" Nom Carver, prénom Raymond "

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Du 11 au 14 septembre a eu lieu à Vincennes cette année 2014 la septième édition de Festival America et son formidable et foisonnant programme de conférences et de débats. L'auteur Richard Ford était l'un des invités d'honneur.

L'une des conférences était consacrée à Raymond Carver. Auteur fétiche, je ne pouvais la manquer d'autant qu'il s'agissait d'y écouter Richard Ford qui connut Raymond Carver en 1977 ( alors qu'ils avaient passé la trentaine tous les deux, 32 pour Ford, 39 pour Carver; rencontre alors qu'ils publiaient l'un et l'autre leurs premiers textes. Leur amitié ne cessa qu'avec la mort de Raymond Carver en 1988 ) ainsi que Stéphane Michaka - auteur de Ciseaux, roman consacré à Carver, ses relations avec son éditeur qui " coupait-modifiait " ses nouvelles -, Rodolphe Barry - auteur de Devenir Carver aux éditions Finitude -, Olivier Cohen - éditeur français de Carver, éditions de l'Olivier, qui a réédité ces dernières années en belle collection l'intégralité des textes originaux - et Philippe Djian ( qui n'apporta à cette conférence que de longues digressions, majoritairement égotiques, vous me pardonnerez donc de ne pas les retranscrire ). Cette conférence était animée par Michel Bazin de la librairie Lucioles à Vienne.

Vous l'aurez compris, le propos de cette conférence était pour les participants de partager l'admiration qu'ils ont pour le nouvelliste américain, de nous parler également de la singularité, de la force, de l'écriture de Carver ( et, au passage, de déchirer cette étiquette de minimalisme ! )

Richard Ford raconta des souvenirs, de nombreuses anecdotes, sérieux sans négliger une pointe d'humour, tendre. Il rappela qu'il a rencontré Raymond Carver alors que celui-ci sortait depuis à peine plus d'un an d'une vie difficile et douloureuse qui avait fini par le plonger dans l'alcool et les excès : " Il était très fragile à cette période, en transition, vite bouleversé, " froussard ", craignant la moindre perturbation émotionnelle qui pourrait le ramener à la bouteille : il était hanté, il était irresistible, alors qu'il n'avait rien d'un saint, il était un bad boy, et encore, il était beaucoup plus calme quand je l'ai connu, il domptait ses démons. " Richard Ford rappela que Raymond Carver avait une très forte présence physique, un nounours, heureux, mais aussi déterminé; le passé derrière lui. Il ajouta que Raymond était un paresseux... un paresseux contrarié par sa passion de l'écriture. L'écriture était tout pour lui. Dans une université dans laquelle il enseigna, on a retrouvé des " brouillons " de nouvelles, quatorze versions pour une nouvelle, et finalement ce n'était jamais la même histoire.

Quant à l'écriture. Richard Ford rejette ce terme " minimaliste " ( comme beaucoup de lecteurs de R.Carver, je pense, j'espère ). Son écriture témoigne exactement du contraire par sa densité. En entendant ce terme, Raymond Carver avait corrigé en " précisionniste ".

Il existe un texte magnifique écrit par Richard Ford en souvenir de Raymond Carver. Il s'intitule Good Raymond, il est paru en 1998 dans le New Yorker. Les éditions de l'Oliver ont publié ce texte en français ( " Le coeur sur la main " ), il n'est pas commercialisé. Il était offert par les libraires lors de l'achat de l'un des tomes de ces nouvelles publications ( débutées en 2010 ) des oeuvres de Carver en version originales intégrales. Si la lecture des textes de Raymond Carver a un sens pour vous, réclamez absolument ce petit opus : une trentaine de pages émouvantes - les premières relatant l'une des premières lectures publiques sont extrêmement touchantes et révélatrices - , par l'amitié, l'humanité, toujours ce sourire et souvent ce ton en (auto)dérision, par le respect, mais surtout il est bouleversant par la justesse de ce que Richard Ford écrit sur le style de Carver, sur les émotions ressenties lorsque on le lit, l'intensité, la violence et la profondeur de l'écriture, de la lecture, de ces émotions. C'est exactement ça, cela m'avait paru si complexe à expliquer, le désespoir et la consolation.

" Ray lut sa nouvelle dans une semi-obscurité, son immense silhouette voutée au-dessus de la petite lampe qui éclairait son lutrin, tripotant continuellement ses grosses lunettes, se raclant la gorge, buvant un peu d'eau, fronçant les sourcils d'un air perplexe comme si l'idée de lire son texte à haute voix ne lui était jamais venue et que l'exercice lui semblait perilleux. Sa voix, qui trahissait son manque de pratique, était aussi basse et sourde qu'à l'accoutumée, et si hésitante qu'elle en devenait presque désagréable. Mais l'effet produit était tel que l'auditeur avait la sensation de voir se dérouler devant lui une vie authentique, sous une forme tellement distillée; tellement intense, tellement délibérée, tellement prenante, que quand il eut fini la salle en resta bouche bée et comme écrasée. "

Olivier Cohen, l'éditeur français de Raymond Carver, raconta leur rencontre... ou plutôt comment il rencontra Raymond Carver pour ne plus le quitter après l'avoir lu par hasard; rencontré par un livre lu au hasard dans une librairie new-yorkaise un jour de pluie. Captivé par cette lecture, rencontrer, publier Carver devint une obsession. Olivier Cohen parvint à trouver son agent littéraire, à obtenir un rendez-vous durant lequel celle-ci lui demanda : " Qu'est-ce qui peut vous faire penser que je vais vous confier les oeuvres de Raymond Carver ? ". Olivier Cohen dut être convaincant. Quelques temps plus tard, il reçu une lettre lui annonçant que Carver était d'accord pour qu'il fasse traduire et publie l'un des ses livres, de son choix, et qu'on verrait pour la suite. Olivier Cohen a souligné comme parler de Carver devenait vite un sujet passionnant et passionné. Ce à quoi nous avons assisté lors de cette conférence; il a souligné comme il est difficile d'expliquer objectivement ce qui nous attache en tant que lecteurs aux textes de Raymond Carver : " Comment l'expliquer autrement que par un coup de foudre ? Il a été ma grande surprise. J'ai été touché et admiratif, il y avait du jamais-lu dans ses histoires. Saisi ! " ( ce récit d'Olivier Cohen m'a frappée, cette phrase que je viens de citer, c'est celle que j'aurai pu dire ), " et je constate, avec étonnement, avec intérêt, aujourd'hui, que Carver a déjà sa légende, qu'il nous échappe. Nous assistons à la naissance d'une légende, de jeunes écrivains s'en sont déjà emparée. "

Comme l'a dit Stéphane Michaka, Raymond Carver, " c'est une trajectoire de rencontres, c'est un écrivain et c'est une vie. Ce qu'il parvient à transmettre à ses lecteurs est prodigieux, il bouleverse et il est bouleversant. "; et comme l'a dit Rodolphe Barry : " Ce qui est beau et rare avec Raymond Carver, c'est qu'il y a la même conception de la vie et de l'écriture dans ses oeuvres. L'écriture est au-dessus de tout, et l'honnêteté. "

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Raymond Carver est mort d'un cancer à 50 ans, il a bénéficié d'une dizaine d'années de " paix ". Ses amis disent qu'il y avait une conscience qu'il partirait tôt, conscience de sa part également. Dans l'une de ses poésies, il l'écrit, qu'il est en sursis, qu'un sursis lui a été accordé. Dans une poésie, car je tiens à rappeler que Raymond Carver est également poète.

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Sortilège

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Entre cinq et sept heures ce soir,

j'étais étendu dans le canal du sommeil. Attaché

à ce monde uniquement par l'espoir,

je tournais dans un courant de rêves noirs.

Au même moment, le temps

subissait une métamorphose.

Se déréglait. Ce qui avait été auparavant

détestable et piteux, mais compréhensible,

enflait, devenait

méconnaissable. Quelque chose de violemment haineux.

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Vu mon état de désespoir, je n'avais

pas besoin de ça. C'était la dernière chose

que je voulais. Aussi, rassemblant toute mon énergie,

je l'ai envoyé promener. Lui ai fait longer la côte

jusqu'à un grand fleuve que je connais. Un fleuve

de taille à s'occuper d'un sale temps

comme ça. Et si le fleuve doit se réfugier

sur des terres plus hautes ? Donnez-lui quelques jours.

Il trouvera son chemin.

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Alors tout sera comme avant. Je jure

que ce ne sera plus qu'un mauvais souvenir, et encore.

Oh, la semaine prochaine à cette heure-ci j'aurai oublié

ce que je ressentais en écrivant ceci,

Je ne me rappelerai pas que j'ai mal dormi

et que j'ai rêvé un moment ce soir...

pour me réveiller à sept heures, contempler

l'orage et, passé le premier choc -

reprendre courage. Réflechir longuement

à ce que je veux, ce à quoi je pourrai renoncer

ou tourner le dos. Et ensuite le faire !

Sans hésiter. Avec des mots, et des signes.

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- Extrait de La vitesse foudroyante du passé - Traduit de l'anglais ( Etats-Unis ) par Emmanuel Moses - Point -

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- Comme toujours, liens sur les titres et noms en bleu clair -

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Commentaires

  • Kathel

    1 Kathel Le 15/09/2014

    Je savais bien que tu retranscrirais parfaitement cette rencontre ! (moins les interventions d'un certain Ph. Dj.) Je peux affirmer à ceux qui l'ont raté qu'on a là l'essence du débat. ;-)
  • Anne

    2 Anne Le 15/09/2014

    Merci pour ce compte-rendu ! Et pour le poème, qui me touche beaucoup. Je vais mettre Carver au menu du prochain mois de la nouvelle, j'ai envie de découvrir (et n'oublie pas de me flageller si je ne le fais pas ;-) )
  • Flo

    3 Flo Le 15/09/2014

    Suite au billet de Kathel, j'attendais impatiemment le tien ;) Je regrette de n'avoir pas été sensible au charme de ses nouvelles. Je viens de relire mon billet sur "Parlez-moi d'amour" pour vérifier que je n'avais pas parlé d'écriture minimaliste et, ouf ! J'ai évité le pire on dirait :o J'avais trouvé son style très particulier et n'avait pas vraiment compris où il voulait en venir. Je m'étais cassée les dents sur ses textes au point que je n'ai pas voulu retenter à ce jour. On verra à la prochaine crise de masochisme (à moins que je ne retente en novembre ?)

    Mais j'aime ton billet parce qu'il est passionné et que l'on devine que tous les intervenants (sauf un ? ;) étaient passionnés et passionnants. Tu as dû passer un excellent moment.
  • Marilyne

    4 Marilyne Le 15/09/2014

    @ Kathel : merci ;-)

    @ Anne : tu peux compter sur moi ! ^^ ( quoique je crois que tu seras plus sensible à sa poésie qu'à ses nouvelles, au malaise à la lecture, sa façon " d'objectiviter les émotions ", selon l'expression de Richard Ford )

    @ Flo : je n'emploierai pas le mot " charme ". Je dirai que Carver ne va nulle part, il dit et ce qu'il raconte me paraît tellment vrai tant c'est dérangeant, même si cela paraît improbable. Il n'explique rien, pour moi, " il traduit ".
    En cas de sérieuse crise de total masochisme, je te conseille " Les trois roses jaunes ", la mort de Tchekhov, comme ça tu auras les deux :D ( pour novembre, j'envisage un autre Russe, ça me fait plaisir ;) )
    Merci pour le billet, quant au moment : oui !
  • Mior

    5 Mior Le 15/09/2014

    Merci pour la synthèse passionnée de ce débat auquel je n'ai pas assisté . Comme Flo, je botte en touche pour Carver, mais tu me donnerais presque envie de re-essayer ;)
  • keisha

    6 keisha Le 16/09/2014

    Merci, oui, de nous avoir relaté ce moment du festival (je n'y étais que le dimanche)(et ne connais que l'animateur)
  • Martine Littér'auteurs

    7 Martine Littér'auteurs Le 16/09/2014

    Michaka, Stéphane. Thibault-Camhi, Marilyne. Deux noms associés dans ma découverte de Monsieur Carver, Raymond, il y a peu. Carver, le novelliste, Carver, le poète. De belles rencontres. Même si je n'étais pas présente lors de ce dernier festival America.
  • Aifelle

    8 Aifelle Le 16/09/2014

    Je connais très mal Carver, assister à ce débat m'aurait peut-être donné envie de le lire. Le poème me plaît beaucoup et ton billet est vraiment parfait, qu'est-ce que j'aurais aimé être avec vous.
  • Cuné

    9 Cuné Le 17/09/2014

    Excellent billet qui parle avec une grande justesse de Carver, même dans les commentaires tu en parles bien : Bravo et merci !
  • Marilyne

    10 Marilyne Le 17/09/2014

    @ Mior : je conçois que lire Carver soit déstabilisant, que l'univers " brut " qu'il déploie puisse laisser à distance.

    @ Keisha : nous nous croiserons à un autre rendez-vous ( j'étais présente vendredi après-midi et samedi ). Je suis certaine que tu as lu Richard Ford :)

    @ Martine : et un Festival sudaméricain associé à ta présence...

    @ Aifelle : peut-être oui, avec le texte de Richard Ford pour t'accompagner. J'aurai aimé t'y rencontrer à nouveau.

    @ Cuné : sincèrement merci à toi pour ces mots.
  • Flo

    11 Flo Le 17/09/2014

    Tu me rassures en indiquant que Carver ne va nulle part : c'est exactement l'impression que j'avais eue ;p Pourtant j'aime Beckett dont on pourrait dire la même chose (je ne suis pas une spécialiste mais je n'ai rien lu de lui qui me donne l'impression qu'il "allait quelque part").

    Par contre, la suite de tes propos, sur ce qu'il raconte, je n'avais pas eu ce ressenti : cela ne m'avait pas "parlé". J'ai eu le même sentiment d'impuissance que si j'avais voulu faire un casse à Fort Knox, d'où mon découragement.

    Je note pour la crise ultime de masochisme. Je crois qu'un" Folio 2 euros" propose quelques textes de Trois roses jaunes.
  • Valérie

    12 Valérie Le 18/09/2014

    J'aime bien prendre des nouvelles de Stéphane Michaka chez toi.
  • Marilyne

    13 Marilyne Le 20/09/2014

    @ Flo : je n'ai pas plus de réponse, je crois en effet que c'est une question de " ressenti ". Ma proposition pour la nouvelle ( et non le recueil ) " Les trois roses jaunes " était une boutade ( du fait que Tchekhov en est le personnage ), je ne préfère pas te conseiller.

    @ Valérie : depuis quelques temps, il travaille à des adaptations radiophoniques ( comme il l'avait fait précédemment, avec " Le Château " de Kafka notamment ) ( projet en cours " Alice au pays des merveilles ", avec mise en musique, je crois que je ne vais pas manquer l'enregistrement :) )
  • niki

    14 niki Le 21/09/2014

    intéressant article, je reviendrai le lire plus à l'aise, mais déjà je suis emballée
  • Choco

    15 Choco Le 21/09/2014

    Voilà une conférence qui devait être à elle seule une raison d'aller à America !
    Ceci dit, je m'étonne que tu n'ai pas encore tenté de faire du harcèlement auprès de moi pour que je découvre ton auteur fétiche ^^. Tu sais que j'ai "Ciseaux" dans ma PAL ? Mais Carver lui-même, niet.... Faut que j'aille fouiller et trouver un truc qui saura m'emporter !
  • Marilyne

    16 Marilyne Le 22/09/2014

    @ Niki : merci, je reconnais que je fus moi-même emballée :)

    @ Choco : Pourquoi crois-tu que j'y ai couru un vendredi aprem ! Pas encore de harcèlement parce manque de dispo, tu me noies trop régulièrement sous la littérature asiatique ( on en parle du Kenzaburo Ôé à paraître ^^ ), mais mon heure viendra. Tu as intérêt à lire " Ciseaux " et on s'en recause de Carver :D
  • claudialucia

    17 claudialucia Le 28/09/2014

    Un billet passionnant pour qui aime Carver et j'en fais partie! C'est vrai que c'est très difficile d'analyser le style de Carver, aussi je retiens le mot "précisionniste " et la riche analyse donnée par Richard Ford : " Mais l'effet produit était tel que l'auditeur avait la sensation de voir se dérouler devant lui une vie authentique, sous une forme tellement distillée; tellement intense, tellement délibérée, tellement prenante, que quand il eut fini la salle en resta bouche bée et comme écrasée. "

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