
- Point Seuil 2020 ( Grasset 2019 ) -
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Après la lecture de Comédie d’automne, avec Jean Rouaud, je remonte le temps.
Dans ce récit, il revient sur les années ( de 1983 à 1990 ) durant lesquelles il fut vendeur de journaux dans un kiosque du XIXème arrondissement de Paris.
« Il faut croire que l’affiche plaisait, qui mettait de la fantaisie et une touche d’insolite dans un quartier que dominait la froideur des tours et des immeubles bâtis à dévers des Orgues de Flandre, aux rues qui se vidaient tôt le soir après que les uns et les autres avaient regagné leurs domiciles pour leur sécurité en raison des trafics de drogue autour de la place Stalingrad. J’ai figuré sur cette affiche comme doublure pendant sept années, ayant choisi ce retrait volontaire de la vie sociale pour préparer mon grand bond en avant poétique.»
J’ai retrouvé à plaisir ses phrases longues, son ton enlevé, ses savoureuses digressions culturelles qui n’en sont pas ( la littérature, de l’incontournable Flaubert aux haïkus de Bashô, le cinéma, l’histoire, l’art ), sa maîtrise narrative. Certains passages sont pour moi des morceaux de bravoure de perspicacité et d’ironie. J’aurai adoré écouter ce texte lu par un comédien.
Le kiosque, son « petit théâtre », est un lieu d’observation privilégié de la vie de ce quartier populaire, de la vie dans l’époque. A travers les paysages urbains en transformation, l’architecture parisienne témoigne de cette période, des mentalités. Jean Rouaud s’attarde, ne nous épargnant pas quelques saillies revigorantes, sur la notion de modernité, pointant le cas du centre Pompidou et de la Pyramide du Louvre, ainsi que le déclin de la presse.
« Concernant le nôtre, de kiosque, le vieux moderne, on n’a aucun mal à identifier dans l’esprit de ses inventeurs le leitmotiv obsessionnel du XXème siècle, de l’acte créateur ne se concevant qu’en rupture avec les formes d’expression héritées de la tradition. On discerne immédiatement que la motivation première est d’en finir avec ce temps arrêté au cadran de la nostalgie européenne, où se rejoignent dans la même boutique aux souvenir attendris la chaumière irlandaise, la gondole vénitienne, l’édicule parisien, les taxis londoniens et les valses de Vienne. On peut même entendre leur indignation, aux inventeurs, leur refus catégorique de se laisser confiner dans un rôle de maintenance du patrimoine pour les futurs retraités éjectés de cette course à élimination du monde. On les voit en réaction déployer l’étendard de la création contemporaine à la seule fin de démontrer qu’ils sont en phase avec leur temps, que Paris sera ce qu’ils en feront, et certainement pas Bruges-la-Morte.»
« La presse, c’est actuel, ça urge, ça avance avec le temps, ça oublie la veille pour le lendemain, ça se jette une fois parcourue du regard, il n’y a pas si longtemps, ça enveloppait même les poissons morts. Comme si on attendait de l’actualité, de l’obsession effrénée de l’actualité, qu’elle nous détourne de la tentation douce et résignée du passé.»
Nous racontant une galerie d’habitués, les marginaux, les joueurs, les immigrés, notre marchand de journaux réalise que ce kiosque est pour lui une fenêtre panoramique sur le monde, sur son histoire de violences, à travers les histoires de chacun. Lui qui se croyait hors de ce monde, inadapté, se retrouve en prise avec l’actualité, cette actualité des années 80, ses controverses, ses causes et conséquences. Ces confidences le renvoient à sa propre histoire, à la reconnaissance de sa propre histoire alors qu’il croyait lui avoir tourné le dos.
« Par ces reliquats de souffrance, le kiosque transformait ainsi l’éphémère en durée. Si l’on considère que l’actualité et la modernité fonctionnent selon les mêmes principes tyranniques d’amnésie et de nouveauté, les récits que je recueillais au 101 rue de Flandre accompagnaient et rendaient moralement juste mon propre retournement sur mon enfance et mon drame passé.
J’avais remarqué que la guerre était toujours l’horizon de ces récits de mémoire. Un repère commode et commun qui immédiatement situait dans le temps. La guerre partout, pour tout le monde. Mais pas la même, bien-sûr.»
Cette fonction au kiosque le renvoie aux origines, comme ce récit devient celui des origines de l’écriture, avec ces réminiscences du passé. L’expérience professionnelle, nourrie de rencontres, s’inscrit dans le chemin poétique, ses aspirations et exigences littéraires, les égarements et confusions, les réflexions. L’auteur nous relate les premiers manuscrits, d’avant Les Champs d’honneurs, ses grandes théories et son isolement, ce kiosque qui sera une expérience humaine et littéraire constitutive, jusqu’à oser une réponse à la question de la vocation d’écrivain, de l’écriture.
En lisant, je ne pouvais m’empêcher de me retourner la question.
Ses réponses m’ont aidée à formuler les miennes, l’une des siennes me paraît essentiel :
« Ainsi l’écriture ne se résumait pas à la lutte à mort entre le ciel et la terre, le chant et le rapport d’huissier, l’élégance et la vulgarité. On pouvait lui assigner une autre fonction : écrire pour aimer.»
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- Après Vienne puis Venise, participation à Sous les pavés, les pages avec Paris.-
Commentaires
1 Aifelle Le 10/11/2023
marilire Le 11/11/2023
2 a_girl_from_earth Le 11/11/2023
marilire Le 11/11/2023
3 je lis je blogue Le 11/11/2023
marilire Le 11/11/2023
4 Kathel Le 11/11/2023
marilire Le 11/11/2023
5 Ingannmic Le 11/11/2023
marilire Le 11/11/2023
6 athalie Le 11/11/2023
marilire Le 11/11/2023
7 Dominique Le 11/11/2023
marilire Le 11/11/2023
8 Bonheur du Jour Le 14/11/2023
9 keisha Le 18/11/2023
Je t'n signale deux, moins dans la veine autobiographique, mais gouleyants.
https://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2020/10/limitation-du-bonheur-la-desincarnation.html
marilire Le 18/11/2023