
- Seuil - 2021 -
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La porte du voyage sans retour " est le surnom donné à l'île de Gorée, d'où sont partis des millions d'Africains au temps de la traite des Noirs. C'est dans ce qui est en 1750 une concession française qu'un jeune homme débarque, venu au Sénégal pour étudier la flore locale. Botaniste, il caresse le rêve d'établir une encyclopédie universelle du vivant, en un siècle où l'heure est aux Lumières. Lorsqu'il a vent de l'histoire d'une jeune Africaine promise à l'esclavage et qui serait parvenue à s'évader, trouvant refuge quelque part aux confins de la terre sénégalaise, son voyage et son destin basculent dans la quête obstinée de cette femme perdue qui a laissé derrière elle mille pistes et autant de légendes.
S'inspirant de la figure de Michel Adanson, naturaliste français (1727-1806), David Diop signe un roman éblouissant, évocation puissante d'un royaume où la parole est reine, odyssée bouleversante de deux êtres qui ne cessent de se rejoindre, de s'aimer et de se perdre, transmission d'un héritage d'un père à sa fille, destinataire ultime des carnets qui relatent ce voyage caché.
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C'était l'un des romans de cette rentrée littéraire que j'attendais, le précédent de David Diop - Frère d'âme - ayant été un coup de coeur par sa puissance d'évocation, par son sujet. Pour celui-ci, j'ai été ravie, en lisant la présentation dans les programmes de parution, de découvrir qu'il mettait en scène un naturaliste à une période qui m'intéresse.
Quant au principe de narration, tout est dit dans le sous-titre : Les carnets secrets de Michel Adanson. Il s'agit donc d'un récit enchâssé, un récit à rebours : vieil homme à l'agonie, Michel Adanson écrit l'histoire officieuse de son voyage au Sénégal en 1750, plus de cinquante ans avant, alors qu'il avait 23 ans. C'était un voyage scientifique, en accord avec la Concession française. Ces carnets dévoilent un récit de voyage amoureux, un roman du Sénagal et une romance.
J'avoue avoir trouvé long et convenu le début de ce roman, cette partie avant les carnets consacrée à Aglaé, la fille de Michel Adanson, destinataire du récit. Des pages explicites, auxquelles je me suis toutefois attachées au fil de la lecture lors des passages narrant l'amour ressentie par Aglaé pour le château qu'elle rénove, pour les jardins qu'elle aménage, son " lieu à soi ".
Dans ses carnets, Michel Adanson révèle l'expérience bouleversante et fondamentale que fut ce voyage au Sénégal. Il y découvrit l'amour fulgurant et passionnel, un peuple, une culture, la violence de l'exploitation européenne, sa morgue, une spiritualité, une vision du monde. Tel un Candide, avec l'héritage des philosophes et la rationalité en bandoulière, la rentabilité dans les bagages ( " maîtres et possesseurs de la nature " selon Descartes ), le naturaliste est confronté à la réalité humaine de l'esclavage : les rapts, les prisons, les êtres traités comme du bétail, les terres exploitées sans dicernement.
" J'ai fait ce voyage au Sénégal pour découvrir des plantes et j'y ai rencontré des hommes.[...] Les habitants du Sénégal ne nous sont pas moins inconnus que la nature qui les environne. "
David Diop évite l'écueil du récit en noir et blanc. Il n'occulte pas les complexes implications politiques, les rivalités de royaumes, la complicité des rois africains qui fournissent ou emploient des guerriers mercenaires qui pratiquent " le moyäl ", la razzia, dans les villages pour les esclavagistes. Il nous livre une réflexion universelle sur le pouvoir, les jeux de pouvoirs.
L'auteur nous parle de ce refus de connaître, de comprendre, d'admettre la différence sans juger, sans préjugé de supériorité culturelle, en partage; comme déjà Montaigne le soulignait dans son texte " Les Cannibales ".
" S'il avait voulu se donner la peine de connaître véritablement les Africains, plus d'un voyageur européen en Afrique aurait dû faire comme moi. J'ai tout simplement appris une de leurs langues. ".
" Nous ramenons toujours l'inconnu au connu. [...] Les monuments historiques des Nègres du Sénégal se trouvent dans leurs récits, leurs bons mots, leurs contes, transmis d'une génération à l'autre par leurs historiens-chanteurs, les griots. Les paroles des griots, qui peuvent être aussi ciselés que les plus belles pierres de nos palais, sont leurs monuments d'éternité monarchiques.
Ce que l'auteur écrit de la pratique de la langue est très intéressant. Il revient sur le fait que dire en une autre langue, c'est penser en cette langue, adaptée à sa culture, ouvrant l'espace de cette culture, de sa compréhension. Certaines images, certaines sensations, sont difficilement traduisibles. Le récit perd de sa vérité, de son intensité, traduit.
Ce roman est plus dense qu'il n'y paraît, il ne faudrait pas le réduire à cette romance historico-exotique. A travers cet amour désespéré, filant le mythe d'Orphée, le narrateur fait face à lui-même. Aurait-il eu le courage d'épouser cette femme sénégalaise - Maram Seck " la Revenante ", celle qui est revenue de l'esclavage - de l'imposer à son entourage, d'affronter les regards, les remarques, la réprobation, la disgrâce sociale.
Ce récit est vibrant, de descriptions, de couleurs, de paysages, de beautés, servi par un réel talent de conteur qui mêle les légendes et croyances aux paroles des personnages, hommage à cette vision du monde que le narrateur, fasciné, appréhende peu à peu. Cette présence du surnaturel au coeur même de la vie apporte une dimension supplémentaire au roman, cette dimension constitutive des personnages.
" - Les Laobés sont les défricheurs de la brousse, m'a expliqué Ndiak. Ce sont eux qui permettent aux royaumes d'étendre leurs terres cultivables. Ils savent les prières qu'il faut réciter avant de couper les arbres, de même que toutes les précautions à prendre pour éloigner les génies des villages pris sur la brousse. Sans les Laobés, les rois ne pourraient pas trouver de nouvelles terres à distribuer à leurs courtisans et à leurs soldats.
J'étais encore jeune et, alors que je ne me gênais presque jamais pour dire ce que je pensais, je me suis retenu avec peine de rétorquer à Ndiak que cette imagination du pouvoir des hommes sur de prétendues forces occultes n'étaient qu'une grossière superstition. Mais, à présent que je suis devenu vieux, je vois dans ces croyances un des merveilleux subterfuges trouvés par certaines nations du monde pour limiter le pillage de la nature par les hommes. Malgré mon cartésianisme, ma foi dans la toute-puissance de la raison, [...] il me plaît d'imaginer que des femmes et des hommes sur cette terre sachent parler aux arbres et leur demander pardon avant de les abattre. Les arbres sont bien vivants, comme nous, et s'il est vrai que nous devions nous rendre maîtres et possesseurs de la nature, nous devrions avoir des scrupules à l'exploiter sans égards pour elle. Je ne trouve donc plus absurde, aujourd'hui que j'ai une plus grande expérience de la vie, et alors même que je suis sur le point de la quitter, que des hommes d'une race différente de la mienne aient une représentation du monde tendant à manifester du respect pour la vie des arbres."
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La fille de Michel Adanson, Aglaé, est devenue propriétaire du château de Balaine, dans l'Allier. Ce château est réputé pour son jardin à l'anglaise ainsi que pour son arboretum; un parc à l'anglaise créé par la digne fille du naturaliste en 1804, considéré comme le plus ancien parc floral et botanique privé en France.
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" Elle léguerait plutôt à ses enfants un endroit dont le coeur vital serait non pas le château mais son parc, la beauté et la rareté de ses plantes, de ses fleurs et de tous les arbres dont elle le sertirait. Quand les châteaux s'écroulent au bout de quatre siècles parce que les hommes qui les ont construits et les descendants de leurs descendants ont disparu, seuls les arbres qu'ils ont plantés tout autour résistent au temps. La nature ne passe jamais de mode. "
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- Le billet de Sylire qui propose un lien vers une interview de l'auteur -
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Commentaires
1 A_girl_from_earth Le 05/09/2021
marilire Le 06/09/2021
2 Aifelle Le 07/09/2021
marilire Le 07/09/2021
3 niki Le 07/09/2021
marilire Le 07/09/2021
4 Bono Chamrousse Le 09/09/2021
Cette rentrée littéraire 2021 est décidément un excellent cru !
Je viens de commencer "La plus secrète mémoire des hommes" de Mohamed Mbougar Sarr et c'est déjà ultra prometteur.
marilire Le 09/09/2021
5 Kathel Le 09/09/2021
marilire Le 13/09/2021