L'île aux troncs - Michel Jullien

Mjullien

- Editions Verdier - août 2018 -

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Je ne publie pas la quatrième de couverture de cet excellent court roman ( un peu plus d'une centaine de pages ) car elle expose tout le récit, même si cette quatrième ne suffit pas à en dire la qualité, par sa force d'évocation, par son style.

Sans lyrisme ni compromis, Michel Jullien nous (ra)conte une grande histoire d'amitié dans la grande Histoire, celle de la Deuxième Guerre Mondiale côté URSS; une belle amitié d'infortunes, désenchantée, entre fatalité et naïveté, d'une fraicheur déconcertante considérant les circonstances. Sous la langue généreuse, aux phrases longues, descriptives, la dérision et le cynisme n'entachent pas du tout la tendresse et la chaleur qui affleurent.

L'île aux troncs, c'est l'île de Valaam en Carélie, dans le nord du lac Lagoda [...] non loin des contrées finlandaises. Ses pensionnaires " quelques cent vingt sédentaires ", en ces années 50, en sont les mutilés de guerre, les soldats estropiés de l'Armée Rouge, relégués là pour ne plus encombrer les rues d'une Union Soviétique en pleine reconstruction dont ils gâchent le paysage, ce " ramassis des grands lendemains ". Alors, les troncs, ce sont eux, ces hommes surnommés les Samovars du fait de la forme de leurs corps amputés des jambes; cette île " un comptoir des vétérans de 41, de 42 à 45, des braves ayant disséminé leur membres à leur corps défendant, en Pologne, qui en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Roumanie, en Allemagne, un peu partout mais la plupart en Russie " [...] Des Dimitri, des Boris, des Vladimir, des morphologies similaires avec le corps terminé en manière de culot, des hommes-ampoules. Autant de minorités nationales, autant de bigorneaux. " Et des médailles... Le roman s'ouvre sur une visite de cette colonie, cellule après cellule, un panorama édifiant qui se poursuit par une présentation géographique caustique de l'île.

Seul un homme garde encore une jambe, c'est notre Konstantin Leonid Tchoubine, qu'on appelle Kotik, lui, il lui manque aussi un bras. Il est inséparable de Piotr Antonov Sniezinsky, avec qui il partage tout, " leur jeunesse tronquée, vétérans et pupilles à 20 ans ", de la vodka aux épopées sur roues et béquilles bricolées, à l'adoration pour Natalia Fiodorovna Mekline - aviatrice, une héroïne, une soeur, une icone, dont ils déplient le portrait découpé dans un journal.

Leur amitié chiffrait dix années, ils entamaient la onzième, pas un jour sans que plus de cinquante mètres ne les eussent jamais éloignés, quarante peut-être, pas un sans qu'ils n'évoquassent la gloire de Natalia. Une fâcherie, un reproche, une amertume entre eux eût été aussi improbable qu'un départ de feu en plein Antarctique. "

Ces " soldats en loques dès 42, à présent reclus dans un îlot glaciaire occupé par leurs semblables, tous braves et d'allures hippogriffes, marqués d'injures rédhibitoires par quelle aberration ? " se sont recontrés à l'hôpital, ont connu ensemble les hospices, préféré ensemble le trottoir et la mendicité à Moscou et Leningrad avant qu'on leur impose la villégiature à Valaam, là où chaque hiver avait de belles vieillesses. Et tous deux s'adaptent et font leur affaire de cette retraite, cahin-caha, jusqu'à cet épilogue réussi, qu'il nous en ferait souhaiter une suite.

Reprenant une phrase de l'auteur pour qualifier ce roman, j'écris " Il s'y prenait bien, il y mettait les mots, l'idée et le ton. "

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" En ce sens Valaam a des airs d'utopie. C'est une île, une cosmogonie serrée dans un mouchoir de poche, un ailleurs fermé, une pastille au regard des 22,4 millions de kilomètres carrés de la Russie d'alors, une contrée sans échanges, difficile d'accès et où les choses à leur façon s'inversent le mieux du monde : l'eau est solide la plupart de l'année; ceux qui l'habitent marchent sur les mains, ils sont héros et déchus; les corps ont à la fois une expressivité anatomique indubitable et une allure irréelle, les gueules sont dignes et risibles; les autochtones hurlent de douleurs illusoires sur des jambes fictives et cependant elles sont réelles, cuisantes. Ils vont comme clopinent les utopies, pleins de tics affreux. Les cirques aussi sont des utopies ambulantes où les sociétaires ont chacun leur don peu commun, marcher en l'air, manger du feu, tutoyer les félins, se contorsionner... , n'importe la prouesse, ils forment une famille retranchée, hors normes, un bouquet de mirages bien complets, une utopie sciemment mise en lumière le temps d'une représentation à la face du monde, avant le tomber de rideau. Valaam. Freaks. Et comme chez Thomas More d'une certaine façon, ceux du lac Ladoga sont tous semblables, égalitaires de condition, de mémoire, de sexe, et, sinon Kotik, haut comme trois pommes. Pourtant Valaam n'est pas une fiction récréative, le sort baillé à la congrégation insulaire n'a rien d'une allégorie imaginée par un esprit volage. L'île serait plutôt une anti-utopie dans laquelle la colonie rivaliserait d'hyperréalisme morphologique sans qu'aucune idéologie politique ne préside à l'exil. L'île aux troncs, l'île aux remords soviétiques. "

En postface, l'auteur revient sur le cas de cet exil des vétérans à Valaam, expliquant comme il est difficile d'en savoir plus et mieux, citant les sources fragmentaires et les bémols. Il y a aussi, " toutefois et surtout, les dessins effarants de réalisme qu'à laissés Gennady Dobrov, plus crus que les témoignages d'un Otto Dix, ni tout-à-fait caricaturaux, sans cruauté cynique, d'une précision glaçante. "

L'un de ses dessins illustre le bandeau sur le roman. Vous pouvez découvrir les dessins de Gennady Dobrov ICI , ils sont impressionnants, tous ces dessins ont eu pour modèles des vétérans.

Gdobrov

The Front Scout Viktor Popkov - par Gennady Dobrov -

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Commentaires

  • Aifelle

    1 Aifelle Le 04/09/2018

    Je l'ai repéré dans la rentrée de Verdier ; je suis très tentée.
  • keisha

    2 keisha Le 05/09/2018

    Dès que c'est Verdier, ça vaut le coup de s'y pencher; Après on accroche ou pas, mais on peut faire de belles découvertes pas trop formatées.
  • Marilyne

    3 Marilyne Le 05/09/2018

    @ Aifelle : tout pareil, et j'ai cédé à la tentation ;). Une histoire prenante sur du style, une lecture comme je les aime.

    @ Keisha : oui, le me penche toujours sur les parutions Verdier, je suis bien d'accord, ça vaut le coup d'être curieux.
  • yuko

    4 yuko Le 05/09/2018

    Effectivement, les dessins de Gennady Dobrov sont impressionnants !
  • Marilyne

    5 Marilyne Le 06/09/2018

    @ Yuko : ah oui, tellement réalistes.
  • krol

    6 krol Le 08/09/2018

    Ca fait plaisir de découvrir un titre de la rentrée littéraire vu nulle part ailleurs. D'autant plus qu'il a l'air intéressant.
  • Marilyne

    7 Marilyne Le 08/09/2018

    @ Krol : il était en tête de liste de la petite sélection, et je n'ai pas été déçue.
  • ellettres

    8 ellettres Le 18/09/2018

    Fascinant ! Encore une page d'histoire oubliée... Vive la littérature qui met au jour ce genre de héros déchus. Les dessins de Gennady Dobrov (et les légendes qui les accompagnent) sont impressionnants et émouvants.
  • Marilyne

    9 Marilyne Le 18/09/2018

    @ Elletres : merci, je suis ravie que ce livre, comme les dessins, t'interpellent. Il semble que ce roman reçoive peu d'écho, c'est vraiment dommage.

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