La jumelle H - Giogio Falco

Jumelle h

- Verdier - 2019 -

- Traduit de l'italien par Louise Boudonnat -

La Jumelle H retrace par les voix alternées des jumelles Hilde et Helga, la vie d'une famille allemande depuis le Troisième Reich jusqu'aux années 2000. Hans Hinner, le père des jumelles, est un nazi bon teint : après une vie bonhomme et productive sous le Reich (journaliste il collabore activement à l'idéologie hitlérienne), il quitte l'Allemagne de l'après-guerre pour reprendre sur les côtes de Romagne une petite pension de famille qu'il rendra florissante. Ce n'est pas un monstre, sinon banal, qui s'installe à Milano Marittima, mais un homme gris, comme les uniformes de la terreur, comme la plage qui s'étend jusqu'à la mer, comme la mer qui s'étend jusqu'à l'horizon, comme les vies que rien ne distingue.

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La jumelle H est le premier roman traduit en français de Giogio Falco, il date de 2014 en version originale.

J'ai peu vu ce roman, paru en septembre 2019, mis à part quelques lignes dans la presse, c'est regrettable. Il est non seulement intéressant par le regard différent qu'il propose, mais également touchant, révoltant aussi, et dramatiquement réaliste.

Ce n'est pas tant le regard enfantin qui fait la particularité de ce roman, c'est la vision qu'il présente, élargie à toute une vie, au siècle; à plusieurs vies en fait, celles des membres de la famille Hinner, père, mère, les deux filles, jumelles. 

Hilde et Helga sont très différentes, elles n'appréhenderont pas du tout l'existence de la même façon, tout en restant très proches, du moins géographiquement, sans être complice. Leurs histoires, bien que dissociées, demeurent une histoire familiale, une histoire autour du père, autour des choix du père, jeune Allemand nazi qui reconstruira son existence en Italie. 

Ce roman n'est pas celui d'un énième et ultime profiteur des circonstances. Il est plus fin, ce récit, plus ambigü, et finalement plus féroce, mêlant l'évolution des sociétés aux destinés. Il me semble que ce roman raconte bien plus que le traumastisme d'une jeunesse ( pour le père, pour les filles ) en pays et période nazis. Il raconte une société individualiste, une société d'investisseurs. Hans Hinner change peu, il s'adapte, il cherche à bâtir, à prospérer. Il s'intéresse à " la modernité ", à l'argent comme moyen, à l'industrie, à l'entreprise; aux placements plus qu'aux engagements. C'est un comptable. - Nous sommes prêts à investir. Nous sommes de notre époque. C'est la loi du marché, voilà tout. " - . Le passé ne le préoccupe pas, ne le concerne pas; plus indifférent qu'amnésique. Il ne veut qu'aller de l'avant. Helga, modèle, docile, sans réelle ambition qu'une vie " rangée et conforme ", circonscrite à un petit monde familial, " boutiquière " dans l'âme, sans état d'âme, en sera l'ombre et l'héritière. Hilde, quant à elle, dès l'enfance, bien plus à vif, sensible, lectrice, comme  "flottante " au fil des années, plus introvertie, moins " réveillée " selon l'entourage, moins enracinée, une solitaire, est la narratrice des deux-tiers du récit. Elle regarde, elle observe. Ce sera à Helga de clôre le roman.

- Avant, nous ne mangions les pommes que dans le strudel. 

Cette phrase est de Hilde, et il ne sert à rien de la répéter, quelque chose qui voudrait résister à demain mais qui, en réalité, est moins qu'un souvenir, qu'un regret, juste du passé sombrant dans l'oubli. Helga et son père n'ont aucun mal à tourner la page, il suffit de laisser faire le lent, l'inexorable mécanisme du temps qui se nourrit de son propre effacement. "

Ce roman, en fresque familiale, sociale et historique ( sans que cet aspect soit développé de façon directe ), est un beau roman, habile, éclairant les ombres et les complexités sans avoir à braquer un projecteur. La lumière y est rasante, tout y est par touches. Sur la toile, c'est d'abord une petite ville bavaroise des années 30, la guerre relatée à distance par lettres, puis l'Italie fasciste, celle d'après-guerre, le statut des Sud-Tyroliens ( le Sud Tyrol rattaché à l'Italie après la défaite de l'empire austro-hongrois en 1918 ) et la discrimination, la société de loisirs et de consommation, le tourisme de masse, la publicité. La société se transforme, la famille Hinner assez peu, de façon relative. Ses membres vieillissent, on s'en doute, mais ce qui est décrit dans le temps, c'est cette société industrieuse; cette société qui accélère, produit, uniformise.

Certaines descriptions, certaines scènes sur plusieurs pages autour d'un personnage étranger au récit, pourront paraître des digressions. Au contraire, ces pages épiques exposent au grand jour " l'usine humaine ", que ce soit par les courses hippiques de Merano ou par la Bourse de Milan, par exemple.

Ce roman ressemble à un collage, chaque pièce significative vue de près, l'ensemble offrant un panorama. Chacun des personnages ainsi que la variété des choix narratifs et des réflexions qu'il suscite comme des évidences, rendent ce roman prenant. 

Merano accueille l'Europe entière. Criminels de guerre allemands et des Balkans, collaborateurs français qui écrivent des livres de cuisine, Sud-Tyroliens et fascistes italiens prêts à se lancer dans une nouvelle carrière politique, convalescents sans scrupule, industriels de l'agro-alimentaire, patrons de l'industrie sidérurgique, d'usines qui couvrent tout un pays, spéculateurs qui recyclent les surplus de l'armée. Les soldats américains mettent la main sur des tableaux du XVIIème siècle dans les coffres des Mercedes, ils utilisent des gants blancs de majordome, ils se contenteraient volontiers d'une bière et d'un hot-dog et seraient aussi contents qu'une riche veuve de guere, mais la distribution, la vente de vin et autres boissons alcoolisées sont interdites, la population civile ne doit pas traîner dans les rues, seul le trajet entre le travail et la maison est autorisé, ceux qui ne se remettent pas au travail sont assimilés à des saboteurs, le couvre-feu commence à vingt et une heure, après, ne circulent que les militaires américains et l'élite transnationale, les informateurs, les trafiquants, les ex-ennemis décidés à devenir les meilleurs amis; [...] les parachutes de l'armée n'ont pas fini de voler dans le ciel qu'ils sont déjà en vente, tout s'achète, une négociation incessante, d'un intérêt supérieur, mieux connue sous le nom de raison d'Etat, elle s'accorde à la nouvelle situation géopolitique internationale, la démocratie italienne reprend par le commerce. "

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- Ce roman est paru dans la collection Terra d'Altri des éditions Verdier. Cette collection est consacrée à la littérature italienne. Le catalogue ICI -

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Commentaires

  • krol

    1 krol Le 09/01/2020

    Merci Marilyne de mettre en avant un livre qui est passé inaperçu !
    marilire

    marilire Le 10/01/2020

    Avec plaisir. Les publications des éditions Verdier sont trop rarement mises en avant, c'est dommage.
  • niki

    2 niki Le 09/01/2020

    oh je suis trop contente, de l'italien - je vais visiter le site dont tu parles - merci marilyne
    marilire

    marilire Le 10/01/2020

    Il ne s'agit pas de lectures en VO mais il y a du choix :)
  • Aifelle

    3 Aifelle Le 09/01/2020

    Une histoire qui a l'air assez sombre dans l'ensemble, mais intéressante.
    marilire

    marilire Le 10/01/2020

    Une histoire d'ombres, oui, qui éclaire notre société...
  • Autist Reading

    4 Autist Reading Le 10/01/2020

    Tu as le don (et la curiosité) de dénicher des pépites que l'on ne voit nulle part ailleurs, ou presque.
    Je note ce roman parce que le thème m'intéresse mais aussi parce qu'il est paru chez Verdier,
    marilire

    marilire Le 11/01/2020

    En fait, je suis des éditeurs ( ou des collections ) qui m'intéressent, c'est vrai que certains de ces éditeurs ont rarement droit au tapage médiatique ( et pourtant ce ne sont pas de " petits éditeurs " , comme Verdier, Sabine Wespieser, Noir sur Blanc... ).
  • Ingannmic

    5 Ingannmic Le 11/01/2020

    J'aime beaucoup aussi cette maison d'éditions, qui me déçoit rarement, et dans laquelle j'avais découvert Antonio Moresco, avec l'étrange et poétique "La petite lumière", entre autres, et puisqu'il est question d'Italie..
    marilire

    marilire Le 12/01/2020

    Je dois de belles lectures aux éditions Verdier ( et j'aime leur livre, beaux et sobres ). Je suis leur publications dans la collection allemande aussi.
  • MTG

    6 MTG Le 12/01/2020

    En effet, il ne me dit rien, mais je ne suis pas très au courant de l'actualité littéraire. Les digressions je n'aime pas dans les romans, quelles que soient leur nature, je ne sais pas trop pourquoi mais ça ne passe quasiment jamais. Le fond du livre et la période à laquelle se passe l'histoire pourrait pourtant me plaire.
    marilire

    marilire Le 12/01/2020

    Peut-être parce que les digressions cassent ton rythme de lecture, celui de la narration. Dans ce roman, elles prennent leur sens au fil de la lecture, on comprend qu'elles sont des illustrations de situation, de contexte.
  • Dominique

    7 Dominique Le 13/01/2020

    je note immédiatement car je te fais confiance à toi et à Verdier merci de ce billet
    marilire

    marilire Le 14/01/2020

    Merci de ta confiance. J'apprécie particulièrement nos échanges de lecture.
  • Tania

    8 Tania Le 13/01/2020

    Tu es la première à m'en parler, je vais noter ce titre que tu donnes envie de lire. L'histoire sous un autre angle, en quelque sorte.
    marilire

    marilire Le 14/01/2020

    Ta remarque est juste, l'histoire sous une autre perspective, plus sociétale, plus " économique ".

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