Hérétiques - L.Padura

Heretiques

- Métailié 2014 - Grands romans Points 2016 -

- Traduit de l'espagnol ( Cuba ) par Elena Zayas -

Disparu dans le port de La Havane en 1939, un Rembrandt est repéré dans une vente aux enchères à Londres. Propriété de sa famille dès le XVIIe siècle, le tableau a une valeur inestimable pour Elías Kaminsky. Il lui rappelle le destin tragique de ses aïeux, déportés alors qu'ils tentaient de rejoindre Cuba. Qui mieux que le désabusé Mario Conde pourrait partir sur les traces du chef-d'oeuvre ?

.

Je n'ai jamais été déçue par un roman de Leonardo Padura. Parmi mes lectures, je ne peux que vous conseiller Les Brumes du Passé et Adios Hemingway, le premier pour l'émotion, le second pour le sourire, les deux avec le personnage récurrent de Mario Conde, l'ex-flic écrivain raté, vendeur de livres rares. Les romans de Leonardo Padura relèvent du roman noir du fait de ce personnage et leur préoccupation sociétale. Hérétiques est un roman encore plus ambitieux, trois romans en un; trois romans historiques mêlant la politique et la religion, l'histoire de l'Europe à celle de Cuba; s'interrogeant sur la notion, la définition, de la liberté, sur celles du libre arbitre. Hérétiques nous raconte des exils intérieurs autant qu'extérieurs.

Ce roman se présente donc en trois Livres, à la façon biblique.

Le premier relate une histoire juive ainsi qu'une histoire cubaine qui n'épargne pas l'île lorsque son gouvernement, celui de Batista, a refusé l'accès aux Juifs immigrés d'Allemagne à la fin des années 30. Ce récit, c'est celui de l'enfant Daniel Kaminsky, père d'Elias qui contactera Mario Conde au début des années 2000. Le jeune Daniel, d'à peine 8 ans, a été envoyé à Cuba le premier, accueilli par son oncle. Avec eux, nous vivons dans la communauté juive de l'île, nous suivons Daniel dans son appropriation-son désir de devenir cubain, rejetant sa foi et ses origines polonaises lors de la disparition de sa famille. Ses parents n'ont pas pu débarquer. Pourtant, ils pouvaient payer l'exorbitant droit d'entrée parce qu'ils possédaient une toile de Rembrandt, confiée à leur famille au XVIIème. Ils ont disparu dans l'horreur de la Shoah, le tableau aussi. Elias, peintre new-yorkais, se souvient des histoires racontées par son père, qui à la trentaine quitta Cuba pour Miami, lorsqu'il découvre que cette toile de Rembrandt va être mise en vente à Londres. Où était ce tableau depuis 1939 ? Comment et pourquoi réapparaît-il ? 

Dans cette première partie, nous retrouvons Mario Condé, cinquantenaire, toujours désabusé, - " élément paradigmatique de ce que, quelques années auparavant, lui et ses amis avaient qualifié de génération cachée, ces être vieillissants et vaincus qui sans pouvoir sortir de leur tanière avaient évolué ( régressé en réalité ) pour devenir la génération la plus désenchantée et la plus mal en point du nouveau pays qui prenait forme " - et pourtant toujours aussi empathique et émouvant; nous retrouvons ses amitiés et ses amours comme les absents de " l'au-delà géographique ", leurs désillusions assumées, leur lien indéfectible. 

Depuis cette époque, le pays où ils vivaient avait changé lui aussi, et même beaucoup. L'espoir d'un avenir stable s'envola après la chute de murs et même d'Etats amis et frères, puis vinrent aussitôt ces années sombres et sordides, au début des années 1990, lorsque les aspirations se limitèrent à assurer la plus vulgaire subsistance. Le dénuement collectif, la dèche nationale... Avec le scabreux rétablissement ultérieur, le pays ne put jamais redevenir celui qu'il avait prétendu être. Il en fut de même pour eux. "

La seconde partie nous emmène en voyage, à Amterdam au XVIIème siècle. Nous découvrons l'histoire de ce tableau de Rembrandt, son origine, déjà juive, puisqu'il est le portrait d'un jeune homme juif de l'atelier du Maître, déchiré entre les lois de sa foi ( interdisant la représentation ) et sa vocation artistique. Cette partie est un véritable roman dans le roman, faisant revivre L'Âge d'or hollandais - âge de richesse et de tolérance - , la ville, l'atelier; une véritable réconstitution d'Amsterdam, de la vie de Rembrandt sur quelques années avec des pages superbes sur la toile La Ronde de nuit. Sur cette période, il est question d'art, évidemment, de choix, de conscience et d'âme, de représentation de l'âme, de " l'artiste transgresseur ", des pensées juives et protestantes, de la guerre contre l'Espagne, de pouvoir, de Rubens, du Caravage, de l'hérétique Spinoza.

" - Pense moins à Dieu et plus à toi et à ce choix.

Le Maître sembla s'intéresser au sujet. Il posa le pinceau sur la palette et se retourna pour regarder le garçon :

- Ici à Amsterdam, ils parlent tous de Dieu mais bien peu comptent sur Lui pour faire leur vie. Et je crois que c'est ce qui peut nous arriver de mieux. A nous de résoudre nous-mêmes nos problèmes d'hommes... Calvin, qui avait trop lu votre Bible à vous, les juifs, pensait aussi que faire ce que je fais est un péché. Mais si je pèche ou non, c'est mon problème, pas celui des autres calvinistes. Car au bout du compte je devrai le résoudre seul avec Dieu et, à la fin, ni les prédicateurs, ni les curés, ni les rabbins ne m'aideront... Pour un artiste, toutes les formes d'engagement sont une entrave : que ce soit pour son Eglise, dans un groupe politique et même pour son pays. Ils réduisent ton espace de liberté, et sans liberté il n'y a pas d'art... "

A la troisième partie, nous retournons à Cuba, nous retrouvons Mario Conde, quelques mois après l'enquête sur le tableau, pour une autre disparition, celle d'une jeune fille, pour laquelle il doit plonger dans un univers inconnu de lui, celui de la jeunesse en souffrance de Cuba, celui des tribus urbaines. Les récits se rejoignent, le dénouement mettant à jour toutes les corruptions ( dans tous les sens du terme ).

Un magistral roman au long cours.

.

A l'abri des intempéries, ils burent en silence, comme s'ils n'avaient rien à se dire, bien qu'en réalité ils n'aient pas besoin de parler car ils s'étaient déjà tout dit. Les années et les coups durs leur avaient appris à jouir pleinement des instants où le plaisir était disponible, pour ensuite, comme des avares, laisser tomber cette éphémère sensation, ce plaisir de vivre, dans la tirelire des gains indélébiles, un récipient translucide comme la mémoire qu'on pouvait toujours briser si des temps plus sombres s'annonçaient où les raisons de pleurer ne manqueraient pas. Car ils savaient aussi que cette éventualité les guettait en permanence. Mais pour l'heure ils étaient là, tenaces et épanouis, un verre à la main, volontairement enfermés entre les murailles qu'ils avaient dressées pour protéger le meilleur de leurs vies, leurs uniques biens inaliénables. "

.

Leonardo Padura était invité aux Quais du Polar 2020. Cette lecture, c'est ma façon d'attendre, d'espérer qu'il viendra une prochaine fois.

( ou quand un auteur cubain te donne envie de retourner à Amsterdam, de revenir au Rijksmuseum admirer les toiles de Rembrandt, Veermer, Avercamp, Frans Hals... ). 

*

Commentaires

  • Ingannmic

    1 Ingannmic Le 27/03/2020

    Je n'ai lu que Le palmier et l'étoile de cet auteur, dont l'intrigue se déroule aussi sur plusieurs pans, et plusieurs époques.
    Les brumes du passé et L'homme qui aimait les chiens sont sur ma PAL, et j'ai prévu aussi de lire ensuite Hérétiques... je me réjouis de tout le plaisir conséquent à venir !
    marilire

    marilire Le 28/03/2020

    Oh oui, ton programme est réjouissant ! Je n'ai pas encore lu non plus tous les romans de L.Padura, j'en profite !
  • Kathel

    2 Kathel Le 27/03/2020

    Je n'ai pas (encore) lu celui-ci, mais son tour viendra. Dans la veine historique de l'auteur, j'ai apprécié aussi L'homme qui aimait les chiens, et sinon quatre ou cinq romans avec Mario Condé, et leur atmosphère inimitable, à lire en écoutant Buena Vista Social Club !
    marilire

    marilire Le 28/03/2020

    Justement, j'ai hésité entre " Hérétiques " et " L'homme qui aimait les chiens ", ce sera donc le prochain. ( j'aurai dû prendre les deux :-p ) ( il faut dire que j'étais toute disposée à ne pas être raisonnable aux Quais du Polar :-D )
  • Aifelle

    3 Aifelle Le 28/03/2020

    Dommage que je n'en ai pas un sous la main, depuis le temps que j'ai envie de lire cet auteur, ce serait le moment.
    marilire

    marilire Le 28/03/2020

    Pas de Padura dans ta Pal... rhooo ;-)
  • keisha

    4 keisha Le 28/03/2020

    Un auteur que j'aime, j'en ai lu plein plein!!!!
    marilire

    marilire Le 28/03/2020

    Oui, je me souviens, tu es tentatrice ! Tu as repéré le dernier paru en début d'année ?
  • Lilly

    5 Lilly Le 28/03/2020

    Ce roman a l'air aussi dense que passionnant ! J'ai "Les Brumes du passé" que je me gardais pour découvrir l'auteur.
    marilire

    marilire Le 28/03/2020

    " Les brumes du passé ", c'est un très beau roman, tout en atmosphère. Belle lecture en perspective.
  • Lili

    6 Lili Le 28/03/2020

    Juste après mon coup de cœur pour Les brumes du passé, j'ai justement acheté ce roman de Padura, mais sans vraiment savoir de quoi il parlait en fait (je l'ai trouvé par hasard dans une librairie d'occasion), simplement sur la foi du coup de foudre que j'avais eu pour l'auteur et pour Mario Condé. Je te remercie de me le faire découvrir un peu, du coup. Ce va-et-vient entre Cuba et la Hollande, entre le XXème et le XVIIème siècle, je trouve ça vraiment très très alléchant. Merci !
    marilire

    marilire Le 29/03/2020

    Le hasard a fait un excellent choix, avec du Rembrandt dedans ! :-)
  • Anne

    7 Anne Le 28/03/2020

    Je me demande si je n'ai pas trouvé ce livre en bouquinerie il y a longtemps, il doit croupir dans les profondeurs de ma PAL... Pour cet été, peut-être ?? (pour me préparer aussi aux prochains Quais du polar)
    marilire

    marilire Le 29/03/2020

    La fouille de la Pal, c'est maintenant ... ;-)
  • ellettres

    8 ellettres Le 31/03/2020

    J’étais déjà convaincue de vouloir le lire avant ton billet, mais là je suis conquise. J’aime cette façon baroque de Leonardo Padura d’écrire, de mêler les époques, les styles... nous offrir une magnifique reconstitution de l’atelier de Rembrandt et de l’Amsterdam du XVIIe siècle, en même temps qu’une plongée dans les bas-fonds urbains de La Havane du XXIe siècle. Et puis cette histoire du Saint-Louis est tellement tragique ! C’est sûr, voilà mon prochain Padura.
    (Je me souviens d’une exposition parisienne sur la représentation du Christ par Rembrandt, il y a une dizaine d’années. Je me souviens que le modèle était un jeune homme juif. Est-ce de celui-là dont il parle ?)
    marilire

    marilire Le 01/04/2020

    Parfait :). Ce sont ces thèmes ( Le Saint-Louis, Rembrandt ) qui ont fait basculer mon choix vers ce titre. Et quel voyage ! Je n'en attendais pas autant. ( je n'ai pas vérifié pour le modèle du Christ, mais ce doit certainement être celui-ci. Il est question du tableau " Les pèlerins d'Emmaüs " )
  • krol

    9 krol Le 01/04/2020

    Comme Aifelle ! Tout pareil... quoi que j'ai un peu de mal à lire ces temps-ci, alors peut-être vaut-il mieux que je n'en possède pas... on verra quand tout ira mieux.
    marilire

    marilire Le 01/04/2020

    Je crois que nous sommes nombreux(ses) à connaître des difficultés à lire en ce moment. Ce roman a été une grande évasion. C'est vrai que ce sera mieux lorsque tu pourras le choisir sereinement.
  • keisha

    10 keisha Le 02/04/2020

    Oui bien sûr. Mais actuellement depuis un an environ j'hésite à demander de SP, il y a eu des ... pertes en route, j'ignore pourquoi
    marilire

    marilire Le 02/04/2020

    Des pertes en route... ouch. Dés qu'il sera accessible en librairies et bibliothèques, je sais que nous aurons de ses nouvelles par toi :)
  • athalie

    11 athalie Le 24/04/2020

    c'est drôle, on en parlait justement hier avec des amies ( on se fait des apéros skype littéraires une fois par semaine), et j'étais la seule à avoir des bémols sur ce titre, comme ici ... J'ai apprécié ce roman, mais j'ai été gênée par l'écart, dans l'espace, dans le temps et les thématiques entre les trois parties, j'ai eu l'impression de deux romans en un seul, l'un sur l'exode des juifs à Cuba, l'autre sur la peinture à Amsterdam, les deux branches sont passionnantes, mais l'ensemble fait le grand écart.
    marilire

    marilire Le 25/04/2020

    C'est très sympa ces apéros Skype littéraire. Je te rejoins, j'ai dévoré ce livre mais j'ai lu trois romans. Je me suis un peu essoufflée sur la fin, ce retour à Cuba, après avoir tant voyagé. Rien que cette partie à Amsterdam est passionnante. Et bien que j'apprécie le personnage de Mario Condé, il m'a semblé parfois surnumeraire. Merci pour ce commentaire :)

Ajouter un commentaire