Le bûcher - György Dragoman

Le bucher

- Gallimard du monde entier - 2018 -

- Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly -

La Roumanie vient tout juste de se libérer de son dictateur. Les portraits du camarade général ont été brûlés dans la cour de l'internat où Emma, treize ans, arrivée après la mort tragique de ses parents, cherche encore à s'orienter. Quand une inconnue se présente comme étant sa grand-mère, elle n'a d'autre choix que de la suivre dans sa ville natale. Cette femme étrange partage sa maison avec l'esprit de son mari défunt et pratique la sorcellerie. Mais Emma comprend vite qu'il y a d'autres raisons à l'accueil malveillant que lui réservent les habitants de la ville. Peu à peu, elle découvre les secrets de sa famille. Profondément traumatisée et compromise par l'histoire qu'a traversée son pays, sa grand-mère a utilisé les pouvoirs de la magie pour surmonter des décennies dominées par la peur, la manipulation et la terreur.

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Quel roman ! Et quelle maîtrise et et quelle puissance narratives. Sur ces pages, il y a quelque chose de profondément poignant, de terriblement envoûtant.

Le récit est celui de la jeune Emma, des phrases longues, et une distance, elle raconte, elle décrit, partageant ses émotions, ses visions, plutôt que des explications, peu de noms. Ce qui semble fantastique, " magique ", rend ce roman d'autant plus bouleversant, parce que cette " magie " relève bien plus du rituel, un rituel de protection, d'expiation, que de la sorcellerie. Une réinterprétation du réel, une façon de le conjurer, de lui donner du sens, sur cette opacité. Les voiles plombés de la dictature et du nazisme sont autant là que dans les scènes réalistes.

Le bûcher, c'est celui de la dictature roumaine, celui pour les sorcières, celui de la vindicte populaire; le bûcher des souvenirs et de la mémoire, celui des morts aussi.  Et la jeune Emma est un phoenix.

Rapidement, à la lecture, nous comprenons les raisons de l'hostilité des habitants de cette ville envers la famille de la grand-mère. Dans les grandes lignes. Puis l'histoire et l'Histoire se déploient. Des chapitres courts, comme des chroniques - la maison, l'école, la nature, les filles, les garçons, le dessin avec la capacité et la liberté de représentation, la si symbolique course d'orientation - , sur plus de 500 pages, qui mêlent l'adolescence, le deuil, la fin du communisme, la culpabilité des survivants, le passé si récent, à peine une année. Dans ce passé, il y a la répression des manifestations lors de la chute du " Camarade général " et le décès des parents d'Emma. le deuil et le passé, le deuil du passé.

Ce roman est un récit initiatique, foisonnant, presque une fable. Peu d'indices temporels et géographiques, peu de contexte. Entre rituels magiques, fantômes et relents de dictature, l'atmosphère est lourde. Les silences et les paroles aussi. En lisant, j'ai pensé au premier tome de la Trilogie des Jumeaux d'Agota Kristof, pour cette atmosphère, cette cruauté enfantine dans cet univers violent adulte. 

J'ai été extrêmement touchée par cette relation particulière entre la grand-mère et la petite fille, sans pathos, et pourtant une filiation très forte, reliées par cette absence de la fille pour l'une - de la mère pour l'autre, qu'elles retrouvent chacune dans l'autre.

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La surface de la glace est humide, nos patins font gicler des embruns, la glace semble faire des vagues autour de nous, je repense au mémorial, sur la grande place, à toutes ces photos accrochées les unes à côtés des autres. La glace est grise, ce n'est pas une patinoire mais un lac, nous patinons sur un lac où la glace peut se briser à tout moment, je ne dois pas y penser, trop tard, la glace se fendille, craque autour de nous, elle devient transparente, je vois les corps des morts flotter sous l'eau, bras écartés, cheveux épars, les yeux grands ouverts, la glace crie sous nos patins alors que nous glissons au-dessus d'eux, ils sont tous là, tous ceux que j'ai vus sur les photos, mais pas seulement, il y a aussi grand-père, et puis maman, et papa. Ils sont là en dessous, et ils nous regardent. Je ne veux pas qu'ils me voient. "

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Soudain, grand-mère est à mes côtés, elle aussi regarde la remise à bois. Elle effleure la corde de la balançoire, dit qu'elle est bien vieille, que je dois faire attention à ce qu'elle ne cède pas sous mon poids. Je sais, à sa façon de regarder la remise, qu'elle va reprendre son récit. Je n'ai pas envie de l'écouter, j'ai envie de penser à Péter, à cette nuit, à l'endroit où il veut m'emmener, à ce qu'il veut me montrer. Est-ce que je vais y aller ou pas ?

Grand-mère se racle la gorge, ses doigts caressent la corde effilochée. Elle commence à parler, je n'ai pas envie de l'écouter, j'observe la noix, maintenant je souhaite qu'elle ne bouge pas et reste finalement sur le toit. La voix de grand-mère est aiguë, emplie d'une telle tristesse que je ne peux pas ne pas l'entendre, que je ne peux pas ne pas l'écouter. La noix se met à bouger, elle roule lentement le long du toit, tombe, va se perdre dans l'herbe. Je regarde grand-mère, je l'écoute. "

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- Un bel article ( plus détaillé quant au récit ) sur le site du magazine La Croix ICI -

- Participation au Mois de l'Europe de L'Est -

- Le billet de Patrice à propos du roman Le roi blanc de György Dragoman -

L'année 2019 est celle d'une Saison France-Roumanie. Diverses manifestations culturelles sont organisées ou associées. Lors des Quais du Polar à Lyon, fin mars, une rencontre avec trois romanciers contemporains roumains est proposée. A la Basilique de Fourvière, de janvier à mars, de magnifiques icônes de Roumanie étaient exposées. Du 17 avril au 29 juillet, ce sera au musée du Louvre de présenter l'exposition Tissus liturgiques de tradition byzantine de Roumanie.

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Commentaires

  • Autist Reading

    1 Autist Reading Le 15/03/2019

    A priori, je n'aurais pas prêté grande attention à cette histoire; la magie, la sorcellerie, c'est pas trop mon truc. Mais ce que tu en dis, et le rapprochement avec la Trilogie des jumeaux que tu fais, me donne une vision plus exacte de ce roman qui a de grandes chances, au final, de me plaire. Je note, donc.
  • Marilyne

    2 Marilyne Le 15/03/2019

    @ Autist Reading : nous sommes loin de la sorcellerie. Il me semble qu'il y a là un aspect culturel. Et c'est au lecteur de choisir, quant aux manifestations, s'il s'agit d'imagination, de signes, de magie. Ces pratiques participent à l'expression de la douleur, du malaise, de l'inexpliqué lié au contexte lourd..
  • Dominique

    3 Dominique Le 15/03/2019

    la Roumanie a donné l'occasion à pas mal de romans en ce moment
  • Marilyne

    4 Marilyne Le 15/03/2019

    @ Dominique : l'auteur est hongrois, né dans une minorité hongroise en Transylvanie. C'est bien que cette littérature de l'Est profite des événements culturels pour être un peu plus diffusée. J'ai découvert la littérature roumaine en 2013, la Roumanie était le pays invité du Salon du Livre de Paris.
  • Kathel

    5 Kathel Le 15/03/2019

    Je ne suis pas sûre que ce soit pour moi, le fait qu'il y ait peu d'indices temporels ou géographiques risque de me faire décrocher...
  • Marilyne

    6 Marilyne Le 15/03/2019

    @ Kathel : il y a les saisons mais pas d'années, pas de noms identifiables ( personnes réelles, organes politiques, villes ), même si le contexte est évident ( la chute de Ceaucescu, la fin du communisme, les programmes scolaires révisés, l'ouverture d'un premier supermarché... ). Ce flou des repères me semble en résonance avec le propos, celui du " juste après ", de nouveaux repères à trouver et que faire des anciens...
  • Anne

    7 Anne Le 15/03/2019

    L'allusion au Grand cahier me titille... ;-)
  • krol

    8 krol Le 16/03/2019

    La couverture m'attire mais j'ai peur de ne pas adhérer au contenu, je ne sais pas trop pourquoi... Il faudrait qu'il se trouve à la bibliothèque, ça réglerait le problème.
  • maggie

    9 maggie Le 16/03/2019

    J'adore ce thème des sorcières qui permet d'aborder d'autres problèmes. JE note.
  • Marilyne

    10 Marilyne Le 16/03/2019

    @ Anne : je reconnais que l'allusion est titillante :). Ce roman est tout de même moins froid, moins angoissant.

    @ Krol : en cas de doute, la bibliothèque est la meilleure alternative, surtout pour les nouvelles parutions grand format. Je pratique comme ça aussi. Il faut passer quelques pour s'habituer et prendre le rythme de cette narration. ( j'adore la couverture ! )

    @ Maggie : la sorcellerie n'est pas vraiment développée dans ce roman, disons plutôt que des pratiques magiques accompagnent les scènes.
  • Goran

    11 Goran Le 16/03/2019

    Voilà un écrivain qui revient, il va vraiment falloir que je le lise...
  • Marilyne

    12 Marilyne Le 17/03/2019

    @ Goran : c'est l'avantage de votre rendez vous, des auteurs peu mis en avant sont mis en valeur :)
  • Patrice

    13 Patrice Le 17/03/2019

    Merci pour très joli billet et pour le lien vers ma chronique du roi blanc.
    En te lisant, je retrouve beaucoup de points communs dans la narration entre ces deux livres. Je le note, je suis sûr qu'il me plaira également.
  • Jérôme

    14 Jérôme Le 18/03/2019

    Tu en parles très bien. Et tu donnes très envie de s'y plonger.
  • Marilyne

    15 Marilyne Le 18/03/2019

    @ Patrice : avec plaisir pour la chronique et pour le lien. C'était une belle opportunité de présenter les livres traduits en français de G.Dragoman. J'ai également relevé des points commun en lisant ton billet, je crois donc qu'à mon tour, je lirai Le roi blanc.

    @ Jérôme : merci, j'espère en effet que ce billet rendra curieux de cet auteur.

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