La septième croix - Anna Seghers

La septieme croix

- Métailié 2020 - Collection Suites 2021 -

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- Traduit de l'allemand par Françoise Toraille -

- Nouvelle traduction avec une postface de Christa Wolf -

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Paru en collection poche ( la collection Suites des éditions Métailié ) en septembre dernier, ce roman d'Anna Seghers est un roman historique; historique doublement : d'abord parce que ce roman a été publié en 1942 durant l'exil de l'auteure allemande. Le parcours de l'écrivaine ainsi que celui de ce livre sont présentés en postface. Dès 1933, Anna Seghers se consacre à un cycle romanesque consacré à l'Allemagne depuis la Première Guerre Mondiale. Ce roman-ci est le troisième, écrit en région parisienne. Littérature d'exil germanophone, comme d'autres auteurs allemands, Anna Seghers dénonce les violences - passées et à venir - du nazisme.

Pour La septième croix, l'écrivaine s'appuie sur des témoignages d'évadés, les complétant de sa formation d'historienne qui lui permet d'exploiter les " documents officiels " ( presse, archives ). En 1939, Anna Seghers envoie dans l'urgence le manuscrit à son éditeur à New-York, espérant une traduction rapide en anglais afin qu'il soit diffusé. La France est envahie, elle se cache, recherchée par la Gestapo. Avec ses enfants, elle parvient à rejoindre le sud de la France encore libre, proche du camp de Vernet où sont mari est interné par le gouvernement de Vichy comme opposant allemand au fascisme. De Marseille, elle embarque pour le Mexique. Le roman est publié en 1942 aux Etats-Unis entrés en guerre : " Roosevelt dirige le pays; ce genre de livre suscite alors beaucoup d'intérêt et le sujet est jugé digne d'être porté à l'écran à Hollywood. De nombreux lecteurs peu familiers de la situation en Allemagne découvrent alors que le fascisme vise d'abord la population autochtone qui est aussi la première à lui résister. " L'éditeur nous précise que ce roman fut envoyé aux soldats américains partis combattre en Europe.

Sur sa gauche comme sur sa droite, la colonne était enserrée entre les SA et les SS. Au-dessus de la place et derrière elle, le brouillard. A cette heure-là, tous se crurent perdus. Ceux qui parmi les détenus croyaient en Dieu se dirent qu'il les avait abandonnés. Ceux qui ne croyaient à rien laissèrent le vide les envahir, tout comme on peut pourrir encore vif. Ceux parmis les détenus qui ne croyaient à rien d'autre qu'à la force qui anime l'être humain se dirent que cette force ne vivait plus qu'en eux, que leur sacrifice était devenu inutile et que leur peuple les avait oubliés. "

Le sous-titre de ce roman est explicite : Roman de l'Allemagne hitlérienne.

Le récit se déroule en Rhénanie, entre Mayence, Worms et Francfort, sûrement en 1937, à l'automne. Sept hommes s'évadent du camp de Westhofen. Ce roman est celui de leur évasion, d'heures en heures. Nous suivons particulièrement l'un d'eux, Georg Heisler, incarcéré en décembre 1934. Nous comprenons peu à peu, sans que le mot soit écrit, seulement celui de syndicat, qu'il s'agit d'opposants communistes actifs. 

Le récit est intense, la narration fine, des scènes croquées comme des chroniques, la vie " des autres " vue par les yeux du fugitif. C'est l'Allemagne de 1937 au quotidien. Certes, c'est la chasse mise en place, tout le réseau de surveillances, de fiches, d'interrogatoires, de menaces mais également la situation de la population, la peur, l'engagement vers le nazisme ou le refus, le doute et la suspicion, les plus petits gestes-mots-choix si lourds de conséquences, l'emprise sociale-économique-familiale du facisme, de sa propagande.

Quand on lutte, tombe, et qu'un autre reprend le drapeau et lutte et tombe aussi, et que le suivant le reprend et doit à son tour tomber, c'est un ordre naturel, car on obtient rien sans en payer le prix. Mais si personne ne veut reprendre le drapeau, parce que personne ne connaît plus sa signification ? Alors, nous eûmes pitié de ces jeunes gens qui faisaient la haie pour accueillir Wallau [ un des évadés ], lui crachaient dessus, le regardaient d'un air bovin. Voilà qu'on arrachait du sol de ce pays ce qu'il produisait de meilleur, parce qu'aux enfants on avait enseigné que c'était de la mauvaise herbe. Tous ces garçons et ces filles, là dehors, une fois qu'ils avaient derrière eux la Hitler Jugend, l'organisation des Jeunesses hitlérienne, puis le service du travail et l'armée, ils étaient semblables aux enfants de la légende qui, élevés par des bêtes, finissent par déchirer leur propre mère. "

Avec Georg, nous suivons les six autres évadés lorsque leur route se croisent, les femmes dans les fermes, les ouvriers dans les usines, les mères, la Jeunesse hitlérienne; nous suivons également les policiers, le directeur du camp et ses adjoints. Ce roman est une fresque de la société allemande, qui ne néglige pas les paysages, avec arrêts sur images. L'auteure nous place au plus proche de tous ses personnages, de leurs émotions, de leurs questions. Des scènes avec Georg sont magistrales, la nuit réfugié-enfermé dans la cathédrale de Mayence, ses accès de panique, de désespoir, de folie, les souvenirs auxquels il s'accroche.

C'est la " puissance, l'éclat de la vie ordinaire. ". Anna Seghers s'attache à chacun de ses personnages, leur fragilité, il n'y a pas de second rôle, du vieux jardinier à son jeune apprenti. Réaliste, elle nous emmène au coeur des évènements, de l'époque, du pays, de la population.

Une lecture sous tension, dont il reste de la tristesse bien plus que de la colère.

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 " Nous avons tous ressenti comment les événements extérieurs peuvent changer l'âme d'un être humain, de manière profonde et terrible. Mais nous avons également ressenti qu'au plus profond de nous il y avait aussi quelque chose d'insaisissable et d'inviolable. "
 

En France, il est publié dès 1947 dans une traduction que l'auteur avait refusée, puis en poche en 1986, les ayants droit n'ont pu en interrompre la vente qu'en 2010. Nous présentons ici une nouvelle traduction avec une postface de Christa Wolf.

- Participation aux Feuilles allemandes -

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Commentaires

  • Eva

    1 Eva Le 03/11/2021

    Bonjour Marilyne,
    Merci pour ta chronique très intéressante qui donne envie de se plonger dans ce roman immédiatement. Elle confirme tout le bien que j’ai pu lire sur Anna Seghers… Je connais « L’excursion des jeunes filles qui ne sont plus » que j’ai chroniqué il y a 2 ans - un livre court mais très fort. Il faut que je regarde lequel de deux a été écrit plus tôt…
    Pour moi, ces livres sont les meilleurs témoins d’époque et on devrait leur consacrer plus d’attention aujourd’hui.
    Merci.
    marilire

    marilire Le 04/11/2021

    Merci à vous, j'avais noté ce roman depuis sa parution en grand format, ce rendez-vous des Feuilles allemandes m'a motivée à me décider. Je vais relire Anna Seghers, c'est certain ( les deux dernières années, j'ai exploré l'oeuvre d'Erich Maria Remarque, il est temps que je varie ;))
  • Livr'escapades

    2 Livr'escapades Le 03/11/2021

    Merci beaucoup pour ta participation, Marilyne, et la présentation de ce témoignage historique très fort. Les Editions Métailié ont vraiment un beau catalogue de titres allemands.
    La littérature d'exil m'a toujours intéressée et Anna Seghers figure en bonne place sur ma liste d'auteurs à lire.
    Fabienne
    marilire

    marilire Le 04/11/2021

    Je me rends compte que je connais peu les titres allemands publiés par Metailié ( à part quelques grands noms contemporains ). Pour la littérature allemande, je me tourne plus spontanément vers Verdier.
  • Kathel

    3 Kathel Le 03/11/2021

    Tu commences très fort le mois allemand : et ce que tu en dis me donne grande envie de lire ce roman.
    marilire

    marilire Le 04/11/2021

    Ah, ravie. Celui-ci, cela fait un an que je me promets de le lire !
  • A_girl_from_earth

    4 A_girl_from_earth Le 03/11/2021

    Je ne connaissais pas cette auteure mais je trouve ça très intéressant ce point de vue de l'Allemagne nazie à travers une Allemande de l'époque en exil. Je vais m'intéresser de plus près à ses écrits. Merci pour cette découverte !
    marilire

    marilire Le 04/11/2021

    La finesse de son approche est impressionnante et terrible, surtout lorsque l'on pense qu'elle ne pouvait pas avoir le recul du temps.
  • Aifelle

    5 Aifelle Le 04/11/2021

    Je l'ai commencé, puis laissé de côté (pas abandonné ..). Je venais déjà de lire deux autres textes sur la deuxième guerre mondiale et les nazis et c'était trop, la coupe était pleine. J'y reviendrai plus tard.
    marilire

    marilire Le 04/11/2021

    C'est certain, la lecture est éprouvante, j'ai vraiment ressenti la tension ( et puis, on ne peut s'empêcher de penser aux années qui vont suivre ). Je comprends bien que l'on n'enchaîne pas ce type de lecture.
  • Passage à l'Est!

    6 Passage à l'Est! Le 04/11/2021

    J'ai lu un avis récemment sur ce livre (mais où?) et j'avais été époustouflée par le fait qu'il était écrit dès le début des années 1940. Ta chronique me donne d'autant plus envie de le lire. Elle me rappelle aussi certains passages du "Voyage" d'Ida Fink, où ses personnages évadés (pendant la seconde guerre mondiale) voyaient autour d'eux l'Allemagne des gens "normaux".
    marilire

    marilire Le 05/11/2021

    Tu m'as rendue curieuse de ce " Voyage "... " La septième croix " est un roman prenant, d'une réelle intensité narrative, une lecture marquante.
  • Ingannmic

    7 Ingannmic Le 05/11/2021

    Je l'avais noté chez Electra, je crois. Bonne nouvelle que cette sortie poche ! J'ai lu "Transit", de cette même auteure, il y a très longtemps, qui est à découvrir, aussi.
    marilire

    marilire Le 06/11/2021

    Je relirai Anna Seghers. Cette nouvelle traduction m'a permis de la découvrir.
  • Bono Chamrousse

    8 Bono Chamrousse Le 25/11/2021

    Celui-là me tente énormément ! Je note ! ;-) :-*

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