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- Traduit de l'allemand par Felix Bertaux et Charles Sigwalt -
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Ma première lecture de La mort à Venise de Thomas Mann remonte à trois décennies... Le souvenir restait fort mais diffus. La relecture s’imposait, notamment motivée par le nom de l’auteur, et, avouons-le, par deux séjours à la Sérénissime ces dernières années.
Ce court roman d’une centaine de pages, publié en 1913, fut un véritable bonheur de (re)lecture, saisie par l’ampleur et la précision du style si classique, par la profondeur du propos.
Gustav von Aschenbach, auteur munichois reconnu et honoré, « artiste vieillissant», intellectuel et méditatif, sévère et digne, a voué avec rigueur sa vie au labeur de son art poétique - « vie d’abnégation, d’obstination quand même, vie de persévérance et d’abstinence» - est pris d’un désir de voyage impromptue et impérieux, d’une pause et d’une rupture avec les contraintes qu’il s’impose - « besoin d’échapper à son œuvre, au lieu où chaque jour il la servait d’un cœur inflexible, avec une passion froide.». Son premier choix de destination le décevant, il rejoint Venise, un grand hôtel du Lido au plus près de la mer - « il vit où il fallait aller. Où va-t-on quand on veut du jour au lendemain échapper à l’ordinaire, trouver l’incomparable, la fabuleuse merveille ?»
Là, parmi les clients, son regard est irrémédiablement attiré par un adolescent, un tout jeune garçon de famille polonaise d’une envoûtante beauté, Tadzio. Subjugué, Aschenbach ne pourra se détacher de lui, sans qu’une rencontre ait réellement lieu.
Admiration, passion, le poète se verra renier tout ce qui a construit sa vie et son œuvre, tant Tadzio devient à la quête et révélation. Il est la Beauté, un absolu et un idéal, une grâce et une damnation, l’incarnation du divin rendu au monde sensible; cette Beauté à laquelle a tant aspiré et travaillé l’auteur.
« Aschenbach sentit une fois de plus avec douleur que le langage peut bien célébrer la beauté, mais n’est pas capable de l’exprimer.»
Un mois s’écoule, de soleil, de chaleur, jusqu’à ce que la passion dévore, jusqu’à ce qu’une épidémie sévissant à Venise, dissimulée au profit du tourisme, s’impose, ne suffisant même pas à décider Aschenbach à fuir, sa vie en sacrifice pour l’ultime de cette beauté offerte à ses yeux; la corruption de la ville ( cupidité et maladie ) en regard de celle de son cœur et de son âme, de ce climat funeste qui l’oppresse et le retient.
Ce roman crépusculaire, en introspections et réflexions sur l’art, est tout en atmosphère, entre flous et visions, pourtant réaliste, mais sachant rendre la moiteur, l’air poisseux, la perte de repère dans la ville labyrinthique. Chaque description sert et accompagne les troubles de l’âme d’Aschenbach, ce sentiment d’étrangeté, de frontière aussi; des effets miroirs récurrents pour les scènes, comme si chacune répondait à une précédente; l’art de la composition.
L’arrivée à Venise se déroule dans le gris, la bruine, le vent, avec un gondolier inquiétant. On ne peut s’empêcher de penser au Passeur, à Charon.
« Qui ne serait pris d’un léger frisson et n’aurait à maîtriser une aversion, une appréhension secrète si c’est la première fois, ou au moins la première fois depuis longtemps, qu’il met le pied dans une gondole vénitienne ? Etrange embarcation, héritée telle quelle du Moyen-Âge, et d’un noir tout particulier comme on n’en voit qu’aux cercueils, - cela rappelle les silencieuses et criminelles aventures de nuit où l’on n’entend que le clapotis des eaux, cela suggère l’idée de la mort elle-même, de corps transportés sur des civières, d’événements funèbres, d’un suprême et muet voyage.»
Dans ce roman, les références mythologiques abondent, implicites ou explicites par comparaison.
J’ai goûté les descriptions de l’élégance de cette clientèle privilégiée et mondaine du grand hôtel aux mœurs aristocratiques si codifiées par le jeu des convenances, l’incisif de certains portraits de voyageurs ou de familles. Si l’ironie qui pointe sous la prose m’a fait sourire, je n’ai pu m’empêcher de songer à la date de publication de ce roman, de voir ce petit monde englouti par le conflit qui s’annonçait.
Et puis Venise, ses trésors, ses charmes et ce « mercantilisme rapace de la reine des mers déchue », sous la plume de Thomas Mann, si présente :
« C’était Venise, l’insinuante courtisane, la cité qui tient de la légende et du traquenard, dont l’atmosphère croupissante a vu jadis une luxuriance efflorescence des arts et qui inspira les accents berceurs d’une musique aux lascives incantations.»
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J’ai enfin pris le temps de visionner l’adaptation cinématographique de Luchino Visconti. Quelle déception ! Si le jeu des acteurs est impeccable, ce film m’a totalement laissée à distance. Les reconstitutions de l’époque, des lieux, de l’atmosphère m’ont paru trop appuyées. La façon de filmer m’a plus gênée que les variations par rapport au récit ( retour dans le passé, Aschenbach est compositeur, déjà malade ), les plans trop larges parfois, tel un long panoramique. Durant ce film, j’ai plus ressenti un malaise et une froideur qu’une passion tragique et bouleversante. Finalement, ce que j’ai apprécié de ce visionnage, c’est la musique de Gustav Mahler ( le choix de ce prénom par Thomas Mann pour son personnage n’est pas un hasard ).
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- Participation aux Feuilles allemandes -
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Commentaires
1 Nathalie Le 07/11/2023
marilire Le 07/11/2023
2 Ingannmic Le 07/11/2023
Je n'ai jamais osé m'attaquer à ce classique, ni à La montagne magique, qui repose dans un coin discret de ma bibliothèque depuis un certain temps... j'aurais d'ailleurs sans doute mieux fait de prendre celui-là, une centaine de pages contre presque mille...
marilire Le 07/11/2023
3 Sandrine Le 07/11/2023
marilire Le 07/11/2023
4 Kathel Le 07/11/2023
marilire Le 07/11/2023
5 Ingannmic Le 07/11/2023
6 Livr'escapades Le 08/11/2023
marilire Le 08/11/2023
7 Patrice Le 08/11/2023
marilire Le 08/11/2023
8 Aifelle Le 08/11/2023
marilire Le 08/11/2023
9 Lilly Le 08/11/2023
marilire Le 08/11/2023
10 Dominique Le 09/11/2023
marilire Le 09/11/2023
11 Cléanthe Le 09/11/2023
marilire Le 10/11/2023
12 Tania Le 10/11/2023
marilire Le 10/11/2023