A l'ombre de la Butte-aux-Coqs - Osvalds Zebris

Zebris- Agullo éditions - 2020 -

- Traduit du letton par Nicolas Auzanneau -

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Ce roman letton se déroule à Riga en 1906. Cependant, ce qui se raconte, c'est cette année 1905, année de la révolution contre le pouvoir tsariste dans un village de Lettonie. En 1906, ce sont les conséquences pour chacun des personnages de cette révolution réprimée - " Comme un vin tourné en vinaigre, les espérances se sont muées en un désanchantement. " 

Dans un avant-propos l'auteur contextualise historiquement son roman, explicite les raisons de son choix, en quoi cette année 1905 est fondatrice pour la nation lettone, le premier pas vers une conscience nationale, vers l'indépendance.

... un roman sur la Lettonie au début du XXème siècle, une quinzaine d'années avant que le pays ne se constitue en Etat indépendant ( 1918 ). [...] Ce livre est aussi le récit du phénomène révolutionnaire, en tant que force dévastatrice, qui au nom de la création impose la destruction. Encouragée par la soif d'adhésion à l'opinion et à l'action du plus grand nombre, la lâcheté en est la conséquence directe. Les événements historiques, les choix et les actions ( ou les absences d'action ) individuelles forment la matière des deux lignes de force, d'importance équivalente, de ce roman. "

Ce roman, aux allures de polar, débute à Noël 1906. Un homme enlève trois jeunes enfants dans une foire. Nous comprenons qu'il s'agit d'un acte de folie motivé par une culpabilité dévorante. Ce ravisseur, Rudolfs, ne souhaite que leur offrir un Noël magnifique, un moment de joie inoubliable, en s'occupant d'eux, en les gâtant. Durant les trois jours de séquestration, il écrit, il raconte son histoire, une confession - " Les souvenirs sont mes bourreaux " -. Coupable d'un crime, qui est en réalité un accident parce qu'il n'a pas eu le courage de dire non - " Et par lâcheté, tu as tué " -, lors des mouvements de libération de 1905, il en perd la raison, un survivant schizophrène, comme coupé en deux, la part coupable, la part innocente qui cherche le pardon. Coupée en deux comme cette nation entre deux cultures, celle qui lui est imposée - la russification massive - , celle d'origine. Confusions et tensions.

Il s'agit donc aussi de l'histoire d'" Un homme qui trouve face à lui les flancs escarpés de sa conscience, avec en toile de fond une société en état de choc ", d'un homme en quête de rédemption, de réconciliation, d'unité. 

Ces pages en narration interne nous raconte cette année 1905, plus encore, remontant à l'enfance; une histoire de famille; une histoire de rivalité entre deux garçons, entre lui et cet aîné qui vit en haut de cette Butte-aux-coqs, enfant privilégié, et doué - " Il va comprendre ce que c'est la jalousie, le Arvids. La jalousie, oui, et la peur. Arvids Gailkalns et son héroïsme, Arvids Gailkalns et son intelligence, Arvids Gailkalns et ses succès. "

Ce roman, ce sont à la fois les prémices du mouvement nationaliste letton, l'éveil, et les conséquences de cette terrible année 1905. L'auteur revient sur les dissensions, sur le rôle des anarchistes, l'antisémitisme - " Les rouges et les Juifs, ça trafique ensemble, ça vole ensemble. " -, c'est l'époque des pogroms et de la diffusion de ce faux document utilisé pour attiser la peur et la haine : les Protocoles des Sages de Sion.

Osvalds Zebris nous relate l'engagement des " maîtres d'école " - avec les deux personnages instituteurs issus d'un milieu rural - qui voteront et pratiqueront l'enseignement en langue lettone, tenteront de transmettre la culture lettone, par les récits et les lectures. Il nous raconte la répression par les Cent Noirs, surnom donné aux membres d'un mouvement nationaliste russe, monarchiste et antisémite, qui excerça sa violence politique punitive durant les années de révolution.

A quoi bon une école, de toute façon, quand les maîtres ont tous été pendus, emprisonnés ou contraints à l'exil ? "

En chapitre alternés, nous suivons le fil des souvenirs et ces trois journées de Noël 1906, l'enquête pour retrouver les enfants. Là encore, tout se joue autour des conséquences de 1905. Chacun des personnages en gardent une cicatrice, une trace. Y compris le chef de la police, Davuss, qui ne souhaite que fuir ce poste pour revenir à la police criminelle, ne plus avoir à gérer des " affaires politiques ". Alors, ces enlévements, n'est-ce pas une occasion pour lui d'exercer une pression sur les parents, puisque presque toute la population a été impliquée, directement ou indirectement, " aux troubles, aux émeutes, à l'agitation ", de débusquer un meneur , " satisfaire la hiérarchie en livrant deux ou trois gros poissons  : des organisateurs, des participants à l'attaque de la prison centrale ", et d'en finir ainsi  avec ce métier " devenu dangereux, imposant presque une forme de clandestinité. "

... impossible de garder une juste distance entre les rouges, les blancs, les noirs... Qu'on le veuille ou non, on finit fatalement par se trouver embrigadé ou manipuler par un camp ou l'autre. En ce moment, les chances de succès des rouges sont sérieusement amoindries. L'année 1906 a refroidi d'un coup les têtes les plus bouillonnantes, mais la terre brûle encore.  Davuss le sent, il le lit dans le regard des gens, et il n'a rien oublié de l'intensité avec laquelle s'était déchaîné ce désir de tout renverser, d'entrer en résistance, de prendre sa revanche. "

Ce roman, c'est ce réseau de circonstances, de dépendances, de revendications, de lendemains et de rançons.

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Eh bien, il dit que tous les enfants doivent aller à l'école, parce que, pour les gens de notre condition, il n'y a pas mille manières de tracer sa route dans le monde. En fait, il n'y a même que deux voies. La première, on sait d'où elle vient et où elle mène, c'est la voie de la tradition : pendant un certain temps on peut gagner plus ou moins son pain en louant ses bras aux champs, mais tôt ou tard on finit par y laisser sa peau. L'autre, c'est la voie de l'aventure, une voie qui grimpe raide vers les hauteurs, semée d'embûches, encombrée d'herbes et de cailloux, par endroit tellement étroite qu'il faut faire des détours pour avancer, mais une voie qui porte en elle la plus belle des promesses qui puisse être faite à un homme, celle de la liberté ! [...] Et aller à l'école, ce n'est que le tout début du chemin. "

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- Prix de littérature de l'Union européenne en 2017 -

- Le billet de Passage à l'Est ICI -

- Participation au Mois de l'Europe de l'Est -

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Commentaires

  • keisha

    1 keisha Le 06/03/2021

    Un roman letton, bravo! Belle participation à ce mois...
    marilire

    marilire Le 09/03/2021

    Il m'a sauté dans les bras ;). Le contexte historique m'intéressait beaucoup.
  • Patrice

    2 Patrice Le 06/03/2021

    Vraiment très intéressant, et ce, à plus d'un titre : découverte d'un roman letton, mais aussi d'une période clé de l'histoire de cette région, et message universelle sur les révolutions. Sans oublier le côté polar. Très bonne pioche ! :-)
    marilire

    marilire Le 09/03/2021

    Bonne pioche, malgré cette narration " éclatée " en interne pas toujours facile. Mais, finalement, je me suis rendue compte qu'elle ajoutait à la dimension humaine.
  • Aifelle

    3 Aifelle Le 06/03/2021

    Des pays d'on on connaît mal l'histoire mais qui en ont vu de toutes les couleurs ! souvent à cause des occupants ..
    marilire

    marilire Le 09/03/2021

    C'est certain, c'est aussi l'histoire de la Russie qui se raconte.
  • Kathel

    4 Kathel Le 06/03/2021

    Bravo, la Lettonie ne devait pas être encore beaucoup représentée ce mois-ci ! Et ce roman à la fois policier et historique semble très intéressant.
    marilire

    marilire Le 09/03/2021

    Le mélange est bien géré, l'historique n'est pas un décor, un arrière-plan, il est véritablement le sujet. L'aspect polar permet d'être proche des hommes, de leur douleurs, me semble-t-il.
  • Dominique

    5 Dominique Le 07/03/2021

    une littérature qui est encore à découvrir et les blogs y participent largement merci à toi
    marilire

    marilire Le 09/03/2021

    Ce rendez-vous de mars est très motivant !
  • Passage à l'Est!

    6 Passage à l'Est! Le 07/03/2021

    Une Riga bien différente de l'image qui clôturait ton billet "Kadaré"! Même si je n'irais pas jusqu'à dire, comme dans ta citation, que "mes espérances s'étaient muées en un désenchantement", je n'avais pas été complètement convaincue par le livre pour des raisons de structure et de style, mais j'avais trouvé le contexte (tentative de révolution, nationalisme letton et son aspect social, antisémitisme... ) très intéressant.
    marilire

    marilire Le 09/03/2021

    C'est sûr pour la photographie. J'ai clairement eu envie de voyage et de couleurs !

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