J'avoue que j'ai vécu - Pablo Neruda

J avoue que j ai vecu

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- Traduit de l’espagnol par Claude Couffon -

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Le thème de ce mois d’août du groupe Les classiques, c’est fantastique est Sur un air latino, c’est à dire la littérature d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale, ainsi que le Mexique.

Quand on propose Classique et Amérique du Sud, je pense au Poète, le poète chilien Pablo Neruda.

« La poésie est une insurrection »

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J’avoue que j’ai vécu sont les mémoires de Pablo Neruda, interrompues par son décès. Elles ont été publiées à titre posthume l’année suivante, en 1974 ( traduction française 1975 - Éditions Gallimard )

Il s’agit bien de mémoires, pas d’une autobiographie au sens strict, même si le récit est chronologique ( complété par une biographie-bibliographie précise en fin d’ouvrage ).

Pablo Neruda s’attache aux rencontres, aux lieux -  paysages et atmosphères -, à l’émotion, à l’humour de certaines situations et expériences. De magnifiques descriptions parsèment les pages de fleurs, d’arbres, d’oiseaux, de montagnes, de vagues, de saisons, de pluie, de ciel. C’est un véritable hommage à la nature, à son pays, à sa région natale.

« J’ai souvent fait ce voyage aller et retour entre la capitale et la province, mais j’ai toujours éprouvé la même sensation d’étouffement quand je sortais des grandes forêts, du bois originel. Les maisons de briques séchées, les villes avec un passé, me paraissent pleines de toiles d’araignée et de silence. Jusqu’à maintenant je demeure un poète de l’intempérie, de la forêt froide que j’ai perdue à cette époque.»

On lit beaucoup de tendresse et d’espoir, avec une touche d’autodérision, toujours de l’émerveillement, de l’improbable, sur ces pages qui déploie la vision militante de son auteur, ses engagements politiques contre l’impérialisme, communiste convaincu dans le contexte de ce XXème siècle de luttes sociales et de guerres. C’est le récit de celui qui fut diplomate, qui fut l’ambassadeur du Chili en France durant la présidence de Salvador Allende. Les dernières pages, vibrantes, de ces Mémoires lui sont consacrées, trois jours seulement après l’assassinat du président le 11 septembre 1973 lors du putsch militaire. Pablo Neruda meurt à Santiago du Chili le 23 septembre de cette même année.

« Pour le poète, il est inoubliable et bouleversant d’avoir incarné, ne serait-ce qu’une minute, l’espoir aux yeux de beaucoup d’hommes

Ces Mémoires sont passionnantes, sous la plume élégante et directe, si vivante, si évocatrice, du poète. Il raconte et sa voix nous emporte, elle nous emmène loin, dans le siècle et dans le monde, puisque le poète fut grand voyageur, un « poète errant ».

Je ne peux que tracer ici de grandes lignes.

La première partie célèbre la région australe de l’enfance, l’Auricanie natale, son histoire d’Indiens et d’immigrés, la vie rude et modeste, la nature généreuse, ses découvertes et ses trésors.

« Sur ces plages sans fin ou dans ces monts inextricables naquit la communication entre mon cœur, c’est-à-dire ma poésie, et la terre la plus solitaire de la planète. Il y a de cela bien des années, mais cette communication, cette révélation, ce pacte avec l’espace n’ont jamais cessé d’exister dans ma vie.»

Neftali Ricardo Reyes Basoalto y naît en 1904. Son nom de plume, Pablo Neruda, adopté en 1920, deviendra son nom légal en 1946. Il poursuit ses études à Santiago, déjà poète. C’est une jeunesse turbulente et bohème, de misère, de compagnonnage d’artistes et de poètes fantasques et excentriques. Le poète est précoce, première publication en 1923 d’un recueil, des articles avaient précédés. L’étudiant s’engage, manifeste, dans la rue, dans les phrases et les vers.

Il est nommé consul en 1927 et ce sont « les chemins du monde» ( dans lesquelles on lit un véritable hymne à Valparaiso ), Birmanie, Malaisie, Ceylan, l’Inde. Le propos devient politique, anticolonialiste et antifasciste.

A Batavie, en Malaisie :

«  Le consul allemand Hertz adorait la sculpture moderne, les chevaux bleus de Franz Marc, les longues figures de Wilhelm Lehmbruck. C’était un homme sensible et romantique, un Juif qui avait derrière lui des siècles de culture. Un jour, je lui demandai :

- Et cet Hitler dont le nom apparaît de temps en temps dans les journaux, ce meneur antisémite et anticommuniste, ne croyez-vous pas qu’il puisse arriver au pouvoir ?

- Impossible ! me répondit-il.

- Comment cela, impossible ? L’histoire ne collectionne-t-elle pas les cas les plus absurdes ?

- On voit que vous ne connaissez pas l’Allemagne, affirma-t-il gravement. En Allemagne, il est totalement impossible qu’un agitateur aussi fou qu’Hitler puisse gouverner même un village.

O malheureux ami ! O malheureux consul ! Il s’en fallut de peu que cet agitateur fou ne gouvernât le monde. Et Hertz l’ingénu a dû finir dans une monstrueuse et anonyme chambre à gaz, avec toute sa culture et son noble romantisme. »

Cette partie a pour titre La solitude lumineuse, elle est publiée en Folio 2euros.

Cette année 1927, il effectue son premier voyage en Europe, il découvre l’effervescence artistique parisienne, rencontre Aragon, Eluard, Picasso.

« Pour nous, bohèmes provinciaux de l’Amérique du Sud, Paris, la France, l’Europe, c’étaient deux cents mètres et deux coins de rue : Montparnasse, La Rotonde, Le Dôme, La Coupole et trois ou quatre autres cafés.»

Pablo Neruda revient en Europe en 1934, nommé consul à Madrid. L’année précédente, à Buenos-Aires, il s’était lié d’amitié avec Federico Garcia-Lorca. En juillet 1936, il est à Madrid lorsque débute la guerre civile. En août, Garcia-Lorca est assassiné par les franquistes. Pablo Neruda écrit le livre l’Espagne au cœur, en soutien à la République. Cela lui vaut d’être relevé de son poste. Ses engagements politiques lui vaudront ainsi régulièrement d’être suspendu de ses fonctions consulaires jusqu’à ce qu’il y renonce définitivement.

A travers l’histoire du siècle, les Mémoires de Pablo Neruda nous raconte son chemin poétique, intimement lié à la vie, toujours.

« La poésie est toujours un acte de paix. Le poète naît de la paix comme le pain naît de la farine.

Les incendiaires, les guerriers, les loups cherchent le poète pour le brûler, pour le tuer, pour le mordre. [...] Les fascistes espagnols ont commencé leur rébellion en assassinant le plus grand poète de leur pays.[...]

Mais la poésie n’est pas morte, la poésie a la vie dure. On la malmène, on la traîne dans la rue, on la couvre de crachats et de quolibets, on la confine pour l’étouffer, on l’exile, on l’emprisonne, on tire trois ou quatre balles sur elle, et elle ressort de tous ces épisodes le visage bien lavé, avec un sourire de riz.»

La poésie en profession de foi.

Il revient en France avec pour mission de permettre à des exilés espagnols entassés dans les camps français de rejoindre le Chili, malgré les sympathisants fascistes chiliens et les trahisons. En 1940, il est consul au Mexique. De retour dans son pays, il est élu sénateur en 1945 mais la présidence de Videla se durcit, la censure est rétablie. Les discours de Neruda dérangent, il est radié, des poursuites sont engagées, la répression contre les communistes lancée. En 1948, Pablo Neruda est contraint à la clandestinité, caché, puis exfiltré du Chili ( en franchissant à cheval la cordillère des Andes pour passer en Argentine ). C’est l’exil. Il rejoint finalement la France, accueilli par « le génial Minotaure », Picasso, qui se chargera de régulariser sa situation. Il peut rentrer au Chili en 1952.

Dans ses Mémoires, Pablo Neruda nous parle de sa maison de l’Ile-Noire, de sa bibliophilie, de ses collections, les coquillages, les figures de proue. Il nous offre des portraits de grands poètes de tous horizons, développe des considérations sur la littérature, sur le statut d’auteur, les critiques ( qu’elles soient positives ou négatives, liées à l’oeuvre ou non ). Il revient sur l’aventure de son Prix Nobel en 1971.

J’avoue que j’ai vécu porte parfaitement son titre, c’est une lecture dense, éloquente et inspirante.

« J’aime le livre, la matière dense du travail poétique, la forêt de la littérature, j’aime tout et jusqu’aux dos des livres, mais non les étiquettes des écoles. Je veux que les livres soient sans écoles et sans classifications, comme la vie

A propos de littérature d’Amérique du Sud et centrale :

« Ces dernières années, le roman a pris une nouvelle dimension dans nos pays. Les noms de Garcia Marquez, de Juan Rulfo, de Vargas Llosa, de Sabato, de Cortazar, de Carlos Fuentes, du Chilien Donoso, retentissent partout et sont lus partout. [...] Je les ai presque tous connus et je les trouve particulièrement sains et généreux. Je comprends, chaque jour avec plus d’évidence, que certains ont été contraints d’émigrer pour trouver une plus grande quiétude dans leur travail, loin des haines politiques ou de l’envie grouillante qui rongent leurs pays. Les raisons de leur exil volontaire sont irréfutables : leurs livres deviennent à chaque instant plus essentiels pour la vérité et le rêve de nos Amériques.»

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- Un poème - extrait de Les Vers du capitaine  - Les vies ( Poésie Gallimard - traduction de  Claude Couffon  )

La Montagne et la rivière

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Mon pays a une montagne

Mon pays a une rivière

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Viens avec moi.

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La nuit monte vers la montagne

La faim descend vers la rivière

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Viens avec moi.

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Ces gens qui souffrent, qui sont-ils ?

Je ne sais, mais ce sont les miens.

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Viens avec moi.

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Je ne sais pas, mais ils m'appellent

et ils me disent : " Nous souffrons. "

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Viens avec moi.

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Ils me disent aussi : " Ton peuple,

ton peuple endurant son malheur

de la montagne à la rivière,

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avec sa faim, avec ses maux,

ami, ne veut pas lutter seul

et il t'attend."

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Ô mon amour,

ma petite, mon grain de blé,

mon rouge grain,

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le combat sera sans merci

et sans merci sera la vie,

pourtant tu viendras avec moi.

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- Un extrait du Chant Général ICI -

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En lisant, je pensais à cette formidable lecture en hommage, ce roman du chilien  Skarmeta Une ardente patience ( expression reprise d’un poème d’Arthur Rimbaud citée par Pablo Neruda dans son discours pour le Prix Nobel )

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- Sinon, une jolie figure classique sud-américaine, c’est l’argentine Mafalda née sous le crayon de Quino - marraine de ce blog -  ( série BD publiée de 1964 à 1973 ) - 

Mafalda societe de consommation

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- La littérature sud-américaine sur ce blog, c’est ICI -

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Commentaires

  • Kathel

    1 Kathel Le 30/08/2022

    Je m'arrêterai à Une ardente patience que j'ai beaucoup aimé, mais j'apprécie ton billet. Les extraits sont très beaux, encore une superbe lecture que tu as dénichée là... et je suis étonnée que ce ne soit pas un pavé... ;-)
    marilire

    marilire Le 31/08/2022

    540 pages, ce n'est pas de chance ;-)
  • Aifelle

    2 Aifelle Le 30/08/2022

    J'ai vu un film qui retraçait une partie de son errance des derniers temps. Le titre m'échappe tout de suite, mais tu vois certainement de quoi il s'agit. J'aime énormément sa poésie.
    marilire

    marilire Le 31/08/2022

    Oui, je me souviens, nous avions parlé de ce film. Il me semble que le titre est simplement Neruda.
  • Anne

    3 Anne Le 03/09/2022

    Je ne irai pas non plus ce livre mais forcément, c'était un incontournable pour toi.
    marilire

    marilire Le 04/09/2022

    Cela faisait trop longtemps que je voulais le lire. Rendez-vous bientôt pour plus de poétique :)
  • Fanny

    4 Fanny Le 03/09/2022

    Je "devais" lire aussi Neruda mais le temps m'a manqué...
    Les extraits mis sont très beaux...
    marilire

    marilire Le 04/09/2022

    Merci. J'aime particulièrement la poésie de Neruda.
  • maggie

    5 maggie Le 03/09/2022

    Je crois n'avoir jamais lu de poèmes de Neruda... Je ne savais pas non plus qu'il avait écrit des mémoires...
    marilire

    marilire Le 04/09/2022

    Les Mémoires sont un véritable témoignage, avec et au-delà de la poésie.
  • A_girl_from_earth

    6 A_girl_from_earth Le 04/09/2022

    Bon, j'avoue que même si ce n'est pas de la poésie pure, j'ai quelques réticences à lire les mémoires d'un poète^^, aussi formidable soit-il. En revanche, j'avais adoré Une ardente patience que je recommande aussi bien volontiers.
    marilire

    marilire Le 04/09/2022

    Il nous reste Mafalda ^^. Et le prochain rendez-vous poétique est pour bientôt ;-)
  • Passage à l'Est!

    7 Passage à l'Est! Le 04/09/2022

    Je ne suis pas très poésie mais mémoires, si. Tu as dû savourer la partie sur l'entre-deux-guerres? Et moi j'ai savouré aussi le clin d'oeil à Mafalda.
    marilire

    marilire Le 05/09/2022

    J'ai apprécié les portraits des auteurs de l'époque mais surtout cette histoire du Chili et des engagements. Nous nous retrouvons pour Mafalda.
  • Moka

    8 Moka Le 10/09/2022

    Que de beaux mots choisis ici. Il me faut lire Neruda sans plus attendre.

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