Interférences

Interférences est le nom d'une maison d'édition créée il y a une vingtaine d'années, modeste édition qui publie deux livres par an.

Mais quels livres ! D'abord, il y a le soin apporté à la publication : des livres aux pages épaisses, des couvertures cartonnées illustrées avec art. Ensuite, il y a les titres. On trouve aux éditions Interférences des textes parfois difficiles à trouver, des textes délaissés ( dans le domaine anglo-saxon, des nouvelles gothiques écrites sous pseudonyme de Louise May Alcott, plus que célèbre pour son roman Les quatre filles du Dr March )  on y trouve aussi de très belles éditions illustrées, d'une réelle qualité de reproduction, des livres précieux ( Interférences publie un magnifique Salomé de Wilde grand format avec les dessins originaux de Aubrey Bearsdley ).

- Le site des éditions Interférences ICI -

Il y a de nombreux textes russes au catalogue. J'ai choisi d'en présenter deux aujourd'hui, des récits témoignages.

Le premier livre publié par les éditions Interférences est celui-ci : Mes bibliothèques de Varlam Chalamov. Ce texte, " découvert par hasard dans un journal pendant la pérestroïka " prélude à la création des éditions : " Nous ( c'est-à-dire un libraire et une traductrice ) avons décidé de le publier, sans nous douter qu'il serait le point de départ d'une aventure éditoriale ". 

- Les deux récits que je présente sont traduits du russe par Sophie Benech -

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Bibliotheques chalamov

" ... mes livres à moi, que je pourrais annoter, dont je pourrais corner les pages, des livres que je pourrais serrer, froisser, dont je pourrais caresser la reliure en écoutant ce bruissement plus doux encore que celui des feuilles d'arbres dans une forêt - celui des pages d'un livre. "

Dans ce texte d' une cinquantaine de pages en hommage à la lecture, Varlam Chalamov raconte en filigrane sa vie difficile d'arrestations en relégations. Quant il nous parle de bibliothèques, il parle de toutes celles qu'il a pu fréquenter, des bibliothèques publiques - dont l'accès n'était pas si simple -, n'ayant jamais pu en constituer une. La dernière phrase est éloquente : " Je regrette de n'avoir jamais possédé ma propre bibliothèque. "

Il s'agit donc de son expérience des " bibliothèques publiques " ( celles-ci incluant celles des prisons et des camps ), de son expérience de la lecture. Ce texte est poignant. Varlam Chalamov explique comment on se déshabitue de la lecture lorsque le corps et l'esprit souffrent trop, trop longtemps; comment l'objet livre même ne représente plus rien. Ce n'est qu'au retour à la vie que l'envie - le besoin impérieux et fondamental - de lire. Ainsi, il revient sur les lectures dispersées qui ont été si importantes pour lui, démontrant que les conditions d'emprisonnement font perdre en humanité aussi par l'absence de lectures, de vie intellectuelle.

J'étais un vétéran de l'Extrême Nord, et je ne pensais pas me remettre un jour à lire. Je n'étais plus qu'un animal malade et affamé ... "

Il nous raconte également les bibliothèques improbables, dont celle de la prison des Boutyrki qui n'a pas été censurée, où il a pu lire La garde blanche de Boulgakhov.

A l'époque, cet ouvrage, de même que le Lénine de Maïakovski, avait été retiré des rayonnages et on ne le donnait plus à lire. Plus tard, il fut détruit, brûlé. Sous Béria, des autodafés de livres avaient lieu régulièrement et sans publicité. [...] C'était comme si les autorités avaient décidé d'offrir aux inculpés une consolation pour la longue route, pour le chemin de croix qui les attendait. Comme s'ils s'étaient dit : A quoi bon contrôler les lectures de gens condamnés ? "

Dans ce texte, on ne croise pas que des auteurs russes, mais aussi Dumas et Hemingway ( dont l'un des romans l'a réintroduit dans le monde de la lecture ).

Ce critique négligent est choqué par le voisinage de Dumas et de Tolstoï, de Dostoïevski et de Stendhal, ce tartuffe ne veut pas comprendre le rôle profondément formateur des meilleurs romans de Dumas. Ces romans ont été, sont et seront lus par la jeunesse du monde entier. [...] Les personnages de Dumas sont des êtres pleins d'audace, d'esprit, de bravoure et de JOIE DE VIVRE. "

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J'ai découvert ce titre chez Dominique - ICI - Ce récit est un hommage.

La traductrice interferences-

Efim Etkind ( 1918-1999 ) était philologue, historien de la littérature, traducteur de poésie européenne et théoricien de la traduction. Dans ce texte, il raconte l'histoire terrible et incroyable de la traductrice Tatiana Gnéditch.

Tatiana Grigorieva Gnéditch, arrière-arrière-petite-nièce du traducteur de l'Iliade en russe [ Nikilaï Gnéditch - 1784-1833 - Il édita Pouchkine et consacra sa vie à la traduction de L'Iliade en hexamètres dactyliques. Cette traduction, parue à Saint-Pétersbourg en 1829, est considérée comme un chef-d'oeuvre de la langue russe. Personne ne l'a retraduit depuis. ] , avait fait ses études au début des années trente à la faculté de philologie de l'université de Leningrad. Elle travaillait sur la littérature anglaise du XVIIème siècle, et cela la passionnait tellement qu'elle ne voyait rien autour d'elle. Or, à l'époque, il y avait des purges, on chassait de l'université les " ennemis ", hier les formalistes, aujourd'hui les vulgaires sociologues, et, toujours et de tout temps, les nobles,les intellectuels bourgeois, les déviationnistes et les trotskistes imaginaires. "

Tatiana Gnéditch échappe à une première arrestation sous prétexte de ses origines nobles. Elle n'échappe pas à la seconde en 1945, condamnée à dix ans de camp de redressement par le travail pour " trahison de la patrie ". Les motifs de sa condamnation demeurent obscurs, la version de Tatiana Gnéditch étant difficile à croire ( sa tentation de rejoindre l'Angleterre pour poursuivre son travail ). Toutefois, il est évident que cette femme ne vivait que pour son travail de traduction. Et c'est ce que écrit Efim Etkind, autant l'histoire du manuscrit de sa traduction du Don Juan de Byron que la biographie de sa traductrice.

L'histoire de cette traduction est paradoxale et extraordinaire, aussi absurde que l'arrestation et la condamnation : en prison, avant le transfert vers le camps, Tatiana Gnéditch débute cette traduction, sans matériel, seulement dans sa tête. Lors d'un interrogatoire, l'instructeur apprend son activité. " L'interrogateur était cultivé ". Il s'étonne qu'elle y parvienne sans moyen, lui demande d'écrire sur une feuille de papier ce qu'elle a déjà traduit. Tatiana a déjà traduit beaucoup, une feuille ne peut pas suffire. Elle remplit la feuille " avec l'en-tête Déposition de l'accusé ", la couvrant de " minuscules strophes carrées " - " au moins un millier de vers ". La traduction est lue, l'instructeur est impressionné, il lui apportera son aide : cellule individuelle, table, crayon, papier, édition de Byron, dictionnaire...Pendant deux années, elle se consacra à cette traduction en prison. Cette traduction fut dactylographiée, soumise à un spécialiste. Ce n'est qu'au terme de ce travail qu'elle fut ( tout de même ! ) envoyé au camp pour les huit ans d'incarcération qui lui restait à purger. Elle conserva toute cette période l'un des tapuscrits de sa traduction qui lui fut donné. Ayant survécu, elle le reprit à son retour - " en huit ans, elle avait accumulé une multitude de corrections ".

Cette traduction fut un grand succès qui a atteint plus de cent mille exemplaires de tirages. Elle fut contactée pour une adaptation théatrâle qui fut également un triomphe.

L'exemplaire qu'elle m'a donné porte le numéro 2. Qui a reçu l'exemplaire numéro 1 ? Personne. Il était destiné au commissaire-interrogateur, mais en dépit de tous ses efforts, Tatiana Gnéditch n'a jamais réussi à retrouver son bienfaiteur. Sans doute était-il trop cultivé et trop libéral. Selon toute vraisemblance, il a été éxécuté par les organes. "

Il faut lire cette histoire aussi tragique que sublime, exceptionnelle.

- Un bel article ICI -

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- Participation au Mois de l'Europe de l'Est 

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Commentaires

  • keisha

    1 keisha Le 12/03/2021

    Merci des informations! On ne sait jamais, je peux les voir en bibli?
    Réponse, car je viens du site de ma bibli : oui, le chalamov y est! ^_^
    marilire

    marilire Le 12/03/2021

    J'aurai plutôt parié sur La traductrice. Bonne surprise :)
  • Kathel

    2 Kathel Le 12/03/2021

    De cette maison d'éditions, je ne connais que Sophia Petrovna de Lydia Tchoukovskaïa, qui était très bien d'ailleurs. Ce genre d'éditeur, il faut le chercher, il n'apparaît pas sur les tables des libraires ! (ni en médiathèque, en ce qui me concerne)
    Je fais provision de titres pour le futur mois de l'Europe de l'est !
    marilire

    marilire Le 12/03/2021

    Un livre de Lydia Tchoukovskaïa m'attend, publié par les éditions Le bruit du temps. Celui que tu cites m'intéresse aussi :). Les livres d'Interférences apparaissent parfois en librairie tout de même. Pour cette fois-ci, j'ai eu beaucoup de chance, leur catalogue a été mis à l'honneur le mois dernier à la librairie Passages.
  • Tania

    3 Tania Le 12/03/2021

    Ni l'un ni l'autre dans ma bibliothèque, mais deux titres dont je prends note. Bonne soirée à toi.
    marilire

    marilire Le 12/03/2021

    L'un comme l'autre devrait t'intéresser. Bonne soirée à toi.
  • Dominique

    4 Dominique Le 12/03/2021

    j'ai plusieurs titres de cet éditeur, ils sont très bien relié et la présentation est parfaite
    marilire

    marilire Le 12/03/2021

    Tout est dit ! C'est bien toi qui as attiré mon regard vers cet éditeur.
  • Passage à l'Est!

    5 Passage à l'Est! Le 13/03/2021

    Les deux titres m'interpellent - ce pouvoir de l'esprit et de l'imagination (et ses limites)! Je viens de terminer les mémoires de Dmitri Likhatchov, qui complèteraient très bien ces deux livres, mais ne sont malheureusement pas traduites en français.
    marilire

    marilire Le 13/03/2021

    Les deux sont très intéressants. D'ici la fin de ce mois, j'en présenterai un autre.
  • Alys

    6 Alys Le 13/03/2021

    Ouaouh, quelles découvertes! L'histoire de cette traductrice est incroyable.
    marilire

    marilire Le 13/03/2021

    Il te faut ce livre :)
  • Patrice

    7 Patrice Le 22/03/2021

    Ce sont vraiment deux textes absolument magnifiques. Merci pour cette jolie chronique qui, à n'en pas douter, va inciter les lectrices et lecteurs à découvrir ces textes (moi y compris)
    marilire

    marilire Le 22/03/2021

    Ah, j'en suis ravie. Un autre attend, je le garde pour clore le mois à l'Est :)

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