Croire aux fauves - Nastassja Martin

Croire aux fauves

- Editions Verticales - 2019 -

" Ce jour-là, le 25 août 2015, l'événement n'est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L'événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête qui, en se confrontant, ouvrent des failles sur leurs corps et dans leurs têtes. C'est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l'actuel ; le rêve qui rejoint l'incarné ".

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Ce récit, ce n'est pas l'évènement, ce sont ses conséquences, ses causes peut-être aussi. Une lecture prenante, troublante. 

Nastassja Martin est anthropologue, c'est sous ce regard qu'elle écrit ce livre, devenue son propre sujet. C'est ce paradoxe qui fait la densité de la lecture. Elle raconte l'après, revient sur l'avant. Parce qu'il a y fatalement un avant et un après. Elle donne du sens, elle le cherche. Que va-t-elle faire de cet " événement " auquel elle a survécu. Ce n'est pas une initiation ( l'auteure se méfie de ce mot ), c'est une rencontre. En cela, l'illustration de couverture me paraît particulièrement évocatrice, la femme et l'ours dans le cercle, face à face, un espace sous un tourbillon, un espace ouvert.

Les premières lignes : " L'ours est parti depuis plusieurs heures maintenant et moi j'attends, j'attends que la brume se dissipe. La steppe est rouge, les mains sont rouges, le visage tuméfié et déchiré ne se ressemble plus. Comme aux temps du mythe, c'est l'indistinction qui règne, je suis cette forme incertaine aux traits disparus sous les brèches ouvertes du visage, recouverte d'humeurs et de sang : c'est une naissance, puisque ce n'est manifestement pas une mort. "

Ce récit nous parle d'altérité, de rapport aux autres, de relation au monde, aux rêves.

Nastassja Martin n'écrit pas un ouvrage théorique. Elle n'occulte pas la violence, pas seulement celle de la confrontation à l'ours; la violence de nos émotions, la violence médicale, la violence des regards, des sociétés, du monde. 

Dans ce récit, il y a bien-sûr la " reconstruction " physique, la " reconstruction " psychologique, - une re-connaissance - mais aussi les peuples du Kamtchatka, la question écologique, l'animisme. Alors, il est troublant ce récit pour cela, pour cette distance parfois, et cette intimité en même temps que nous partageons avec l'auteure. Ce livre ne raconte pas un combat, il en raconte plusieurs. Nastassja Martin s'interroge, aussi sur sa vocation d'anthropologue, sans la remettre en cause. Au contraire. Elle nous parle d'objectif et de subjectif, des lieux de rencontres, avec en creux, ce qu'est l'écriture. 

Je crois qu'enfants nous héritons de territoires qu'il nous faudra conquérir tout au long de notre vie. Petite, je voulais vivre parce qu'il y avait des fauves, les chevaux et l'appel de la forêt; les grandes étendues, les hautes montagnes et la mer déchaînée; les acrobates, les funanbules et les conteurs d'histoires. L'antivie se résumait à la salle de classe, aux mathématiques et à la ville. Heureusement, à l'aube de l'âge adulte, j'ai rencontré l'anthropologie. Cette discipline a constitué pour moi une porte de sortie et la possibilité d'un avenir, un espace où m'exprimer dans ce monde, un espace où devenir moi-même. Je n'ai simplement pas mesuré la portée de ce choix, et encore moins les implications qu'allait entraîner mon travail sur l'animisme. A mon insu, chacune des phrases que j'ai écrites sur les relations entre humains et non-humains en Alaska m'a préparée à cette rencontre avec l'ours, l'a, en quelque sorte, préfigurée. "

Ce récit, c'est cela aussi, les frontières qui deviennent poreuses, les lieux où l'on se heurte. Toutefois, ce livre n'est pas livre de philosophie, ni à tendance spirituel-chamanique. Pas du tout. Si l'auteure aborde ces aspects, c'est qu'elle est anthropologue, qu'elle s'intéresse aux cosmogonies animistes, qu'elle côtoie les peuples dont c'est la culture. Son livre nous parle de ces peuples, notamment les Evenes, de l'extrême Est de la Russie; elle nous parle de la Russie post-soviétique.

Nous faisons halte à Milkovo pour nous ravitailler en eau, essence et nourriture, il fait déjà nuit. Enfilade de blocs de béton fissurés. Gagarine sur une façade, CCCP, l'étoile, la faucille, le marteau : rien de tout cela n'est loin. A Milkovo comme partout dans le Grand Est, ce passé, c'est tout juste hier. "

Un témoignage, certes, une réflexion certainement cette lecture; de cette confrontation brutale, nous lisons les éclats et échos en résonance sur le collectif, ce que disent les mythes, ce que dit la réalité contemporaine.

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J'ai eu la chance d'écouter Nastassja Martin en librairie il y a quelques jours. Cette rencontre a été passionnante.

Nmartin

- Crédits : Philippe Bretelle -

L'auteure nous a parlé de ce livre paru en octobre dernier mais également de son livre précédent puisqu'ils sont liés, pas seulement par l'écriture mais par le chemin qu'elle a parcouru.

Le premier livre est issu de sa thèse. Il s'intitule Les âmes sauvages : face à l'Occident la résistance d'un peuple d'Alaska ( Editions La Découverte 2016 ). L'anthropologue y relate son expérience auprès des Gwich'in, une société de chasseurs-cueilleurs athapascans du nord-est de l'Alaska. Déjà la question écologique est présente, celle de la relation au monde aussi. C'est cette mission qui l'a amenée à traverser le Détroit de Bering pour rejoindre le Kamtchatka par la suite, poursuivant son travail sur l'animisme ( défini rapidement comme la relation avec les êtres de la Nature, plantes, animaux, rivière...Ces êtres sont dotés d'âme, ce qui nous sépare, c'est la forme, le corps. ). Là-bas, en Alaska ( russe jusqu'en 1860 puis acheté par les USA ), elle s'est retrouvée confrontée à des problèmes sociaux et écologiques, l'actualité prenant le pas sur la recherche d'origine. Nastassja Martin a dû reformuler sa problématique. Et elle nous raconte cette anecdote. Un chasseur l'emmène, lui disant qu'il faut qu'il lui montre quelque chose. Ce quelque chose, c'est un grand disque blanc, dans la neige. Un radar américain, pour surveiller les Russes, donc. Et cet homme lui dit : " je me demande ce qu'en pense les chasseurs de l'autre côté. " . C'est cette question à laquelle l'anthropologue a voulu répondre aussi. Un mois après sa soutenance de thèse, elle traversait le Détroit de Bering.

Nastassja Martin nous a rappelé que la motivation de l'anthropologue, c'est essayer de comprendre plus loin; c'est remettre en cause des cadres de références. Le sens n'est pas donné d'emblée. Elle a rappelé également que dans la collecte d'informations, la comparaison est importante. Alors, le Kamtchatka était particulièrement intéressant, comme un miroir de l'Alaska : espace de grande nature, richesse naturelle du sol ( pétrole en Alaska, gaz au Kamtchatka ). La différence majeure, c'est que le territoire russe avait déjà subi une crise de système, la fin d'un système. Nastassja Martin était en quête d'un clan étant retourné dans la forêt, à son mode de vie d'origine.

L'auteure nous a parlé de l'écriture, celle de l'anthropologue : factuelle en collecte de données, qui seront à structurer au retour; celle de la personne qu'est l'anthropologue, éloignée des siens, vivant des journées intenses, des émotions, des mots qui ne sont pas voués à être étudiés, publiés scientifiquement. Elle a donc un carnet diurne et un carnet nocturne. Cette rencontre avec l'ours a brouillé les frontières, cette distinction entre l'anthropologue et la femme. Nastassja Martin s'est retrouvée dans une zone inconfortable pour un chercheur, ne parvenant plus à séparer les espaces, les champs, une zone liminaire, indécise. C'est cela qu'elle raconte dans Croire aux fauves. Ce qui explique ce titre accrocheur : un anthopologue ne croit rien, il recueille des informations. Par ce verbe Croire, l'auteure signifie qu'elle déplace la frontière, qu'elle la décale, qu'elle est dans la marge, qu'elle s'interroge, qu'elle explore cette marge. Et qu'elle reconstruit des frontières, des limites, entre elle et le monde, et les autres. Avec l'ours, parfois, dans le livre, elle emploie le mot Etreinte. Nous avons parlé du mot Fauve également, de ses différents sens, de l'évolution du sens : d'abord l'animal sauvage tel le sanglier ou le cerf, puis, plus tard l'ours, les félins. Ensuite, le mot a désigné une couleur, une odeur, un mouvement artistique. Toujours des métamorphoses, des mutations, comme dans les mythes. 

Dans le livre, il est évidemment question de médecine. Ce qui fut difficile pour elle, dans cette médecine occidentale, c'est la dichotomie entre corps et esprit, qui était à l'inverse de sa démarche. Il y avait l'efficacité chirurgicale et il y avait la psychologue voulant traiter son " stress post traumatique ". Elles ne parlaient pas le même langage.

Ce fut par l'écriture. Nastassja Martin n'était pas en écriture de ce livre, elle essayait d'écrire " la suite " de " âmes sauvages ", un récit sur le peuple Evene, sur ce clan qu'elle a rencontré, leur histoire. Mais son écriture était " polluée " par cet épisode de l'ours, l'orientait. C'est une amie, auteure, Maylis de Kerangal, qui lui a conseillé de ne pas faire l'économie de ce récit avec l'ours, d'en faire de la littérature ( dimension essentielle pour Nastassja Martin qui déborde à nouveau les frontières de l'anthropologie en souhaitant pour chacun de ses livres cette dimension ).

En conclusion, Nastassja Martin nous a dit espérer donner à penser d'autres mondes, mais pas seulement pour les regarder, aussi pour entrer en relation, décloisonner. Le problème climatique peut le permettre, ces peuples du Grand Nord le vivent déjà concrètement.

Je cite cette phrase issue d'un entretien pour France Culture : " Il faut repenser le vivant qui est lui-même en train de se repenser

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Commentaires

  • Aifelle

    1 Aifelle Le 24/01/2020

    Une personnalité hors du commun .. j'ai bien l'intention de lire "Croire aux fauves".
    marilire

    marilire Le 24/01/2020

    Je ne suis pas surprise que tu t'intéresses à ce récit. ( et je suis curieuse de ton retour de lecture ).
  • Kathel

    2 Kathel Le 24/01/2020

    Tiens, je n'aurais pas pensé que ce livre t'intéresserait... mais c'est sans doute que je l'avais réduit à une dimension de témoignage, il est manifestement bien plus que ça !
    marilire

    marilire Le 24/01/2020

    Au-delà, oui. Je l'avais noté dans les parutions, accrochée par le titre et la quatrième qui m'interpellait, je ne savais pas quoi en penser. Il est inclassable ce livre. Et puis, une grande lecture me l'a vivement recommandé, et la perspective de la rencontre. Je ne regrette pas d'avoir céder à la recommandation :)
  • Anne

    3 Anne Le 24/01/2020

    Très forts, ce billet et cette rencontre. Ca a dû te nourrir intensément.
    marilire

    marilire Le 24/01/2020

    Une véritable rencontre, au point que j'en avais perdu mes mots au moment de la dédicace. C'est revenu, un peu ;)
  • Tania

    4 Tania Le 25/01/2020

    Une lecture et une rencontre troublantes, assurément, où les thèmes semblent foisonner.
    marilire

    marilire Le 27/01/2020

    Oui, et très enrichissante. Par cette lecture, cette rencontre, il y a matière à réflexion.
  • Dominique

    5 Dominique Le 26/01/2020

    Souvent je lis avant d'offrir mais là je n'ai pas eu le temps, j'ai offert ce livre sur les conseils de mon libraire, je suis heureuse de voir que c'est tout à fait intéressant, j'aime bien ce commentaire : troublant, prenant ...je vais l'emprunter à celle à qui je l'ai offert !
    marilire

    marilire Le 27/01/2020

    J'avoue, j'essaie aussi de lire avant d'offrir :). Très intéressée par ton retour de lecture.
  • Cristie

    6 Cristie Le 10/04/2021

    Une lecture déroutante, instructive, passionnante, hors des sentiers battus telle que je la souhaitais. Tu es chanceuse d'avoir pu rencontrer son autrice !

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