Journées de lecture - M.Proust

Journees de lecture

- Folio - 2017 -

Texte antérieur à l'écriture de la Recherche, Journées de lecture fut composé, dans sa première version, comme une préface à un ouvrage de l'auteur anglais John Ruskin.

- Texte extrait de Pastiches et mélanges - Imaginaire Gallimard -

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Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. "

Dans ce texte, Marcel Proust revient sur " l'expérience de la lecture ", et celle lecture en est à la fois délicieuse et nourrissante. 

Sur à peine moins d'une centaine de pages, nous y retrouvons le style, l'élégance de la plume, les fameuses phrases longues, l'art de la description, la précision, les fines digressions qui n'en sont pas vraiment, révélatrices d'atmosphère, de sentiments, et les pointes d'humour.

Le livre de l'auteur anglais semble une apologie de la lecture que Marcel Proust réfute. Notre grand auteur va s'évertuer à montrer les dangers de la lecture. Pour cela, il commence par isoler les souvenirs d'enfance de lecture, trop précieux. Il cherche à démontrer que le bonheur de ces souvenirs ne tient pas tant aux lectures elles-mêmes qu'au moment, au lieu, aux premières puissantes émotions qu'elles ont inspirées.

Je n'ai pas échappé à leur sortilège : voulant parler d'elles, j'ai parlé de tout autre chose que des livres parce que ce n'est pas d'eux qu'elles m'ont parlé. Mais peut-être les souvenirs qu'elles m'ont l'un après l'autre rendus en auront-ils eux-mêmes éveillés chez le lecteur et l'auront-ils peu à peu amené, tout en s'attardant dans ces chemins fleuris et détournés, à recréer dans son esprit l'acte psychologique original appelé Lecture... "

Déjà, c'est une réflexion sur la mémoire, sur le temps, sur notre perception du souvenir et du temps. Je me suis retrouvée dans ces pages de douceurs et de frustrations, dans ce bucolique et cet isolement si plein.

Isolement et solitude vont devenir des mots essentiels. Les dangers dont prévient Marcel Proust sont ceux de la passivité et de l'idôlatrerie ( qu'il qualifie de " maladie littéraire " ). C'est-à-dire, dans les deux cas, le fait de ne pas " s'approprier ses lectures ", de ne pas y réfléchir, de rechercher des lectures faciles qui confortent ou de se saisir des textes, notamment classiques, comme des bréviaires, des " prêts à penser ".

Marcel Proust utilise les expressions " activité créatrice originale " ou " création individuelle de l'esprit ", c'est ce que nous apporte la lecture; la lecture comme une incitation, une invitation, à la réflexion, à la compréhension, à revenir à soi notamment, et non un lieu de réponse.

" ... l'impulsion d'un autre esprit, mais reçu au sein de la solitude... "

Le suprême effort de l'écrivain comme de l'artiste n'aboutit qu'à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d'insignifiance qui nous laisse incurieux devant l'univers. [...] Tel est le prix de la lecture et telle est son insuffisance. C'est donner un trop grand rôle à ce qui n'est qu'une initiation d'en faire une discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas."

Lorsque Marcel Proust emploie le mot " spirituel ", qui deviendra récurrent dans la suite de son propos, il ne s'agit pas d'une dimension métaphysique mais plutôt psychique, intellectuelle.

" Tant que la lecture est pour nous l'initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n'aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l'esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l'effort de notre coeur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n'avons qu'à prendre la peine d'atteindre les rayons des bibliothèques... "

Cette lecture sur la lecture m'a paru bien salutaire, toujours intéressante et plaisante. En fin de texte, Marcel Proust revient au plaisir de lecture, à la liberté qu'elle offre ( amitié véritable sans faux-semblant ), le goût de la langue, parfois dépaysante parce qu'ancienne, qui nous emmène en voyage, la comparant aux pierres des monuments.

Cette prose fameuse m'a ravie. Je n'en gardais qu'une impression lointaine, sinueuse, n'ayant lu que le premier volume de La Recherche il y a des années, de nombreuses années. J'étais certainement moins patiente, ses contours et méandres m'ont aujourd'hui charmée.

De temps en temps, on entendait le bruit de la pompe d'où l'eau allait découler et qui vous faisait lever les yeux vers elle et la regarder à travers la fenêtre fermée, là, tout près, dans l'unique allée du jardinet qui bordait de briques et de faïences en demi-lunes ses plates-bandes de pensées : des pensées cueillies, semblait-il, dans ces ciels trop beaux, ces ciels versicolores et comme reflétés des vitraux de l'église qu'on voyait parfois entre les toits du village, ciels tristes qui apparaissaient avant les orages, ou après, trop tard, quand la journée allait finir. "

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Ce 4 novembre, c'est la journée de notre cher Goncourt... Marcel Proust a obtenu ce prix littéraire pour A l'ombre des jeunes filles en fleur, le second tome de La Recherche, en novembre 1919. Je vous recommande à nouveau le savoureux récit de Thierry Laget à propos de l'épique événement : Proust, prix Goncourt : une émeute littéraire.

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Commentaires

  • niki

    1 niki Le 04/11/2019

    proust, mon immense amour en littérature :)
    marilire

    marilire Le 04/11/2019

    Immense est le mot :).
  • Dominique

    2 Dominique Le 04/11/2019

    je me promet depuis déjà quelques temps de lire Thierry Laget
    cette journée de lecture est un de mes textes préférés de Proust, un des premiers lu et peut être pour cela un que je n'ai jamais oublié
    marilire

    marilire Le 04/11/2019

    Ce que tu écris à propos de ces Journées de lecture est très motivant pour me décider à lire La Recherche, sans me laisser impressionner, pour le plaisir.
  • keisha

    3 keisha Le 04/11/2019

    Oh je l'ai sûrement lu il y a longtemps (relecture?) mais celui de Laget, pas à la bibli, zut.
    marilire

    marilire Le 04/11/2019

    Absolument zut, il va te falloir le dénicher, je suis certaine que tu ne peux pas t'en passer !
  • Cléanthe

    4 Cléanthe Le 06/11/2019

    Je garde un très bon souvenir de ce joli texte sur la lecture
    marilire

    marilire Le 07/11/2019

    Oui, je crois que c'est un texte que l'on relit, que l'on s'approprie aussi.
  • MTG

    5 MTG Le 07/11/2019

    Faudrait peut-être que j'essaye ce petit livre puisque je ne suis jamais parvenu à lire Proust. Qui sait...
    Je croyais que c'était un texte inédit mais visiblement non...
    marilire

    marilire Le 12/11/2019

    Oui, ce serait une bonne approche. Ce texte n'est pas inédit, il est dans les collections " complètes " et toujours en préface du livre auquel il était destiné.
  • Praline

    6 Praline Le 08/11/2019

    Oh, je ne connaissais pas ce titre ! Je suis complètement d'accord avec lui sur les livres comme prêt à penser : si ce n'est que ça, mieux vaut ne pas lire. Hâte de le lire entièrement.
    marilire

    marilire Le 12/11/2019

    Ah, ce texte est pour toi !
  • Tania

    7 Tania Le 12/11/2019

    Proust est le compagnon de lecture idéal, celui que j'aimerais à mes côtés sur une île déserte. Je te souhaite bien du bonheur à lire La Recherche, mon plus grand bonheur de lectrice.
    marilire

    marilire Le 13/11/2019

    Merci. Ce serait bien, ça, imaginer être sur une île déserte et plonger dans la lecture.
  • Goran

    8 Goran Le 14/11/2019

    Comme beaucoup, j’adore Proust
    marilire

    marilire Le 15/11/2019

    Tu me confirmes qu'il est temps que je m'y perde...

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