La femme du tigre - Téa Obrecht

Femme tigre

- Calman-Lévy 2011 - Livre de poche 2013 -

- Traduit de l'anglais ( Etats-Unis ) par Marie Boudewyn -

Dans un pays des Balkans qui se remet d'un siècle de guerres, Natalia est chargée de vacciner les pensionnaires d'un orphelinat. Autour d'elle, tout n'est que superstitions. Les épidémies seraient des malédictions, les morts, des forces vives. Natalia rattache ces croyances absurdes aux contes que lui a transmis son grand-père. Mais l'histoire la plus extraordinaire, celle de la femme du tigre, il l'a emportée dans la tombe. En confrontant présent, souvenirs et légendes, Natalia comprendra les errements des générations passées, et les travers de la sienne.

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Voici un roman foisonnant qui nous raconte l'ex-Yougoslavie.

Aucun pays n'est cité, nous sommes dans les Balkans, dans une région du monde qui se divise. Il y a la Ville et les villages, maintenant séparés par des frontières. Si la narratrice de ce roman est Natalia, jeune médecin qui passe l'une des ces frontières pour une mission de vaccination d'enfants dans un orphelinat, le personnage principal de ce récit est son grand-père, lui-même médecin. Ce roman est un récit de souvenirs en regard du présent de Natalia, de sa restitution-réappropriation d'un passé. 

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" La guerre chamboula tout. Une fois dissociées, les composantes de notre ancien pays perdirent leurs caractéristiques de jadis, du temps où elle formaient les parties d'un tout. Ce qui nous était jusque-là commun - les monuments, les écrivains, les cientifiques et les anecdotes - , nous dûmes nous le répartir et nous le réapproprier. Il nous fallut renoncer à tel lauréat du prix Nobel qui leur revint, à eux, et baptiser notre aéroport du nom de notre savant fou, banni de notre patrimoine commun. "

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L'auteure, Téa Obreht, témoigne d'une maîtrise narrative remarquable pour ce premier roman. Alternant les temps, les légendes et le réalisme, elle dévoile au rythme des chapitres qui peuvent paraître déliés un récit fascinant au terme duquel les fils, les époques, les personnages, se rejoignent autour de cette figure du grand-père.

Le roman s'ouvre sur la complicité partagée entre la petite fille et le médecin, ces moments au zoo dans la Ville, où se trouve un tigre. Un tigre, comme l'indique le titre, est la seconde figure essentielle de ce(s) récit(s), mêlée à la lecture d'enfance du grand-père : Le livre de la jungle de Kipling, ce livre usé qui ne le quitte pas, glissé dans sa poche.

A l'annonce du décès de son grand-père, Natalia remonte le temps, au-delà du sien. Elle se souvient des années de guerre durant son adolescence, son irréalité, la jeune insouciance de sa génération, la prise de conscience tardive face aux conséquences, aux séquelles. Cette guerre plane sur tout le récit de façon diffuse, s'y inscrivant parfois de façon directe par des situations, des rencontres improbables, où affleurent toujours les superstitions. Il y a du picaresque sur ces pages. C'est une région entre deux époques, entre deux mondes, dans laquelle les hommes sont d'anciens combattants.

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" - Je n'ai plus de temps à perdre avec vous, conclut-il en se tournant vers moi. Il y a un cadavre ici que je dois déterrer si je veux que mes gosses se rétablissent. Qu'est-ce que vous dites de ça, docteur ? ça ne vous plairait pas que mes gosses se rétablissent ? 

J'observai ses cheveux clairsemés, plaqués sur son crâne dégarni, alors qu'il retournait à son trou en essayant de ne pas glisser.

- Je ne comprends pas.

- Il y a un cousin à nous dans ce vignoble, docteur.

D'un ample geste des bras, il m'indiqua les ceps, d'un bout à l'autre du terrain.

- ça fait douze ans qu'il est là. On l'a enterré pendant la guerre.

Il ne plaisantait pas.

- Il ne se plaît pas ici. Du coup, il nous rend malades. Dès que nous l'aurons trouvé, nous partirons. "

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En revenant sur/à l'enfance de son grand-père, Natalia nous raconte son village, le fictif Galina, ses membres, consacrant un chapitre à certains, remontant plus loin encore dans leur propre histoire. Il y a la présence turque avec la culture et la puissance ottomanes, il y a les classes sociales, la Deuxième Guerre Mondiale en écho, puis, plus tard, le siège d'une ville ancienne vouée à la destruction. Ces années là, pendant la Seconde Guerre Mondiale, un tigre s'échappe du zoo, erre loin de la Ville dévastée, s'installe dans la forêt aux abords de Galina. Sa présence - animal jamais vu auparavant - mystérieuse et redoutée, est au coeur des événements et constitue dans le temps une expérience fondatrice pour ce grand-père alors à peine âgé d'une dizaine d'années, prenant partie pour sa survie, pour cette femme sourde-muette qui est parvenue à " entrer en relation avec le tigre ". Autour d'elle, se cristalisent les croyances populaires.

- Le diable, vous dis-je ! affirma Vladisa. C'est le diable qui s'en prend à nous ! 

Dans l'esprit de mon grand-père, le diable recouvrait bien des notions. Le diable, c'était Lesi, le lutin rencontré dans les prés, qui vous réclamait des pièces de monnaie - envoyez-le promener et il mettra la forêt sens dessus dessous au point que vous n'y retrouverez plus votre chemin. Le diable, c'était aussi Crnobog, le dieu cornu qui convoquait les ténèbres. Quand vous faisiez des bêtises, vos aînés vous envoyaient au diable. Vous-même n'aviez le droit d'envoyer quelqu'un au diable que si vous étiez bien, bien plus âgé que lui. Le diable, c'était enfin le fils cadet de Baba Roga, qui caracolait sur un cheval noir dans les bois et que l'on connaissait sous le nom de Nuit. Parfois, le diable, c'était aussi la Mort, qui vous attendait à la croisée des chemins ou derrière une porte que l'on vous avait défendu d'ouvrir. A mesure que Vladisa décrivit en sanglotant un pelage orange à rayures, il apparut de plus en plus clairement à mon grand-père que la créature des bois n'était pas le diable en personne ni même un diable quelconque mais quelque chose de tout-à-fait différent, qu'il crut d'ailleurs avoir identifié. Son regard dut s'illuminer lorsqu'il s'exclama :

- Mais... c'est Shere Khan ! "

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Ce roman aux allures de fable est envoûtant. La prose fluide, les descriptions évocatrices sans pathos, nous entraînent sur ce chemin de deuil où chacun doit retrouver son âme, tandis que le voile de légendes, la part d'incertitudes et de ténèbres, donnent toute son ampleur au récit, lui conférant paradoxalement sa dimension profondément humaine; bel hommage à la mémoire d'enfance du roman familial - au roman des origines - où s'entrelacent les histoires et les mythes.

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" Quand un combat vise un objectif précis - se libérer d'un joug, défendre un innocent -, on peut espérer le mener à terme. Quand le combat consister à démêler son identité - son nom, ses racines, son attachement à tel monument ou à tel événement -, il n'aboutit qu'à la haine et à la longue et lente avancée de ceux qui s'en nourrissent et qui ont été gavés, délibérément, par leurs prédécesseurs. Dans ce cas, le combat n'en finit jamais, il se poursuit par déferlantes, et parvient encore à surprendre ceux qui espéraient avoir terminé de lutter. "

 

- Participation au Mois de l'Europe de l'Est -

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Commentaires

  • krol

    1 krol Le 11/03/2020

    Tu peux participer au mois d'Europe de l'est avec un roman écrit en anglais ? Ceci dit, il a l'air captivant.
    marilire

    marilire Le 11/03/2020

    Téa Obreht est née à Belgrade. Elle vit aux Etats-Unis. Il s'agit d'un roman des origines. Il est évident que par ce roman, l'auteure se réapproprie une histoire. J'ai posé la question aux organisateurs de ce Mois de l'Europe de l'Est quant à la pertinence de ce livre pour leur rendez-vous, la réponse a été positive. C'est un beau roman, prenant, sur l'ex-Yougoslavie, sur le déchirement, sur ce qu'il faut quitter, sur ce qu'on essaie de préserver.
  • Goran

    2 Goran Le 12/03/2020

    Après vérification, Téa Obreht possède la double nationalité, Serbe et Américaine, c’est donc valable. Merci beaucoup pour cette critique...
    marilire

    marilire Le 12/03/2020

    Grand merci pour ta confirmation. Le prochain est un classique hongrois, pas le moindre doute :).
  • Jérôme

    3 Jérôme Le 12/03/2020

    Je ne connaissais pas du tout, je suis ravi de découvrir grâce à toi un 1er roman qui semble parfaitement abouti.
    marilire

    marilire Le 14/03/2020

    Une réussite. Je pensais que ce roman avait été médiatisé à sa parution.
  • Kathel

    4 Kathel Le 12/03/2020

    J'avais lu ce roman à peu près à sa sortie, je crois, en 2011... et beaucoup aimé le mélange de réalisme magique, de souvenirs d'enfance, d'histoire de la région. Malheureusement, je n'ai pas accroché autant au dernier roman de Téa Obreht, Inland, sorti à l'automne dernier.
    marilire

    marilire Le 14/03/2020

    J'ai lu ton retour sur le second roman, et j'avoue que je m'en tiendrai à ta déception.
  • Patrice

    5 Patrice Le 12/03/2020

    Oui, bien sûr qu'il est valable, ce titre :-). L'histoire est vraiment intéressante, je me le note aussi !
    marilire

    marilire Le 14/03/2020

    Il est prenant ( touchant aussi ), et j'ai beaucoup aimé ce mélange des genres.
  • Lili

    6 Lili Le 14/03/2020

    En lisant le résumé et certains éléments que tu mentionnes, j'ai pensé à ce que tu m'as dit d'Olga Tokarczuk - mais comme tu ne fais pas du tout le parallèle dans ta chronique, je suppose que je fantasme complètement le truc ? :D
    marilire

    marilire Le 15/03/2020

    Je vois bien ce qui te fait penser à ce que je t'ai dit du roman d'Olga Tokarczuk, l'aspect fable, le mélange légende/réalité... Les romans ne sont pas comparables parce que le thème de celui de O.Tokarczuk est le temps, la destinée, notre relation au monde. Ce n'est pas le cas ici, où nous sommes plus sur un temps circonscrit et plutôt sur une sorte de " travail de mémoire " culturel et familial.
  • Valentyne

    7 Valentyne Le 13/04/2020

    Ton billet m’a fait comprendre ce qui m’a gênée dans ce livre : l’histoire de la superstition du cousin enterré depuis 12 ans , et qui rend les enfants malades ....
    J’ai aussi beaucoup aime la référence au livre de la jungle et de sa place dans la vie du grand père...
    marilire

    marilire Le 14/04/2020

    Je comprends, pendant cette lecture il faut accepter tout cet aspect " surnaturel ", qui paraît en décalage. Je ne regrette pas cette lecture, elle ouvre d'autres horizons.

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