La nuit de Lisbonne - Erich Maria Remarque

Lisbonne

- Première publication : 1962 - ( traduction française 2013 ) -

- Traduit de l'allemand par Dominique Auclères -

Lisbonne, 1942. Un homme erre sur les quais du port devant le paquebot qui part le lendemain vers les États-Unis. Il est émigré allemand, il n’a ni argent ni visa et ne sait comment rejoindre le monde libre. Un inconnu l’aborde et lui propose un étrange marché : en échange de passeports et de billets pour New-York, il devra écouter son histoire, le récit de sa fuite d’Allemagne, de son exil en France, de sa passion pour une femme.

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C'est la lecture de A l'Ouest rien de nouveau d'Austist Reading qui m'a décidée à lire enfin ce roman. Par ce billet, je voudrais vous convaincre que Erich Maria Remarque n'a pas écrit que ce roman là, si bouleversant soit-il, même si, en France, il a fallu attendre longtemps pour lire d'autres textes de l'auteur allemand ( Erich Maria Remarque a été déchu de sa nationalité allemande par les nazis, il a reçu la nationalité américaine, mais je préfère lui rendre sa nationalité natale, celle qui a inspiré ses écrits ).

Je voudrais vous convaincre de lire le recueil de nouvelles L'ennemi - ( chronique ICI ) - magistral sur l'après Première Guerre Mondiale, le retour des soldats; et de lire ce roman La nuit de Lisbonne, grand roman de l'exil et des réfugiés, aux résonances, hélas, contemporaines. Je vais oser écrire que je le trouve supérieur à A l'Ouest rien de nouveau, car ce roman révèle une profondeur quant au vécu, aux émotions, aux réflexions, que ne propose pas le célèbre roman qui se veut témoignage et manifeste pacifique. Ou je voudrais vous convaincre de lire d'autres titres - L'obélisque noir, Après, Les camarades... - , ce qui m'incitera à poursuivre la lecture des romans d'Erich Maria Remarque.

Je regardais fixement le bateau. Mouillé en rade du Tage, il se balançait sous un éclairage brutal. Je n'étais à Lisbonne que depuis une semaine, et peu fait encore à l'insouciance de cette lumière. Dans les pays que j'avais quittés, les villes noires s'élevaient pareilles à des mines de charbon, et le moindre lumignon dans l'obscurité pouvait être plus dangereux que la peste au Moyen-Age. Je venais de l'Europe du XXème siècle. [...] Le bateau s'apprêtait au départ, comme fit l'Arche au temps du déluge. Et c'était une arche, en effet. Tout bâtiment quittant l'Europe était une Arche. L'Amérique était un autre mont Ararat, et les flots montaient tous les jours.

Ils avaient submergé l'Allemagne et l'Autriche, englouti la Pologne, après avoir atteint Prague; Amsterdam, Bruxelles et Copenhague, Oslo et Paris étaient noyés, les villes italiennes inondées par le raz de marée; l'Espagne même était menacée. La côte du Portugal demeurait le dernier refuge des émigrants pour qui la justice, la liberté et la tolérance étaient plus précieuses que le sol natal et que la certitude du pain quotidien. Celui qui ne pouvait pas partir pour atteindre à la terre promise, l'Amérique, était perdu. Il mourait d'hémorragie lente dans le dédale épineux des visas d'entrée et de sortie, des permis de séjour et de travail, des camps d'internement, de la bureaucratie, de la solitude, de l'exil, de la terrifiante indifférence générale. [...] L'homme par lui-même n'était plus rien; un passeport valable était tout. "

Ce sont les premières lignes.

Ce roman, c'est donc le récit de cet homme qui se fait appeler Schwarz, le nom écrit sur le passeport qui n'est pas le sien, légué par un compagnon d'infortune; cet homme qui renonce à poursuivre le voyage; ce récit qu'il raconte au cours d'une nuit au narrateur-témoin. 

J'avais l'expérience de l'effondrement moral qui engendrait la terreur de la solitude, chez des gens comme lui ou moi. C'était l'agoraphobie des êtres qui ne sont à leur place nulle part. "

Son récit débute en 1939. Il va raconter son périple de trois années. Du pourquoi il s'est évadé d'Allemagne, du pourquoi il y avait été arrêté, torturé, enfermé dans un camp, il ne sera pas question. Juste l'évidence, le nazisme. Un opposant politique. Nous ne saurons rien de ses actions. Ce personnage est celui du migrant, son histoire est celle de sa fuite. Le comment. Et ce récit, rythmé par les départs et les poursuites, c'est celui des sentiments d'exil, celui des doutes sur le sens et la valeur de la vie, sur la justice, sur la perte et la disparition, sur le renoncement impossible du passé - " le souvenir est déjà un regret " - , sur les causes et motifs de l'endoctrinement, du fascisme. Il y a la bêtise, la facilité, la peur, le goût du pouvoir, le sadisme.

L'étrange hypnose qui s'exerçait sur eux me parut significative lorsque je les vis applaudir, comme si un homme en chair et en os les eût harangués. Dans ce geste s'exprimait pour moi la sombre et creuse obsession de notre époque, où la masse, frappée de peur et d'hystérie, quête des mots d'ordre, lancés de droite ou de gauche, pourvu que ceux-ci la dispensent de toute responsabilité, de la gênante obligation de réfléchir à ce qu'elle redoute et qu'elle est incapable d'éviter. "

Sans oublier la réalité de l'exil : les frontières à franchir l'une après l'autre, les difficultés d'argent, de logement, de travail, de documents administratifs indispensables et les combines si l'émigrant ne veut pas être condamné à " une vie de taupe ", à celle d'un criminel en cavale.

Et ce roman, c'est une histoire d'amour désespérée, celle de ce couple qui se retrouve dans la fuite, dans l'intensité et l'urgence de cette fuite, comme un sursis, " la perspective du temps " désagrégé. Parce que ce roman commence ainsi, par le retour clandestin en 1939 en Allemagne de notre monsieur Schwarz, après déjà cinq ans d'errance, pour revenir à son épouse, au moins une fois. Etranger chez lui, et face à elle, avec elle. Et pourtant prisonnier de cette vie d'avant.

" - Josefpourquoi es-tu revenu ?

J'aurais voulu l'assurer que j'étais revenu pour elle. Je ne le pouvais plus; ce n'était pas si simple... Je reconnaissais soudain, et à cet instant seulement, qu'un désespoir calme, mais implacable m'avait ramené; je me rendais compte que j'avais été au bord du suicide, parce que je n'avais pas pu faire abstraction du passé. Non, je n'avais rien surmonté ! Toutes mes réserves s'étaient retrouvées épuisées, et la seule volonté de survie s'était révélée trop faible pour briser la glace de la solitude. Je n'avais pas été capable de me refaire une vie. Peut-être ne l'avais-je jamais voulu. Je n'avais pas eu raison de mon passé. Je ne pouvais ni m'en désolidariser, ni en surmonter le souvenir. La gangrène était logée dans la plaie, et je m'étais trouvé devant ce choix : crever dans la pestilence, ou rentrer et tenter de guérir. "

Ce roman est dense, parce qu'il aborde également, à travers ces années de fascisme, le profit fait au détriment des émigrants et les camps français ( entre autres ) sans négliger toutefois quelques éclats de lumière, de joie, sous la tristesse et l'ironie. Le ton est parfois cinglant. C'est l'absurde de la situation de ces émigrants allemands que leur nationalité rend suspects ( autant pour les Espagnols ), leur arrestation en France les mettant encore plus en danger, impuissants devant l'avancée de l'armée allemande, sacrifiés - " Le soin qu'on mettait à interner des antifascistes dans un pays qui combattait le fascisme " -

Un jour, peut-être appellera-t-on notre époque celle de l'ironie, dit Schwarz. Mais son esprit ne peut se comparer à l'esprit ironique du XVIIIème siècle. Notre époque est ironique malgré elle; méchante, insensée et grossière, elle se caractérise par le progrès de la technique et par la régression de la culture. [...] Quoi d'étonnant dès lors si ceux qui, comme nous, ont échappé aux camps allemands, ont abouti dans des camps français ? Ils n'avaient pas lieu de se plaindre. Une nation qui lutte pour son existence à mieux à faire que de rendre justice à chaque migrant en particulier. On ne nous torturait pas, on ne nous gazait pas, on ne nous fusillait pas. Nous étions prisonniers, sans plus. Que pouvions-nous attendre d'autre ? "

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" - Qui n'y est pas allé ? dis-je. Marseille était le terrain de chasse des gendarmes et de la Gestapo. Ils attrapaient les émigrants, comme des lapins, devant les consulats.

Ils faillirent nous prendre aussi, dit Schwarz. Le préfet, reprit-il, faisait son possible pour aider les réfugiés. Mais comment ne pas stationner devant le consulat, alors que j'étais tenaillé par le désir de partir pour l'Amérique ? [...] Seulement il fallait prouver qu'on était en danger de mort, avoir des répondants américains, si possible, ou être inscrits sur une liste de personnalité de choix, artistes, écrivains, chanteurs célèbres. N'étions-nous pas tous en péril, et un homme n'en valait-il pas un autre ? La différence entre " êtres précieux " et " êtres ordinaires " ne pouvait-elle pas être assimilés à la différence entre " surhomme " et " sous-homme " ? "

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Il y a du témoignage dans ce livre, difficile de croire que les aléas des histoires individuelles parallèles soient inventés. Et puis, ce personnage, Josef Schwartz, il est d'Osnabrück, ville natale d'Erich Maria Remarque.

La nuit de Lisbonne est aussi roman de mémoire, par sa construction narrative. Monsieur Schwarz, ce qu'il souhaite seulement, c'est qu'un autre, un homme qui s'en va vers la liberté, écoute son histoire, pour la retenir, pour qu'elle vive, sans lui. Il me semble que cet aspect est symbolisé par le passeport de monsieur Schwarz, ce passeport qui donnera ce nom à trois hommes, un passeport dont nous connaitrons les trois histoires.

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" Hélène prit un paquet dans son panier.

- Voici un pâté de l'aubergiste, dit-elle. Avec ses meilleurs voeux, accompagnés de ces mots immortels : " Merde pour la guerre ! ". C'est fait avec des volailles. J'ai des fourchettes et des couteaux. Vive la civilisation. "

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Commentaires

  • Alys

    1 Alys Le 15/10/2018

    Mince, pas facile ce genre de lecture (mais très intéressant, très nécessaire). Je garde un souvenir très fort de À l'Ouest rien de nouveau et j'ai L'ennemi dans ma pile à lire.
  • Marilyne

    2 Marilyne Le 15/10/2018

    @ Alys : et pourtant la lecture est très fluide. Mais c'est vrai que c'est une lecture qui prend et interpelle. J'espère que tu sortiras " L'ennemi " de ta pile :)
  • Kathel

    3 Kathel Le 15/10/2018

    Je n'ai rien lu de l'auteur et je pense que je préférerais commencer par celui-ci que par "A l'Ouest...". Je note !
  • Aifelle

    4 Aifelle Le 15/10/2018

    J'ai lu "A l'ouest..." dans ma jeunesse, j'avoue ne plus m'en souvenir. Je cherche une idée pour mon challenge Portugal, celui-ci devrait pouvoir coller s'il se passe en partie là-bas.
  • Marilyne

    5 Marilyne Le 15/10/2018

    @ Kathel : je crois aussi que celui-ci t'intéressera, par le rythme de son récit et ses thèmes.

    @ Aifelle : je ne suis pas certaine qu'il convienne pour ton challenge. Il y a de belles pages sur Lisbonne, ville où les deux hommes se rencontrent mais le récit dans le passé ( qui est l'essentiel du roman ) se situe en Allemagne et en France.
  • Autist Reading

    6 Autist Reading Le 15/10/2018

    Ah, ben oui, voilà, bien joué !... Que veux-tu que je fasse d'autre maintenant que de me le procurer et me promettre de le lire prochainement ? D'autant que l'intrigue, outre son intérêt intrinsèque, me rappelle beaucoup Zweig par son côté un peu mystérieux et sa défense du monde libre contre le fascisme galopant.
  • maggie

    7 maggie Le 16/10/2018

    J'ai lu deux romans de cet auteur - A l'ouest rien de nouveau et Après et j'avais beaucoup apprécié son point de vue. JE note bien évidemment celui-là : merci de me donner envie de lire deux romans et recueil de cet auteur, livres qu'on méconnaît effectivement ! PS : je comprends pourquoi tu n'as plus le temps pour Balzac ! Que de lectures :-)
  • Marilyne

    8 Marilyne Le 16/10/2018

    @ Autist Reading : hé, hé. Je serai contente d'avoir ton retour de lecture ( je suis patiente ;)) ( et tiens, j'en présenterai un autre à ta suite ). Figure-toi que justement, j'ai du Zweig sur la pile ^-^

    @ Maggie : en fait, je suis en rattrapage de chroniques :-p ( Balzac, son heure viendra ) ( Zweig a écrit une biographie de Balzac :))
  • Annie

    9 Annie Le 16/10/2018

    Quel bel article, Maryline, qui va me pousser à lire un auteur que je n'ai encore jamais abordé. Qui plus est malheureusement, ce livre reste totalement d'actualité sur un sujet qui me touche beaucoup. Un grand merci à toi !
  • ellettres

    10 ellettres Le 16/10/2018

    Jamais lu cet auteur (dont en effet je n'avais entendu parler que de "A l'ouest"). Mais quelle force dans ces citations ! Le parallèle entre êtres précieux/ordinaires et les catégories nazies est puissant et dérangeant. Je note !
  • Lili

    11 Lili Le 17/10/2018

    Je dois avouer que je n'ai jamais lu Remarque. J'ai évidemment essayé "A l'ouest rien de nouveau" plusieurs fois (lecture imposée lorsque j'étais en 3e, puis lecture que je propose à présent à mes 3e. Le monde est un éternel recommencement) mais je n'accroche pas du tout au style. Du coup, je n'ai jamais réussi à décoller des premières pages. J'ai un peu honte.
    Cela dit, les extraits que tu cites ici me tentent déjà beaucoup plus. Donc rien n'est perdu pour moi avec cet auteur !
  • Marilyne

    12 Marilyne Le 17/10/2018

    @ Annie : je te remercie, j'ai vraiment essayé de rendre comme ce texte est fort, et encore d'actualité, oui, c'est frappant.

    @ Elletres : j'en ai noté tant des pages... J'ai été interpellée aussi par cette comparaison, par les réflexions sur les difficultés d'accueil aussi.

    @ Lili : Je l'espère que rien n'est perdu. Si tu es motivée, essaie le recueil de nouvelles L'ennemi ( retour à la Première Guerre Mondiale ). Je l'avais donné aux 3ème, ça avait plutôt bien fonctionné. Je présentais l'auteur et le roman A l'Ouest avant, avec quelques extraits en classe ( sait-on jamais, un jeune lecteur curieux ).
    Bon, E.M.Remarque, il compte dans la catégorie " Je présente de la littérature classique " ? ;)
  • Maggie

    13 Maggie Le 18/10/2018

    J'ai lu la bio de Balzac par Zweig mais je n'en ai plus grand souvenir. Il faudra que je la relise car elle est très courte
  • Marilyne

    14 Marilyne Le 19/10/2018

    @ Maggie : je la note aussi dans mes lectures :)
  • yuko

    15 yuko Le 24/10/2018

    Je ne m'attendais pas à une oeuvre écrite par un allemand... Tes lectures sont vraiment diversifiées et j'admire cette capacité que tu as, de découvrir de si nombreuses nationalités ! belle journée à toi !

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