Eichmann à Buenos Aires - Ariel Magnus

Eichmann buenos aires

- Editions de l'Observatoire - 2021 -

- Traduit de l'espagnol ( Argentine ) par Margot Ngyen Béraud -

Buenos Aires, juillet 1952. Ricardo Klement accueille sa femme et ses trois enfants, tout juste débarqués d'Europe. De loin, la scène de retrouvailles est touchante. Mais elle se déroule en Argentine, sept ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, et Ricardo Klement n'est qu'un nom d'emprunt... Derrière ce patronyme se cache Adolf Eichmann, logisticien de la Solution finale qui a trouvé refuge à Buenos Aires deux ans auparavant et adopté l'identité d'un « simple » éleveur de lapins et un membre discret de la communauté.

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Le titre est accrocheur, il rappelle évidemment celui de Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem, comme un récit le précédant, ce Eichmann à Buenos-Aires se terminant sur l'enlèvement, direction Israël.

Ce récit, à l'atmosphère de roman noir, n'épargne personne, n'épargne rien, à commencer par le pays de l'auteur l'Argentine - " ce chaos permanent " -

... ce qu'il voyait ici était des plus charmant, d'abord les vertes prairies et les vaches broutant l'herbe, ensuite les villages plus ou moins précaires de la périphérie, y compris ces amas de carton et de tôle que les Argentins appelaient villa miseria, une ironie seulement comparable en cruauté avec les caricatures antisémites de Der Stürmer. Tout ce dédain que les Allemands avaient eu pour les Juifs, les Argentins semblaient le garder pour ce qu'ils appelaient, cette fois sans aucune métaphore amusante, les cabecitas negras, les petites têtes noires. Au premier rang desquelles, ses représentants : Evita et Peron. La grande différence étant que, pour les Allemands, il s'agissait d'une calamité qualitative, avec quelques familles juives qui tiraient les ficelles de l'économie, tandis qu'ici, la menace était quantitative, avec une masse de miséreux, sur le plan matériel comme intellectuel, qui voulaient récupérer, ce qui, pour des raisons évidentes, appartenait à la classe des privilégiés. Mais sinon, c'était le même combat : les Allemands désireux de corriger un mal qui durait depuis longtemps, et les Argentins d'éviter une future catastrophe. Cela expliquait pourquoi, dans ce pays, tout devait être pour ou contre Peron; comme dans celui de Klement, où tout ce qui n'était pas pour le Fürher était forcément contre lui. " 

Le ton est posé.

Ce récit nous ramène donc en Argentine durant les années 50 ( 1952-1960 ), s'immisçant dans la vie, la biographie et la pensée d'Adolf Eichmann - Ricardo Klement, la folie de son antisémistisme et de sa " lutte des races ", déployant l'histoire autour de cette communauté d'expatriés nazis qui espère encore un retour en Allemagne avec un Reich, autour des entreprises et des journaux que cette immigration dirige.

L'auteur revient sur l'histoire familiale d'Eichmann, les études, l'Autriche, le Parti, ses fonctions, ses réactions au procès de Nuremberg face aux témoignages de supérieurs, ses " théories - lois de la nature ", son " idéalisme - nationalisme " en justification de ses actes, le fonctionnaire et le fanatique, ainsi que son projet de rédaction de mémoires, sur lequel ce récit " se fonde essentiellement " : transcriptions d'entretiens puis d'interrogatoires, Götzen le livre écrit en prison et le manuscrit Meine Flucht ( Ma fuite ).

Le propos est froid, intransigeant, et donc dérangeant, dénonçant la complaisance politique et économique argentine, les complicités, sur un travail de documentation impressionnant, comme en témoignent les sources citées.

" ... il pensa que si Peron avait maintenu une amicale neutralité durant la guerre, c'était seulement dans l'espoir qu'un triomphe de l'axe positionne son pays à la tête du continent américain. Ce type n'avait aucune connaissance en pureté raciale, pas plus qu'au sujet des différences essentielles entre peuples supérieurs et inférieurs. Pour lui, seule comptaient la conjoncture, et un pouvoir maximal immédiat. Pour cette raison, dès le début du conflit, il s'était lâchement rangé du côté des Alliés, et si aujourd'hui il courtisait les vaincus, c'était seulement parce qu'ils lui fabriquaient des avions et des centrales électriques et nucléaires."

En fin d'ouvrage, un chapitre, à la façon d'un épilogue intitulé " After Office ", nous dévoile un texte personnel. L'auteur nous raconte les circonstances de l'écriture, son malaise, un devoir de mémoire autant qu'une question liée au père :

" Je n'ai jamais bien compris sa rancoeur particulière envers ce petit homme gris qui avait été jugé et pendu, alors que tant d'autres avaient échappé à cette sentence, en plus d'être de meilleurs exemples de génie du mal. [...] Pour comprendre l'origine des sentiments de mon père - qui sait peut-être aussi pour les partager - l'idée m'est un jour venue d'enquêter et d'écrire sur ces années que le génocidaire avait passé en Argentine. " 

- Une intéressante présentation vidéo, avec de nombreux documents en visuel - ICI -

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- Participation au mois latino-américain

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Commentaires

  • Ingannmic

    1 Ingannmic Le 15/02/2022

    C'est une sorte de biographie romancée, si je comprends bien ?
    Je suis très intéressée par ce titre en tous cas qui a l'air aussi passionnant que dérangeant...

    Et merci pour ta participation !
    marilire

    marilire Le 16/02/2022

    On peut dire ça, puisque c'est très documenté mais que l'auteur " parle " pour son personnage ayant existé. Cependant, ce n'est ni chronologique, ni exhaustif. Le récit s'intéresse également à cette communauté et à l'Argentine.
  • Autist Reading

    2 Autist Reading Le 15/02/2022

    Tu donnes envie... et comme je ne connais pas l'auteur, je note avec intérêt.
    marilire

    marilire Le 16/02/2022

    Je ne le connaissais pas non plus. J'ai vu qu'il s'agissait de son deuxième roman.
  • Aifelle

    3 Aifelle Le 15/02/2022

    Une lecture dérangeante sûrement, mais qui a son intérêt historique.
    marilire

    marilire Le 16/02/2022

    C'est certain, également, au-delà de Eichmann, pour cette immigration en Argentine.
  • A_girl_from_earth

    4 A_girl_from_earth Le 15/02/2022

    Froid, intransigeant, dérangeant, ça colle plutôt bien avec l'idée que je me serais faite de ce récit au vu du titre et du résumé.^^ Pas le livre sur lequel je me précipiterais maintenant mais je le garde dans un coin de ma tête.
    marilire

    marilire Le 16/02/2022

    Je comprends bien. Ce qui m'a attiré, c'est l'Argentine et le " rappel " du titre de H.Arendt.
  • Kathel

    5 Kathel Le 16/02/2022

    Je ne suis pas certaine d'avoir envie d'entrer dans les pensées d'un tel personnage... pas tout de suite, du moins.
    marilire

    marilire Le 16/02/2022

    C'est tout le défi de l'auteur, garder suffisamment de distance avec son personnage, sans pour autant forcer le trait. Ce point de l'écriture est soulevé dans la vidéo.
  • Dominique

    6 Dominique Le 16/02/2022

    une lecture pour moi de façon évidente, j'ai vu plusieurs film sur la traque d'Eichmann et lu Hannah Arendt alors je le mets dans mon escarcelle
    merci à toi d'avoir attiré mon attention sur ce livre
    marilire

    marilire Le 17/02/2022

    Nous suivons le chemin inverse, le texte de H.Arendt m'attend encore.
  • Lilly

    7 Lilly Le 16/02/2022

    J'aimerais lire Arendt d'abord, mais c'est très tentant !
    marilire

    marilire Le 17/02/2022

    Comme toi, je dois lire ce texte d'Arendt. Ici, c'est aussi l'Argentine de cette période, sa propre politique.
  • Jourdan

    8 Jourdan Le 17/02/2022

    Oui c’est très intéressant ce roman qui pose des questions sur la reconstruction d’une vie ailleurs ,sous un nom d’emprunt.L’Argentine de Perón semble avoir été ”bienveillante”dans l’accueil des nazis.
    On pense aussi à cette histoire de Mengele,glaçante, réfugié en Argentine.
    Je le note avec empressement.
    marilire

    marilire Le 17/02/2022

    Mengele apparaît également dans ce récit, une rencontre avec Eichmann, puis la fuite vers le Paraguay.
  • Passage à l'Est!

    9 Passage à l'Est! Le 18/02/2022

    Je crois que c'est surtout l'aspect "Argentine" d'apres-guerre qui m'intéresserait. Un pays dont je ne connais pratiquement rien mais dont les liens avec l'Europe pendant/après la guerre m'intriguent.
    marilire

    marilire Le 19/02/2022

    Je comprends. L'histoire et la culture de l'Argentine sont passionnantes. J'y ai eu des attaches, j'y ai voyagé, par la lecture je ne quitte pas ce pays.
  • maggie

    10 maggie Le 20/02/2022

    J'avais lu Eichmann à Jerusalem... et ça m'avait donné envie de me documenter sur cet homme (j'avais surtout regardé des docu).

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