La petite danseuse de quatorze ans - Camille Laurens

Petite danseuse

- Editions Stock 2017 - Folio 2019 -

Elle est célèbre dans le monde entier mais combien connaissent son nom ? On peut admirer sa silhouette à Paris, New York ou Copenhague, mais où est sa tombe ? On ne sait que son âge, quatorze ans, et le travail qu'elle faisait, car c'était déjà un travail, à cet âge où nos enfants vont à l'école. Dans les années 1880, elle dansait comme petit rat à l'Opéra de Paris ; mais comme elle était pauvre et que son labeur ne suffisait pas à la nourrir, elle ni sa famille, elle posait aussi pour des peintres ou des sculpteurs. Parmi eux, il y avait Edgar Degas.

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J'avais noté ce titre parmi les parutions de la rentrée littéraire 2017 puis laissé passer. Heureusement, la publication en format poche m'a permis d'y revenir. Cette lecture m'a passionnée. 

Camille Laurens s'intéresse à " la petite danseuse de quatorze ans " qui fut le modèle de Degas pour cette sculpture présentée en photographie de couverture. Cette statue l'interpelle, l'émeut. 

Par cette ballerine, en trois parties, l'auteure déroule un récit qui mêle l'art au social, parfaitement contextualisé historiquement et culturellement. J'ai aimé cette érudition qui ne s'impose pas, en partage, sensible, ce refus de la fiction.

La première partie est la plus longue, la plus éloquente, la plus approfondie. Il ne s'agit pas du tout d'une biographie de Edgar Degas, même si les questions et réflexions sur son art, ses motivations, sa personnalité, planent sur les pages. Il s'agit bien des petits rats de l'Opéra, ces jeunes filles de familles pauvres placées là parce que rémunérées, placées là, dans l'espoir ( ! ) des mères, d'un " protecteur ".

Le texte de cette première partie est celui d'une dénonciation sociale, en commençant par la réception publique et critique de la sculpture lors de l'exposition de 1881 au Salon des Indépendants à Paris. L'auteure nous permet de comprendre les féroces commentaires et condamnations sur l'oeuvre. Ces regards sur la scandaleuse petite danseuse, ce sont les regards sociaux d'une époque sur ces ballerines. Et? ce sont ces regards et ce qu'ils impliquent qui sont scandaleux.

Si la statue paraît obscène ( et inclassable ), c'est que les ballerines, les danseuses en général, font partie du folklore urbain - objets à la fois d'admiration et de dénigrement, d'attirance et de rejet, les " demoiselles de l'Opéra " -, elles évoquent licence et prostitution, ce " massacre des innocents " - " ... des petits rats, grouillant ici et là dans une atmosphère malsaine. Le surnom qu'on leur a donné dit leur condition. " - Il y a un réalisme crû dans la création de Degas, en représentant la danseuse entre femme et enfant, " ni séduisante, ni séductrice, elle n'est pas vêtue d'un beau costume de scène mais d'un justaucorps simple, sans parure. [...] Ce que montre Degas, en effet, ce n'est pas la danseuse mythique, c'est la travailleuse ordinaire; pas l'idole sous les feux de la rampe, mais la besogneuse de l'ombre, une fois les quinquets mouchés; pas l'objet de divertissement et de plaisir, mais le sujet aux prises avec la sinistre réalité." . Ce que montrent aussi ses toiles, la réalité.

Camille Laurens s'interroge sur les motifs de Degas. Dénonciation ou miroir des théories eugénistes de la période ? Quelle interprétation fut la sienne alors qu'il révolutionnait à sa façon l'art durant ces années qui voient le plein développement de l'Impressionnisme. 

Réalisme est le mot de ce récit. L'auteure croise les références culturelles et littéraires, politiques en un sens, citant autant les artistes que les auteurs, Zola, Balzac, Théophile Gautier, V.Hugo. Ces références sont très intéressantes, ce sont les combats de Hugo, les inspirations de Balzac et Zola, peignant avec des mots leur société. Cette petite danseuse est surnommée La petite Nana.

En lisant, j'ai découvert l'engagement de Théophile Gautier. Il signa un texte peu connu quoique incisif intitulé " Le rat ", décrivant les conditions de vie de ces jeunes filles, démunies, non scolarisées [...] qu'on appelle plus tard des " marcheuses " parce qu'elles passent leur temps à exécuter des pas, d'abord en salle de cours, puis sur scène où elles n'apparaissent que vers treize ou quatorze ans. [...] ce surnom de " marcheuses " qui anticipe leur proche avenir sur le bitume. "

" Théophile Gautier va encore plus loin dans l'évocation de ce haut lieu de libertinage qu'est le foyer de l'Opéra, avec ses trafics sexuels, ses " nuits jaunes du mal et de l'orgie " pour lesquelles les mères donnent à leurs filles des " leçons d'oeillades " avant de les vendre. " Tous les marchés d'esclaves ne sont pas en Turquie ", conclut-il. " 

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Degas

La classe de danse - E.Degas  - 1874 -

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Ce récit est en trois parties, trois temps d'écriture qui reviennent chacun sur la partie précédente, la complétant. La seconde partie, la plus courte, la plus intime, se situe dans l'atelier, le travail de l'artiste, celui du modèle. Camille Laurens s'intéresse à la conception de la statue, sa matière, au sens propre comme au figuré. J'ai ainsi appris que les sculptures de Degas ont été réalisées en cire. Les bronzes que l'on peut voir dans les musées ont été produits après son décès en 1917. Cette partie, plus intimiste, c'est Edgar Degas qui crée et Marie Van Goethem qui pose. " L'un est né en 1834, l'autre en 1865. Ils sont dans l'atelier, rue Fontaine, deux corps vivants que trente et un ans et tout séparent. ".

Ce sera dans la troisième partie que l'auteure revient au modèle de la petite danseuse. Elle se nomme Marie Van Goethem, elle est venue de Belgique à Paris avec ses parents et ses deux soeurs. Cette troisième partie est la plus personnelle, ce sont les recherches, la frustration d'avoir si peu d'informations sur Marie. 

Ses pages, que je lisais et relisais, étaient pleine de questions sans réponse, de réponses inachevées, de " peut-être " et de " jamais "; le dernier paragraphe commençait par ce constat : " j'ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées ", et restait suspendu sur " son secret. Un pauvre et précieux secret ". Le secret pour moi était dans la statue, c'était un secret de bronze à présent. Mais l'âme de ce secret flottait toujours. Marie Van Goethem était devenue ma Dora Bruder. "

Sur ces pages, il y a une amertume, une émotion aussi à consulter des archives, à lire écrites à l'encre ces vies en quelques mots et dates; une émotion qui fera se tourner l'auteure vers sa propre grand-mère, sa propre histoire familiale féminine à l'époque de la petite danseuse.

Ce dont nous parle Camille Laurens dans ce livre, c'est du statut de la fillette, de la jeune fille - jeune femme en cette fin du XIXème, et de la relation de l'art au réel. Marie Van Goethem a également posé pour cette mignonne Ecolière qu'elle n'a jamais été.

L ecoliere degas

- E.Degas - Vers 1880 - ( Bronze - Musée d'Orsay ) -

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- Un article de France Musique sur le réalisme de Degas et la réalité des petites danseuses de l'Opéra ICI -

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Commentaires

  • maggie

    1 maggie Le 28/02/2019

    J'adore ton billet ! Il me donne envie de découvrir ce livre et cet auteur que je n'ai pas encore lu.
  • Aifelle

    2 Aifelle Le 01/03/2019

    Le thème m'intéresserait, mais je ne suis pas sûre d'apprécier la plume de Camille Laurens.
  • MTG

    3 MTG Le 01/03/2019

    L'univers me plait et j'ai lu Camille Laurens une fois, il y a longtemps, avec beaucoup de plaisir. Tout de suite, je lis des livres plus faciles mais je garde cette idée quelque part.
  • Lili

    4 Lili Le 01/03/2019

    Je ne sais pas, le côté autofictionnel de l'écriture de Camille Laurends me rebute toujours un peu... Pourtant, le sujet de ce livre-là pourrait vraiment le plaire, tout comme celui de Celle que vous croyez qui vient d'être adapté au cinéma. J'hésite. Le mieux serait clairement que je retente l'aventure Laurens, pour voir.
  • Marilyne

    5 Marilyne Le 01/03/2019

    @ Maggie : j'ai beaucoup aimé la façon dont le sujet est traité, autant la précision que l'écriture en trois temps.

    @ Aifelle : je n'avais jamais lu Camille Laurens avant ce titre. J'avoue que c'est le sujet qui m'a intéressée, je ne sais pas si je la relirai.

    @ MTG : si tu apprécies l'auteur, je ne doute pas que tu y viendras !

    @ Lili : comme je l'écrivais à Aifelle, je n'avais jamais lu l'auteure, donc pas d'à-priori. L'autofictionnel est dans la troisième partie, comme en variations, mais ce n'est pas l'essentiel du récit ( en tout cas, pas pour moi )
  • Annie

    6 Annie Le 01/03/2019

    Magnifique billet, Maryline, qui donne envie de se précipiter sur ce livre.
  • Marilyne

    7 Marilyne Le 01/03/2019

    @ Annie : merci. Malgré le sujet révoltant, j'ai ressenti un réel plaisir de lecture, j'ai beaucoup aimé cette écriture en trois temps, et cette façon de rappeler comme certains auteurs sont " témoins actifs " de leur société.
  • Jerome

    8 Jerome Le 02/03/2019

    Intéressante cette "lecture" de l'oeuvre de Degas.
  • Ann

    9 Ann Le 04/03/2019

    Ce livre me plairait vraiment beaucoup. Je le note.
  • Tania

    10 Tania Le 10/03/2019

    Ton billet est si éloquent que je m'emparerai de ce livre dès que je l'aurai sous les yeux, merci.
  • Marilyne

    11 Marilyne Le 10/03/2019

    @ Jérôme : c'est certain que le regard sur les toiles est plus aiguisée après cette lecture !

    @ Ann : recommandé, le propos est prenant.

    @ Tania : merci, je crois que cette lecture ne peut que t'intéresser.
  • yuko

    12 yuko Le 12/03/2019

    Je ne connaissais pas "Les marcheuses".. Ca me donne envie d'en savoir plus !

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