Colonne - Adrien Bosc

Colonne bosc

- Stock - janvier 2022 -

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En août 1936, au début de la Guerre d’Espagne, la philosophe Simone Weil, qui n’a pas trente ans, part rallier le front d’Aragon et les brigades internationales de la colonne Durutti. Lors d’une offensive sur les bords de l’Ebre, elle se blesse en plongeant le pied dans une bassine d’huile brûlante. Rapatriée à l’arrière puis soignée à l’hôpital de Sitgès, elle rentre en France le 25 septembre accompagnée de ses parents.

Elle passe quarante-huit jours en Espagne. De ce séjour, nous ne savons rien ou presque. Un passeport, des notes éparses d’un « Journal d’Espagne » portées sur un cahier dont il subsiste trente-quatre feuillets, des lettres et des photographies en uniforme.

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L'an dernier, je me suis intéressée à Simone Weil, sa pensée, sa personnalité - Agir, penser, écrire, serait une seule et même chose -. Alors, lorsque j'ai vu ce livre apparaître dans les programmes de parutions de janvier, je l'ai noté avidement. Je n'ai pas été déçue. 

En lisant une présentation de Colonne, je découvre que récit s'inscrit dans une trilogie, en étant le dernier volet après Constellation ( 2014 ) puis Capitaine ( 2018 ). Colonne se lit évidemment de façon indépendante, mais, après lecture, j'ai compris ce principe de trilogie : l'auteur s'intéresse à la collision de destins rassemblés en une communauté provisoire – faisceau de récits de vie qui éclatent en trajectoires contraires, séparées et pourtant réunies...Des dates et des mots qui s’effacent, des courriers et des tombes qu’on oublie.

Ce récit se divise en deux parties. La première relate les jours en Espagne de Simone Weil - sans parler un mot d'espagnol -, précisant quelques points biographiques, permettant aux lecteurs de saisir la portée de son engagement. La prose est descriptive, peignant le contexte, aussi factuelle que pourtant narrative par le choix des mots relevant parfois du vocabulaire familier, évocatrice de l'atmosphère. Nous sommes avec Simone Weil en Aragon, sur les bord de l'Ebre cet été 36.

Le récit est documenté, livre des extraits des notes prises par la philosophe ou de correspondances. Il s'attarde sur la création de cette colonne Durruti, sur le mouvement anarchiste, sur le groupe international, les premiers membres étrangers : on croise les figures de Louis Berthomieu, de Charles Ridel.

Cette première partie nous permet d'appréhender combien cette expérience espagnole fut fondatrice dans la pensée de Simone Weil, qui, sans renier ses convictions et son engagement, reviendra sur le cycle de violence des évènements, les paradoxes de cette violence à des fins libertaires, le principe de guerre juste - la pesanteur de la vie et cette tension vers la violence annulaient tout. Elle en aura une vision prémonitoire, devinant que cette guerre civile contre " un petit général " se politisant, l'Espagne deviendra le lieu où s'affronteront finalement d'autres pays.

Longtemps, elle s'était crue pacifiste, incapable de porter l'uniforme et le fusil. Mais deux jours auparavant, au terme d'un rassemblement en soutien aux républicains espagnols, elle avait pris la décision de partir se battre. Elle était revenue à l'appartement familial de la rue Auguste-Comte avec l'empressement que ses parents lui connaissaient, celui-là même qui ne souffrait ni la contradiction ni la prudence, celui-là même qui l'avait conduite à quitter l'enseignement et la philosophie pour l'usine et devenir ouvrière presseuse, chaudronnière au four à bobines de cuivre chez Alsthom, puis fraiseuse à la manufacture Renault. On ne s'engage qu'entier, disait-elle. Il y va de la guerre comme de la lutte, du front comme de l'usine, la fraternité est un élan du coeur. Ceux qui l'éprouvent voient d'immoral plutôt une façon de se tenir en retrait des engagements, d'odieux cette manière de pétitionner contre le malheur sans risquer d'en éprouver le prix. " 

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Simone weil 1936

- Simone Weil en Espagne - 1936 -

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Cette première partie se clôt sur une lettre écrite à Georges Bernanos, après l'Espagne, après lecture de son ouvrage Les Grands Cimetières sous la lune ( paru en 1938 ) dénonçant les crimes franquistes. Simone Weil écrit parce que son expérience est la même, dans l'autre camp; cette lettre en bilan et reflexions de l'expérience, perspicace, émouvante. Lire cette lettre, document rare, est le point d'orgue de ce récit. Elle dit tout, de la pensée de Simone Weil, son intransigeance et sa clairvoyance alors qu'elle n'a pas trente ans, son désespoir lucide; elle dit tout de ce récit qui interroge l'engagement, l'idéal, ses limites, la façon dont l'Histoire s'écrit, pour chacun.

C'est à la mort de Georges Bernanos, le 5 juillet 1948, qu'on découvre à l'intérieur de son portefeuille une lettre signée de Simone Weil. Une grande feuille de papier fatigué, plié en huit et glissée dans une poche de revers. Elimée sur les bords, noircie des deux côtés, deux pages d'une écriture enfantine. Dix ans à l'abri, transportée de veste en veste. C'était l'une des deux lettres, avec celle reçue de Mgr Fontenelle, que Bernanos avait conservées dans son portefeuille jusqu'à la fin. On ne sait s'il répond. Sans doute non. Aucune trace dans les fonds d'archives.[...]Elle témoigne de sa désillusion en miroir du récit des opérations sanglantes des nationalistes et des troupes italiennes sur l'île de Majorque que relate Bernanos. Elle évoque une exécution qui plus qu'une autre la bouleverse. Elle a cette formule énigmatique qui semble résonner d'un bruit de tambour, Combien d'histoires se pressent sous ma plume..."

Cette seconde partie donne toute sa mesure à la lecture de Colonne, féconde lecture qui ne se contente pas de raconter. Le projet apparaît, ce faisceau de récits de vie qui éclatent en trajectoires contraires, séparées et pourtant réunies. Sur les pages, il est autant question de G.Bernanos que de Simone Weil, que d'Angel Caro, ce jeune phalangiste de 16 ans exécuté, du rôle d'Albert Camus dans la diffusion des textes de Simone Weil ainsi que de la critique des Grands cimetières sous la lune qu'il a publié, de la polémique que souleva par la suite cette lettre, avec encore des photographies, des extraits.

L'auteur accompagne Simone Weil jusqu'à son décès à 34 ans en 1943, dans un sanatorium anglais, après qu'elle ait rejoint Londres, acceptant finalement la mission de rédiger - à défaut d'être active sur le territoire français occupé - un texte en réponse à une question sur les possibilités de redressement de la France posée par le Général de Gaulle, un Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain. Un projet qu'elle nommait dans ses carnets L'enracinement.

Adrien Bosc peint le portrait d'une militante exaltée à la pensée humaniste, refusant tout compromis face aux paradoxes des idéaux de liberté.

Ce dont elle avait fait l'expérience sur les routes d'Espagne, c'était aussi la crainte et le mensonge, et cette réalité odieuse pour qui fait voeu de concilier dans la vie les principes et les actes, qu'il ne peut y avoir de cause juste qu'on ne salisse un jour par nécessité de la voir triompher. "

J'espère vous présenter bientôt certains textes de Simone Weil, peut-être conjointement avec la chronique prévue de ceux de G.Orwell. Je suis également intéressée par le livre de Laure Adler Simone Weil, l'insoumise.

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" Dans un carnet médical, un de ceux que l'on offre en pharmacie, éphéméride truffée de réclames et dont elle se servait comme d'un cahier, elle racommodait, raturé à maintes reprises et réécrit dix pages plus loin, un même poème, 

Des morceaux de papier

composent tes murailles

Des morceaux de papier

t'entourent de murailles,

Du papier te défend le coeur

et les entrailles. "

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Commentaires

  • A_girl_from_earth

    1 A_girl_from_earth Le 11/01/2022

    Ouhlala j'ai failli tourner de l'oeil au passage de la blessure au pied ! Hé bien, tu as l'oeil pour avoir repéré que ce livre parlait de Simone Weil. On ne l'aurait pas deviné rien qu'à la couverture.
    marilire

    marilire Le 12/01/2022

    En fait, je n'ai pas eu à le dénicher, dans le programme il y a avait la présentation, puis il était en évidence à la librairie ;-). Ceci dit ce titre et cette illustration de couverture accrochent l'oeil !
  • Dominique

    2 Dominique Le 12/01/2022

    je vois que nous pointons dans la même direction, j'aime l'auteur du livre et l'auteur sujet du livre donc tout pour plaire
    je te lis un peu en diagonale je reviendrai après lecture
    beau début d'année livresque
    marilire

    marilire Le 13/01/2022

    Souvent, c'est plutôt moi qui te suis. Nous cheminons ensemble cette fois. Je pense que tu ne seras pas déçue par cette lecture. Belles année livresque à toi.
  • Passage à l'Est!

    3 Passage à l'Est! Le 12/01/2022

    Je me souviens avoir lu un long article sur Simone Weil, qui était aussi intéressé par sa pensée qu'il était critique de son inadaptation pratique au monde: l'auteur mentionnait aussi l'épisode du pied, et d'autres tels que sa première expérience dans le monde ouvrier, mue par sa conviction qu'"On ne s'engage qu'entier" . Ce côté un peu autodestructeur de sa personnalité transparait peut-être dans le livre de Bosc?
    marilire

    marilire Le 13/01/2022

    En effet, cet aspect exalté, " tout feu, tout flamme ", apparaît. L'auteur raconte les propositions " irréalistes ", les demandes de parachutage sur le territoire français durant la Seconde Guerre Mondiale, par exemple, ou celle d'une mission d'infiltration pour organiser une libération en Espagne, sans réel plan ni formation. Ce qui rend encore plus impressionnante ( et paradoxale ) la finesse et la profondeur de sa pensée, cette capacité à prendre du recul par rapport aux événements et leurs conséquences, sa lucidité.
  • Autist Reading

    4 Autist Reading Le 13/01/2022

    Pourquoi pas, le "personnage" est passionnant.
    Pour avoir déjà lu "Constellation", d'A. Bosc, je crains un peu le côté "dissertation documentée" du récit, mais ton enthousiasme a plutôt tendance à me rassurer sur ce point-là.
    marilire

    marilire Le 14/01/2022

    Je n'ai pas ressenti cet aspect là en lisant Colonne, plutôt, pour la seconde partie ce projet de relier, et de donner du sens.
  • Anne

    5 Anne Le 13/01/2022

    Je crois que Constellation est quelque part dans ma PAL, parce qu'il évoque une violoniste belge morte dans le même accident d'avion que Marcel Cerdan. Destins croisés donc... Je ne connais Simone Weil que de nom, je dois l'avouer...
    marilire

    marilire Le 14/01/2022

    ah, cette expression " quelque part dans ma Pal... " :-D. Pas sûre de lire Constellation.
  • Tania

    6 Tania Le 17/01/2022

    Un titre que je note. Il y a trop longtemps que j'ai lu Simone Weil et je ne me souviens pas de cet épisode espagnol.
    marilire

    marilire Le 17/01/2022

    J'ai très peu lu Simone Weil, je vais poursuivre cette année.

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