio Cortazar

Cronopes

- Traduit de l'espagnol par Laure Guille-Bataillon -

Savez-vous lire l'heure en effeuillant un artichaut ? Tuer les fourmis à Rome ? Monter un escalier en connaissance de cause ? Poser correctement un tigre ? Vous faut-il des instructions pour pleurer ? Pour avoir peur comme il faut ? Vous arrive-t-il de jeter les timbres-poste que vous trouvez laids ? De tremper un toast dans vos larmes naturelles ? Avez-vous parfois envie de dessiner sur le dos d'une tortue une hirondelle ?Si vous répondez «oui» à six de ces questions, vous êtes un Cronope, un de ces êtres qui font, depuis quinze ans, carrière en Amérique latine : on dit - on écrit même dans la presse - que Monsieur X ou Y est ou n'est pas un Cronope authentique. Cela suffit pour que le lecteur sache à qui il a affaire. Dans le cas contraire, vous risquez d'être un de ces Fameux qui conservent leurs souvenirs enveloppés dans un drap noir. 

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Julio Cortazar ( Bruxelles 1914 - Paris 1984 ) vécut son enfance et son adolescence en Argentine, pays d'origine de ses parents, avant de s'installer en France durant une trentaine d'années où il prit finalement la nationalité française. Il fut le traducteur en espagnol d'Edgar Poe. Auteur de romans et de nouvelles fantastiques, Julio Cortazar est un écrivain créateur, son oeuvre ne pouvant être limitée à un genre; le créateur d'un univers littéraire.

Ce recueil est à découvrir pour le plaisir. Aucune exigence de lecture. Il s'agit de chroniques, de très courts textes fantaisistes et fabuleux plus que fantastiques. Et sans aucun doute Fameux. Fabuleux car le ton est à la fable, une gravité sous l'humour, un art de vivre peut-être, comme le souligne l'éditeur, ou une philosophie.

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Instructions pour remonter une montre

Là-bas au fond il y a la mort, mais n'ayez pas peur. Tenez la montre d'une main, prenez le remontoir entre deux doigts, tournez-le doucement. Alors s'ouvre un nouveau sursis, les arbres déplient leurs feuilles, les voiliers courent des régates, le temps comme un éventail s'emplit de lui-même et il en jaillit l'air, les brises de la terre, l'ombre d'une femme, le parfum du pain.

Que voulez-vous de plus ? Attachez-la vite à votre poignet, laissez-la battre en liberté, imitez-la avec ardeur. La peur rouille l'ancre, toute chose qui eût pu s'accomplir et fut oubliée ronge les veines de la montre, gangrène le sang glacé de ses rubis. Et là-bas dans le fond, il y a la mort si nous ne courons pas et n'arrivons avant et ne comprenons que cela n'a plus d'importance.

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Ce recueil se divise en quatre parties - Manuel d'instructions - Occupations bizarres - Matière plastique - Histoires de Cronopes et Fameux -, les titres en annonce le farfelu, la réflexion intime et sociétale aussi par les situations réalistes et quotidiennes des récits, comme un reflet en imagination, en kaléidoscope, aux tons plus profonds que ce farfelu ne laisse paraître. Un drôle de petit livre, une dimension surréaliste qui m'a fait songer à ma lecture de certains textes poétiques d'Henri Michaux dans Epreuves, exorcismes sans les traits noirs ( à ce titre, cette illustration de couverture du folio Cronopes et Fameux me semble parfaite ). Sensibilité toute personnelle.

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Education de prince

Les Cronopes n'ont presque jamais d'enfants mais s'ils en ont un d'aventure, ils perdent la tête et il arrive des choses extraordinaires. Un Cronope qui a un enfant est aussitôt pris d'émerveillement, il est sûr que son fils est le vrai paratonnerre de la beauté et qu'en ses veines coule la chimie au grand complet avec de-ci, de-là des îles de beaux-arts, de poésie et d'urbanisme. Ce Cronope alors ne peut voir son fils sans s'incliner profondément et lui dire des choses de respectueux hommage.

Le fils, comme il se doit, le hait minutieusement. Quand il atteint l'âge scolaire, son père l'inscrit au cours préparatoire et l'enfant est tout heureux parmi les autres petits Cronopes, Fameux et Espérances. Mais à mesure qu'approche midi il s'assombrit parce qu'il sait que son père l'attendra à la sortie et qu'en le voyant il lèvera les bras au ciel et dira diverses choses, à savoir :

- Bonnes salènes, Cronope de Cronope, le meilleur, le plus grand, le plus vermeil, le plus disert, le plus respectueux et le plus appliqué des fils !

Ce qui fait se tordre de rire au bord du trottoir les Fameux et les Espérances juniors, alors le petit Cronopes hait obstinément son père et il finira par lui jouer un mauvais tour entre la première communion et le service militaire. Mais les Cronopes n'en souffrent pas trop car eux aussi ont haï leurs parents et il semble même que cette haine soit un autre nom de la liberté et du vaste monde. 

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- Julio Cortazar - 1969 - ( par Anne de Brunhoff )

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Commentaires

  • martine

    1 martine Le 02/09/2015

    Alors là, toi .... tu vois ce que je veux dire ?
  • Marilyne

    2 Marilyne Le 02/09/2015

    je crois que je vois... ;) ( lecture-souvenir grenoblois avec toi :D )
  • Moka

    3 Moka Le 02/09/2015

    Évoquer Cortazar, c'est s'attaquer à un monument. C'est curieux pour moi d'écrire ça dans la mesure où j'ai une sorte d'admiration naturelle pour cet auteur que je n'ai jamais lu. Marelle m'attend sagement sur mon bureau... Il faut que je me lance.
  • Anne

    4 Anne Le 02/09/2015

    Le genre d'écrit fantasque et fantaisiste qui peut me plaire (et que je pourrais exploiter à l'école) (c'est pas beau de voir le côté utilitaire, mais que veux-tu, je suis en pleine rentrée scolaire...)
  • Marilyne

    5 Marilyne Le 03/09/2015

    @ Moka : " Marelle " m'attend aussi patiemment... Marche après marche pour gravir le monument. Et ce palier est savoureux :)

    @ Anne : un utilitaire plus qu'intéressant tout à ton honneur d'y penser ( et puis, il est né en Belgique, l'auteur ) ( Ooups, pas pu m'en empêcher ;))
  • Laure

    6 Laure Le 04/09/2015

    J'ai beaucoup aimé ce livre, mais j'aurais bien eu du mal à en parler.
  • Marilyne

    7 Marilyne Le 04/09/2015

    @ Laure : c'est certain, j'avais très envie de le présenter mais je t'avoue que j'ai hésité, comment le présenter ?
  • Bridu

    8 Bridu Le 01/02/2018

    Je découvre avec ravissement et grand intérêt ces pages consacrées à la littérature argentine que j'ai eu la chance d'aborder en vivant là-bas pendant 4 ans. De Cortazar, reste en mémoire surtout cette nouvelle 'Axolotl" absolument fascinante issu de "marelles" . à relire toujours avec autant de délice....
  • Marilyne

    9 Marilyne Le 01/02/2018

    @ Bridu : je vous remercie de votre commentaire. Quatre ans, c'est un long séjour qui permet, en effet, de s'immerger dans cette culture. Je ne connais ( un peu ) que Buenos-Aires, en bien moins de temps. Je dois vous avouer que je n'ai toujours pas lu " Marelles ", c'est l'oeuvre, alors je retarde..., un peu timide-impressionnée.
    ( il y a quelques temps, j'ai publié sur ce site une bibliographie des lectures argentines présentées sur ces pages. C'est dans l'onglet Bibliographie si cela peut vous intéresser )

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