Espace Lointain - Jaroslav Melnik

Espacelointain

- Editions Agullo - 2017 -

- Traduit du lituanien par Margarita Barakauskaité-Le Borgne -

ESPACE LOINTAIN : Psychose rare mais sévère provoquant des hallucinations très nettes. Phénomène d'aliénation.

À Mégapolis, ville-monde peuplée d'aveugles, seul " l'espace mitoyen " existe. Les habitants se déplacent grâce aux capteurs électro-acoustiques qui jalonnent l'espace, et dont ils sont dépendants. Un jour, Gabr recouvre la vue. Il découvre avec répulsion l'aspect sordide de " l'espace mitoyen " : un enchevêtrement de métal où déambulent des êtres en haillons. Terrifié par ce qu'il prend pour des hallucinations, il se rend au ministère du Contrôle où on lui diagnostique une psychose des " espaces lointains " avant de lui promettre de le guérir. Mais Gabr est saisi par le doute : et si ce qu'il percevait n'étaient pas des hallucinations, mais bien la réalité ? Sa rencontre avec Oksas, le chef d'un groupe révolutionnaire qui veut détruire Mégapolis, va confirmer les intuitions de Gabr et bouleverser sa vie. 
Tiraillé entre la violence des terroristes et celle des dirigeants – un petit groupe de voyants privilégiés –, refusant de causer la mort de milliers d'innocents, mais incapable d'accepter le mensonge du monde, Gabr devra trouver sa propre voie pour accéder aux " espaces lointains " où règnent encore la liberté, la beauté et l'infini. 

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Un excellent roman ! Espace Lointain est une dystopie, une dystopie qui nous emmène loin, parce qu'elle ne se limite pas à la description d'un univers futuriste pervers qu'un personnage principal va combattre. Ce roman pose des questions. Le personnage principal, Gabr, ne cesse de (se) poser des questions; il a beaucoup de difficultés à décider de ce qu'il doit faire maintenant qu'il est différent, maintenant qu'il a découvert une partie de la vérité.

Et c'est cela qui est prenant, passionnant. Nous suivons ses troubles, sa quête, découvrant avec lui un peu plus cet univers des aveugles, ses rouages, ce qu'il implique - ce système existentiel et technologique -, cet environnement sombre de béton et d'acier, de dalles, de pylônes, de bunkers.

Ce que voit Gabr, ce sont ses concitoyens réduits, vivant comme moutons et taupes, courbés. La notion d'espace au sens strict est réfutée, limitée au cercle sécuritaire immédiat bardé de capteurs vocaux. La priorité est à la sécurité, à ce confort. La beauté, le désir, sont considérés comme des archaïsmes. Alors, bien-sûr, la notion de " normalité " est interrogée; celle de l'apparence et de la nudité aussi. 

Ce roman, qui nous raconte cette société aveugle - dans tous les sens du terme - a une vaste portée politique et philosophique. Il nous parle de dictature, du concept de bonheur collectif. Il interroge la notion de vérité ( qui veut véritablement la savoir ? Qui va la supporter ? Qui va accepter d'avoir peur ? Je suis seul, alors ils ont raison et j'ai tort ? ). Des dialogues argumentés édifiants, prenants, ponctuent le récit. Sans vouloir trop encenser ce roman, j'ai pensé évidemment à 1984 d'Orwell, également au Meilleur des Mondes de Huxley, à Camus aussi, avec Les Justes. Pour une référence moins classique, j'ai pensé au film Matrix.

Ce qui m'a impressionnée dans ce roman, c'est sa profondeur, alors que la lecture en est parfaitement limpide, un roman d'aventures. Pas de noir et blanc dans ce récit. Notre personnage, Gabr, ne devient pas un rebelle, un combattant. Face aux dirigeants de la Mégapole qui le prennent pour un fou et veulent l'interner, le soigner, en lui faisant perdre la vue miraculeusement venue, afin qu'il retourne à la norme ( mais son esprit est bouleversé, il est trop tard ), il y a un groupe d'opposants, guerriers urbains, à la même histoire que Gabr, mais repris de justice, aveuglés, avides de vengeance. Notre personnage ne s'y retrouve pas avec eux. Il interroge son droit à l'action armée, à la révolte par la violence. Une autre dictature, celle de la Vérité ? Gabr s'interroge aussi sur la perte de ses repères, de ses origines. Doit-il renier son passé d'aveugle pour une nouvelle vie ? N'est-ce pourtant pas constitutif ? 

Ainsi, Gabr se sent perdu et manipulé par les uns et les autres. Chacun cherche à lui assigner une place, identifiable, au sein d'une collectivité définie. Vous aurez compris que ce roman ne raconte pas une révolution, ni une évolution, pas d'épique malgré les scènes d'actions. Il s'agit plutôt de profonds questionnements autant intimes qu'universels. Cet homme doit se reconstruire, il va chercher à mieux connaître, à comprendre, avant de pouvoir-vouloir agir. Choisir. Et c'est bien ce dont il est question, de liberté. Ce à quoi est confronté Gabr, c'est à sa propre liberté - liberté indivisuelle face au collectif - , à la difficulté de l'imposer, de l'exercer.

Dans une troisième partie, nous entrons dans une autre dimension, une découverte majeure de Gabr, emmené plus loin, qui approfondie le propos en se tournant du côté du pouvoir, des droits et des devoirs, de responsabilités, de l'interdépendance gouvernants-gouvernés. C'est la dialectique du maître et de l'esclave.

Un roman dense, incisif, au style fluide - d'une grande richesse narrative, gratifiant le récit d'extraits de journaux, de manuels scolaires, de livres interdits dont un recueil de poésie -, particulièrement cinématographique, captivant.

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- Même si ce ne sont pas des hallucinations, qui voit cela ? A part vous ?

- Personne.

- Donc, cela n'existe pas.

Silence.

- ça existe pourtant ! ça existe ( emprisonné sous le couvercle de sa boite, Gabr serra les poings ). Je ne peux pas renier ce que j'ai vu. 

- Ecoutez, jeune homme, dit le médecin en posant sa main sur le front moite de Gabr. Les prophètes de votre genre sont prêts à détruire le monde afin de prouver qu'ils ont raison. C'est le pire qu'il puisse arriver aux millions qui n'ont rien demandé et veulent vivre tranquillement dans leur coin.

- Vous n'êtes qu'un imposteur ! cria Gabr. Vous n'avez rien dit de la mer, du ciel, des montagnes, des forêts ! Vous avez défiguré le monde, vous l'avez rendu répugnant et maintenant vous dites : A quoi bon voir cette horreur ? Mais c'est vous qui en êtes responsables ! La mer me rend triste, mais elle n'a rien d'horrible. [...]

- Ce n'est qu'une crise de nerf, jeune homme. Bon, imaginons un instant la mer, le ciel, comme vous dites. Maintenant, mettez des millions de gens face à la mer, racontez-leur votre infini.

- Je serai capable de le faire, dit Gabr.

- Vous ne trouvez pas que ce serait une farce atrocement cruelle ? Seriez-vous prêt à faire souffrir les gens sachant que votre vérité leur est inaccessible à jamais ? Ne vaut-il pas mieux garder votre réalité pour vous et laisser aux gens leur bonheur ? [...]

- Vous leur avez caché la varité, vous vouliez les protéger de la souffrance et vous les avez rendus faibles, limités, méprisables. Le genre humain est devenu pitoyable. 

- C'est votre point de vue. Ils sont heureux. C'est eux qui ont pitié de vous. Prenez votre amie : elle a pitié de vous, elle nous supplie de vous aider. Les gens ne s'apitoient pas sur leur propre sort, mais sur le vôtre. Votre folie orgueilleuse éveille leur compassion. "

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Commentaires

  • Ingannmic

    1 Ingannmic Le 03/05/2018

    Je te rejoins complètement, un récit passionnant, facile à lire et pourtant riche de thématiques sur la liberté, l'accès à la connaissance, la manipulation des masses, j'avais adoré !
  • Annie

    2 Annie Le 04/05/2018

    Un auteur que je ne connais pas.... Un de plus !
    Ce que vous dîtes de ce livre m'attire énormément, je vais donc partir à sa recherche. Merci pour votre réponse hier !
  • Marilyne

    3 Marilyne Le 04/05/2018

    @ Ingannmic : ah, j'en suis ravie. Je regrette que ce roman de belle qualité ne soit pas plus mis en avant. J'ai adoré aussi. Je vais me pencher un peu plus sérieusement sur la catalogue Agullo ( qui m'est recommandé depuis un moment ).

    @ Annie : je ne le connaissais pas non plus avant de croiser ce roman et d'en être curieuse.
    Pour l'anecdote : je cherchais ce livre dans une librairie parisienne, ne sachant pas trop où regarder ( littérature russe ? de l'Est ? ), je demande à une libraire. A ce moment là, je sens qu'on me touche l'épaule. En me retournant, je vois un ( grand ) monsieur qui me dit gentiment " je suis Jaroslav Melnik, je suis l'auteur ". Comme j'ai regretté de n'avoir pas lu son livre pour en discuter ! Encore plus maintenant que j'ai été passionnée par cette lecture. Nous avons discuté un peu de littérature ukrainienne. Je garde en souvenir cette phrase " je suis heureux de savoir que j'ai des lecteurs français " :-)
  • yuko

    4 yuko Le 05/05/2018

    Oh, un récit lituanien, c'est peu courant !
  • maggie

    5 maggie Le 05/05/2018

    Les récits dystopiques, ça me tente toujours
  • sentinelle

    6 sentinelle Le 06/05/2018

    Tu m'as totalement convaincue, je le note précieusement ! Très bon dimanche :)
  • Marilyne

    7 Marilyne Le 07/05/2018

    @ Yuko : c'est certain ! C'est là qu'il est évident que sans les traducteurs, nous ne sommes rien !

    @ Maggie : et celui-ci est excellent, vraiment.

    @ Sentinelle : ah, j'espère et j'attends ton retour de lecture. Je suis patiente :). Bonne semaine à toi.

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