2084 - Boualem Sansal

2084

- Gallimard - 2015 -

L'Abistan, immense empire, tire son nom du prophète Abi, «délégué» de Yölah sur terre. Son système est fondé sur l'amnésie et la soumission au dieu unique. Toute pensée personnelle est bannie, un système de surveillance omniprésent permet de connaître les idées et les actes déviants. Officiellement, le peuple unanime vit dans le bonheur de la foi sans questions. Le personnage central, Ati, met en doute les certitudes imposées. Il se lance dans une enquête sur l'existence d'un peuple de renégats, qui vit dans des ghettos, sans le recours de la religion.

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Autant vous dire que chroniquer une telle lecture relève pour moi du défi... Lectrice de Boualem Sansal, je pensais être impressionnée par ce titre. Je l'ai été encore plus que ce que j'imaginais.

Ce roman, c'est à la fois une fable, une contre-utopie, prenant comme un roman d'aventures, et c'est un récit philosophique et un pamphlet. A la hauteur du 1984 de G.Orwell, référence pleinement assumée. J'y ai croisé aussi Le meilleur des mondes de Huxley.

Evidemment, il est question de radicalisme religieux, de dictature intégriste, de manipulations des esprits et de l'information, de propagande et d'embrigadement, d'Etat policier. Il est question de milices et de dénonciations, de pèlerinages, de martyrs, de sacrifices populaires, de consciences et d'éducation colonisées, d'ennemis tolérés pour entretenir la peur, la vindicte, la foi et le commerce... Les mécanismes de ce totalitarisme religieux, dominant les pensées comme les gestes quotidiens au rythme des devoirs à cette religion absolue, sont démontrés-démontés d'une plume alerte, piquante, qui ne ménage pas l'ironie, faussement naïve, aux formules acidulées concluant certains paragraphes; une plume dense et vive qui sert cette richesse de la narration. Ce qui est particulièrement fin, c'est que Boualem Sansal suit pas à pas les doutes, les affres des questions sans réponses de son personnage dans la première partie, puis ce pas à pas actif, si modestement actif, douloureux et opiniâtre face à l'absurde, au vide et à la mort.

Quel style, quelle justesse et limpidité dans la réflexion, quelle humanité, quelle fluidité du récit ! Une atmosphère inquiétante, angoissante, de malaises, de hantise, de violences extérieures et intimes. Et des phrases qui vous rattrapent.

C'est parmi les siens et contre eux qu'il faut se battre, c'est là, dans le va-et-vient des jours et le fouillis des non-dits, que la vie perd le sens des choses profondes et se réfugie dans le superficiel et le faux-semblant. "

" Mais ainsi est l'espérance, elle va à l'encontre du principe de réalité, ils se disaient cette vérité en forme de postulat qu'il n'est pas de monde qui ne soit borné, car sans limites il se dissoudrait dans le néant, il n'existerait pas, et si frontière il y avait elle pouvait être franchie, plus que cela, elle devait l'être quoi qu'il en coûtât, tant il est formidablement possible que de l'autre côté se trouve la partie manquante de la vie. Mais, Dieu de bonté et de vérité, comment convaincre les croyants qu'ils doivent cesser d'importuner la vie, elle aime et épouse qui elle veut ? "

L'univers créé par Boualem Sansal est post-apocalyptique, parfaitement abouti. De grandes guerres saintes, la destruction nucléaire, un immense empire qui se construit sur un dieu et son prophète invisible et immortel, un Appareil intransigeant et omniprésent, pas de frontières, il ne peut rien exister autour, ailleurs, et tant de frontières et barrières internes, des versets et des versets... Le fanatisme institutionnalisé, 2084, naissance de ce monde. Ou La fin du monde , comme l'indique ce sous-titre. Ce monde écrit par B.Sansal est aussi effrayant que fascinant. Il y décrit-décrie tous les aspects de la vie. Vie n'étant pas le mot. C'est le monde " mort " à l'humanité, sa pluralité, son mouvement, ses espoirs, sa mémoire. Oui, dans ce livre, Boualem Sansal nous parle de mémoire, d'Histoire, de la réécriture de l'Histoire, de la rupture avec l'Histoire; les cultures antérieures éradiquées, (re)niées. Dans ce monde, le temps s'est arrêté autour d'un dieu et d'un prophète. Et l'auteur nous parle du langage, de l'usage de la langue, l'officielle, ses pouvoirs, quand le choix et le sens des mots sont limités, pour (se) dire, pour (se) construire.

Ce que son esprit rejetait n'était pas tant la religion que l'écrasement de l'homme par la religion. Il ne se souvenait plus par quel cheminement d'idées, il s'était convaincu que l'homme n'existait et ne se découvrait que dans la révolte et par la révolte et que celle-ci n'était vraie que si elle se tournait en premier contre la religion et ses troupes. Peut-être même avait-il pensé que la vérité, divine ou humaine, sacrée ou profane, n'était pas la véritable obsession de l'homme mais que son rêve, trop grand pour qu'il l'appréhendât dans toute sa folie, était d'inventer l'humanité et de l'habiter comme le souverain habite son palais. "

Le rêve et la folie de l'homme, c'est d'essayer de comprendre et d'être libre.

Grand est ce livre, comme l'est son auteur; cruel et féroce est ce livre, autant qu'est généreux et engagé son auteur.

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En guise d'avertissement en première page...

Le lecteur se gardera de penser que cette histoire est vraie ou qu'elle emprunte à une quelconque réalité connue. Non, véritablement, tout est inventé, les personnages, les faits et le reste, et la preuve en est que le récit se déroule dans un futur lointain qui ne ressemble en rien au nôtre.

C'est une oeuvre de pure invention, le monde de Bigaye que je décris dans ces pages n'existe pas et n'a aucune raison d'exister à l'avenir, tout comme le monde de Big Brother imaginé par maître Orwell, et si merveilleusement conté dans son livre blanc 1984, n'existait pas en son temps, n'existe pas dans le nôtre et n'a aucune raison d'exister dans le futur. Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle. "

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Commentaires

  • Kathel

    1 Kathel Le 21/09/2015

    Tu me donnes vraiment envie de lire cet auteur que je n'ai pas encore croisé dans mes lectures. Et puis, si je le lis, je n'aurais pas besoin d'écrire à son sujet, je renverrai à ton billet ! ;-)
  • Sandrine

    2 Sandrine Le 21/09/2015

    Ma première rencontre avec Boualem Sansal (grâce à toi), n'a pas été des plus concluantes. Mais je ne vois pas comment je pourrais passer à côté de ce titre-là car le post-apocalyptique et la dystopie, ça me parle. Ceci dit, j'espère quand même qu'il ne multiplie pas les poncifs de ces genres : voilà bien longtemps qu'on les utilise pour parler de notre société actuelle...
  • Marilyne

    3 Marilyne Le 21/09/2015

    @ Kathel : j'en suis heureuse, et tu as le choix dans la bibliographie. Et si c'est celui-ci... nan, nan, nan, soyons complémentaires :)
    ( on se prévoit une LC pour " Une vie entière " ? ;))

    @ Sandrine : je me souviens, à cause de moi " Harraga " parmi mes favoris, pour ta chaîne de lecture, ça ne nous rajeunit pas :D
    Je n'ai pas ta spécialisation, cela faisait longtemps que je n'avais pas lu de dystopie. Alors, tu me diras si tu constates ce que tes points de suspension sous-entendent.
    ( pour ma part, l'écriture, le ton et les références ont compté autant que le narratif. Mon billet n'est pas à la hauteur de ma lecture )
    ( sinon, un livre de Josef Winkler est arrivé chez moi, ça va être une question de timing )
  • Laure

    4 Laure Le 21/09/2015

    C'est rare d'être autant convaincue par un billet, et bien je peux te dire que je le suis ! Merci :-)
  • Anne

    5 Anne Le 21/09/2015

    Pas encore lu Boualem Sansal non plus... ce sera en janvier sans doute ? ;-) Une LC de Une vie entière, tu dis ?? :)
  • Valérie

    6 Valérie Le 21/09/2015

    Mon amie qui le lit en ce moment m'a convaincue de la nécessité de le lire. Tu enfonces le clou.
  • Asphodèle

    7 Asphodèle Le 21/09/2015

    Je crois comprendre ce que veut dire Sandrine... A une époque (celle où est sorti 1984) on parlait de "science-fiction" et le monde imaginé alors par George Orwell ne pouvait pas exister, alors que d'une certaine façon nous y sommes . Or, les auteurs de "dystopie" de ces dernières années n'ont rien inventé depuis ladite "science-fiction", ils se servent de notre réel pour créer des dystopies ou autres mondes imaginaires. Disons que je le vois comme ça, je me trompe peut-être. En attendant tu m'as donné très envie de lire ce livre... ;)
  • Marilyne

    8 Marilyne Le 21/09/2015

    @ Laure : merci à toi ! ( je suis étonnée de ne pas l'avoir encore vu chez toi, ce livre ;))

    @ Anne : janvier ? T'as kekchose en décembre ? ^-^
    Pourquoi pas la LC, tu connais ma formidable gestion de calendrier lecture :D ( je comprends que ta lecture du " Tabac Tresniek " a été convaincante :))
  • Marilyne

    9 Marilyne Le 21/09/2015

    @ Valérie : et j'en suis ravie, parce que j'aimerai connaître ton retour de lecture.

    @ Aspho : oui, je comprends bien, comme je comprends que le choix de la dystopie n'a rien d'original pour dénoncer les dérives d'une société. Je me souviens aussi d'une expression : " récit d'anticipation " . Le genre a fait ses preuves, il est certainement surexploité, je ne le lis pas assez pour m'en rendre compte. Et je ne lis pas Boualem Sansal dans cet esprit, notamment cet esprit de genre. J'ai vraiment été impressionnée par la maîtrise narrative, le souffle romanesque, on peut le dire, la force et la densité du propos. Et je me répète, le style :)
    Je ne peux que te recommander la lecture des livres de Boualem Sansal, celui-ci ou un autre ;)
  • Aifelle

    10 Aifelle Le 22/09/2015

    J'ai écouté plusieurs émissions de radio (longues) avec lui ces dernieres semaines et je lirai ce roman, mais au bon moment. J'ai compris qu'il était costaud et pas franchement optimiste !
  • Marilyne

    11 Marilyne Le 22/09/2015

    @ Aifelle : oui, il est touffus, implacable mais il n'est pas lourd. Pas franchement optimiste, certes, d'autant que la fin ajoute les jeux de pouvoir internes.
    Maintenant que j'ai écrit cette chronique, j'ai lu certains articles sur ce livre : un peu déçue parce qu'ils racontent beaucoup le récit, ses " rebondissements " et le présente comme une dénonciation de l'intégrisme religieux, point. Evidemment, c'est d'actualité. Et c'est bien le sujet. Ce n'est pas la première fois que Boualem Sansal dénonce le fanatisme. Mais il me semble que ce que décrit ce livre peut s'appliquer à toute dictature de la pensée.
  • sous les galets

    12 sous les galets Le 24/09/2015

    Punaise, mais quel billet Marilyne ! Tu sais qu'il n'y a pas que des avis très élogieux sur ce roman. Des amis libraires le trouvent immobile ou pas suffisamment accessible. Certains saluent un authentique chef d'oeuvre.
    J'adore absolument son avertissement tu sais, quelque part, la littérature nous mettrait en garde contre le pire, sachant qu'une partie de lui surviendra sans doute, sachant aussi qu'il nous interroge en tant que lecteur et citoyen du monde.
    Pour l'instant le fanatisme est quelque chose qui m'angoisse et je ne suis pas certaine d'avoir envie de lire ça maintenant, mais ton billet est remarquable (et montre à quel point tu as aimé ce livre).
  • Marilyne

    13 Marilyne Le 25/09/2015

    @ Galea : je n'ai pas vraiment lu les critiques sur ce livre, je ne suis pas étonnée que les avis soient partagés, ce n'est pas une lecture qui laisse indifférent et le genre est particulier ( je pense notamment au fait de reprendre " 1984 " ). Pour l'immobilité, je crois comprendre : le récit alterne avec des passages de réflexion et prend vraiment de temps de s’immiscer dans les doutes et les questions du personnage principal, revient sur certains événements. En revanche, il y a pas mal " d'aventures " , c'est surtout la première partie qui est concernée ( le personnage est dans un sanatorium en montagne, isolé ) alors qu'ensuite il revient en ville, son travail, toutes les règles de cette société, puis avec un ami, la dissidence. Pas suffisamment accessible, en revanche, je ne comprends pas bien. Il s'agit bien d'une fiction, les réflexions sont rattachées au récit, pas de grands discours, ni de grandes références. Pour ma part, cette lecture répond à ta définition de la littérature :)
    Merci pour le billet.
  • Mind The Gap

    14 Mind The Gap Le 25/09/2015

    Je n'ai ni l'étoffe ni l'envie de lire ce genre de récit. Je ne pense pas que j'y parviendrais si j'essayais. Par contre , j'ai trouvé l'auteur passionnant à la grande librairie . Ses prophéties sont flippantes, heureusement que les françaises ne lisent pas trop sans cela la France ne serait pas le premier pays en terme de natalité...
  • Marilyne

    15 Marilyne Le 25/09/2015

    @ Mind The Gap : je n'ai pas regardé la Grande Librairie ( on va dire que cette émission ne fait pas partie de mes centres d'intérêt... ). Je ne suis pas surprise que Boualem Sansal ait été passionnant et alarmiste. Cela fait des années qu'il dénonce courageusement l'intégrisme et le fanatisme. Un de ses textes qui n'est pas un roman est très beau, très engagé, c'est un court texte qui s'appelle " Poste restante Alger : lettre de colère et d'espoir à mes compatriotes ". Ce texte a été interdit en Algérie ( évidemment, la soi-disant intello que je suis l'a chroniqué ;)). Je peux comprendre que tu n'aies pas envie de le lire mais je tiens à préciser qu'il n'y a pas de difficulté de lecture.
    ( la France, le premier pays en natalité ?? )
  • martine

    16 martine Le 26/09/2015

    Non, je ne lirai pas ton billet... J'en garde le plaisir pour l'après-lecture de ce roman, que je pressens grand. Tu le sais, je viens seulement de découvrir cet auteur, et j'en deviens addict. Harraga, L'enfant fou de l'arbre creux, et 2084 m'attendent. Alors que je ne vais pas tarder à chroniquer Le village de l'Allemand. Sauf que je sais pas encore si j'attends le mois de janvier, pour insérer ces titres dans "mon" mois de la littérature arabe contemporaine. Tu en es toujours ? Avec Anne ?
  • Marilyne

    17 Marilyne Le 27/09/2015

    @ Martine : janvier me paraît un peu loin mais tu sais que je suis très intéressée par cette thématique, une littérature que je fréquente depuis longtemps :). En revanche, il me semble qu'il faudrait définir ce que tu appelles " la littérature arabe " : quelle région du monde précisément ? Les auteurs que tu avais cités étaient d'Afrique du Nord, mais la littérature arabe c'est aussi le Moyen-Orient avec le Liban, la Syrie... Et cette littérature, pour ce mois thématique, indifféremment francophone et traduite de l'arabe ? Alors j'attends d'en savoir un peu plus :) ( j'ai déjà trop d'auteurs et de titres en tête de tous ces pays ^-^ )
  • Noukette

    18 Noukette Le 02/10/2015

    Je n'avais pas particulièrement prévu de le lire mais là, les références que tu cites, et ton billet... suis cuite !

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