Rencontre avec Laurent Binet

Perpective

- Editions Grasset -

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Laurent Binet était présent à la librairie lyonnaise Passage mardi 19 septembre pour son roman Perspective(s). Ce fut une soirée passionnante, comme l'est ce roman. J'ai apprécié que l'on parle d'écriture, de conception du roman et de son contexte, pas seulement du sujet du roman; ce fut aussi joyeux que dynamique.

Il fut d'abord question de ce titre, avec ce S entre parenthèse, que j'avais trouvé particulièrement cohérent après lecture. Perspective(s), à la fois singulier et pluriel, puisque la notion de perspective en peinture est l'un des thèmes du roman lors des échanges entre peintres, et qu'il s'agit d'un roman épistolaire, donc d'un échange de point de vue, de vision, de perspective des événements.

L'auteur ajoute à la suite du libraire : mes titres sortent de l'ordinaire, c'est vrai, j'ai adopté la coquetterie de la parenthèse, ça me semble cohérent ( notamment avec le Z de Civilization ).

La littérature est un terrain de jeu et d'expérimentation. Je veux surprendre, ne pas faire la même chose. J'ai une théorie : il y a deux familles de créateurs, les Proust et les Kubrick : les Proust creuse leur sillon et constitue une oeuvre, les Kubrick change radicalement de genre à chaque fois. Je suis plutôt Kubrick.

Même si finalement, il y a des liens entre chaque livre, les siècles, l'aspect historique, mais pas les thèmes.

Laurent Binet poursuit : Mon ambition est mégalomane, et il faut être mégalomane pour écrire en se disant que ce qu'on écrit va intéresser des gens, j'essaie des choses nouvelles. Je sais que c'est une illusion, la nouveauté, mais j'essaie d'être un peu original, d'être dans ce lieu de toutes les expérimentations et dans cette dimension ludique constitutive du roman ( le jeu avec le lecteur ), sa réflexivité.

Pourquoi la Renaissance, le XVIème siècle ?

Avec Civiization, j'avais eu envie d'une uchronie. Il me fallait choisir un grand bouleversement. Souvent c'est la victoire de l'Allemagne nazie qui est choisie. Avec la disparition de la découverte de l'Amérique, c'est toute l'histoire du monde qui change. J'ai donc plongé dans la Renaissance pour ce roman, période des grands bouleversements. Mais pas suffisamment, alors j'ai poursuivi jusqu'à 1557, cette Renaissance finissante. Il y a une dimension crépusculaire dans Perspective(s). [ Les temps ont changé pour l'art, c'est pourquoi on retrouve ce mieux monsieur qu'est Michel-Ange en 1557 qui assiste et subi ces changements, notamment avec la volonté de rhabiller les personnages peints à la Chapelle Sixtine, si ce n'est de détruire l'oeuvre. En citation d'ouverture du roman, une phrase extraite d'une lettre de l'artiste : " Les temps sont durs pour l'art " ], on s'achemine vers les guerres de religion.

A propos de la référence ( incontournable ) aux Liaisons dangereuses : Il s'agit du grand modèle par excellence. Il y a 176 lettres dans Perspective(s), une de plus que dans le roman de Laclos. En écrivant, j'ai vu que j'approchais du même nombre, alors j'ai essayé de tomber juste, j'ai un peu triché ( en faisant d'une des lettres, une lettre dans la la lettre, la 91 ), mais non. Alors une de plus, c'est encore plus joueur et encore plus mégalo.

Les trois aspects du roman : - policier - historique - épistolaire :

L'intrigue policière n'est pas centrale dans La septième fonction du langage, c'est une comédie policière. Cela m'interessait d'y revenir, de jouer avec ses structures, et que le lecteur joue : je propose une énigme à résoudre, je distribue les cartes...

Les meilleurs romans policiers sont des huis-clos, mais le huis-clos, ça m'angoisse. Donc j'ai choisis un espace plus large, la ville de Florence, pour le huis-clos, et sur une année. Et comme je suis un peu claustrophobe, le registre épistolaire me permettait de déborder du lieu, de créer des ouvertures. Il y a deux axes : Florence -Rome ( pour les échanges avec Michel-Ange ), et Florence-France ( avec Catherine de Médicis ).

L'épistolaire rejoint bien le policier : c'est le jeu du narrateur non-fiable... On peut penser à un célèbre roman d'Agatha Christie dans lequel le narrateur est l'assassin. Avec les lettres, ce sont comme les témoignages, ils sont multiples, toujours subjectifs, le lecteur est en position de méfiance. Deux correspondants peuvent parler du même événement de façon tout-à-fait différente. Ce n'est pas la vérité. Le lecteur a le rôle de l'enquêteur.

Avec le retour à un ordre moral, chaque personnage incarne un type de mobile ( politique, rivalité artistique, religieux, social ), ils sont donc tous des suspects.

Et chaque personnage, avec sa subjectivité, permet de donner une vision différente de l'époque. pour proposer une photographie de la Florence de cette époque, il fallait un balayage du spectre social. Pour donner la couleur d'une époque, cela passe par la langue. Il y a une notion de pastiche, de A la manière de..., en faisant parler mes protagonistes du XVIème siècle. 

Les personnes-personnages :

- G.Vasari comme enquêteur ? Laurent Binet a rappelé le rôle de G.Vasari dans l'histoire de l'art. Il s'est dit, qu'avec ses nombreuses publications ( biographies et commentaires d'oeuvres ), il était un bon observateur, connaissant bien le milieu de l'art et du pouvoir.

- Le peintre Jacopa da Pontormo comme victime ? Il est le peintre des fresques sur l'église des Médicis, l'église San Lorenzo, dont le but avoué était de rivaliser avec la Chapelle Sixtine. Il y a travaillé 11 ans, il est mort avant d'avoir fini. C'est son élève et ami A.Bronzino qui a terminé. Mais lors du dévoilement des fresques, ce fut un échec. Pontormo était un peintre maniériste. Son travail est arrivé trop tard. Ce n'était plus à la mode, plus possible, de telles peintures ( avec des nus ). Il y avait ce nouveau Pape, Paul IV, qui a été un Pape de l'Inquisition. C'est lui qui va créer la Mise à l'Index des livres considérés comme immoraux.

Tout ça m'a interpellé. Et, à postériori, j'ai fait le lien avec ce qui se passe pour les romans de Roald Dahl, d'Agatha Christie, ses modifications qui sont des censures. On maquille leurs livres comme on a maquillé les fresques de Michel-Ange en rhabillant les personnages. C'est une volonté de censure pernicieuse, on repeint par dessus...

Les fresque de Pontormo ont été détruites au XVIIIème siècle, tout a été reconstruit.

- L'artiste Cellini ? Mon préféré. Cellini était orfèvre, peintre, il n'y avait pas de " spécialisation " dans les arts, c'est venu ensuite. C'est un aventurier, un spadassin, un soudard. Il a laissé ses Mémoires, elles valent celles de Casanova ! C'est un roman vrai, d'un fanfaron, des scènes incroyables, truculentes. Cellini est un véritable personnage de roman de cape et d'épée.

A propos des personnages féminins : Malgré leur condition difficile et compliqué, on se rend compte, en faisant des recherches qu'il y a eu des femmes qui ont joué des rôles inattendus, des femmes artistes ( comme Plautilla Nelli, religieuse et peintre ), des femmes chef d'Etat ( comme Catherine de Médicis ). le paradoxe de Plautilla m'a fasciné, à la fois religieuse savonaroliste - intégriste ) et peintre maniériste ! Il faut chercher pour trouver ces femmes, ça en dit beaucoup sur l'invisibilité, parce que dès que l'on les cherche, on les trouve !

Correspondances ( G.Vasari, Michel-Ange ), journaux ( Cellini, Jacopo da Pontormo ), contact avec un spécialiste de la Florence des Médicis, Laurent Binet a énormément travaillé sur la documentation, s'appuyant sur la correspondance des protagonistes dont certaines phrases sont citées textuellement, ce que je n'avais même pas imaginé. 

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Commentaires

  • niki

    1 niki Le 23/09/2023

    J’ajoute ce livre à ma liste car il développe des thèmes qui m’intéressent - magnifique billet
    marilire

    marilire Le 25/09/2023

    Merci. Ce livre est un plaisir de lecture, et la passion de l'auteur pour son sujet un bonheur à écouter.
  • Sandrine

    2 Sandrine Le 23/09/2023

    Merci de nous partager ces propos. Comme toi j'aime entendre les écrivains s'exprimer sur leur travail, c'est comme la description d'une mécanique ou d'enjeux et pourtant, c'est aussi tellement loin de ça, écrire...
    marilire

    marilire Le 25/09/2023

    Avec plaisir, merci à toi. Je suis d'accord, la mécanique n'est pas l'écriture mais c'est intéressant d'écouter les choix, de fond et de forme, qu'a dû effectuer un auteur. Pour une même " histoire ", tant de possibles narratifs, d'éclairages et de sensibilités différentes selon la perception du sujet, la volonté d'agir sur tel ou tel aspect.

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