Le docteur Jivago - Pasternak

Jivago

- Gallimard 2005 -

- Traduit du russe par Michel Aucouturier, Louis Martinez, Jacqueline de Proyat et Hélène Zamoyska -

Des trois textes de Boris Pasternak réunis ici, seuls les deux premiers - Sauf-Conduit, Hommes et positions - sont ouvertement autobiographiques. Écrits en 1930 et 1956, ils racontent les naissances et les renaissances de l'élan poétique, et suggèrent déjà les violences d'une histoire dévoyée.

Mais le troisième, le grand roman, Le Docteur Jivago, dit ouvertement ce qu'ils ne disent pas jusqu'au bout : le rapport profond d'une conscience libre à une époque qui asservit. C'est, en arrière-fond de ces trois livres, la Russie soviétique qui se profile et se dresse avec la grandeur terrifiante de ses débuts et la violence médiocre et glacée des années qui suivent, celles d'un régime stalinien dont on a peur de parler : époque de purges, d'exécutions sommaires, temps du mensonge institutionnalisé. Ce qu'on ne peut décrire sans que «le cœur se serre et les cheveux se dressent sur la tête ».L'art, s'il s'allie à la mémoire et à la pensée, a-t-il le pouvoir de restaurer ce qui a été abîmé et perdu ? Pasternak l'a espéré et mis en acte, au risque de sa propre vie : « De l'immense majorité d'entre nous, on exige une duplicité constante, érigée en système. On ne peut pas, sans nuire à sa santé, manifester jour après jour le contraire de ce qu'on ressent réellement, se faire crucifier pour ce qu'on n'aime pas, se réjouir de ce qui vous apporte le malheur ».

Boris Pasternak ( 1890-1960 ) publie ses premiers poèmes en 1913. Il se lie d'abord avec le groupe futuriste et rencontre en 1917 Maïakovski et Essenine. Il publie régulièrement jusqu'en 1934 puis reste silencieux, à part deux recueils de poèmes pendant la guerre, jusqu'en 1957 où paraît Le Docteur Jivago. En 1958, il reçoit le prix Nobel de Littérature.

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Un grand roman russe, le roman de la révolution bolchévique. Quelle prose magnifique. Je n'ai ressenti aucun moment de longueur ou d'essouflement au cours de ma lecture de ses 700 pages. 

Ce roman est un roman politique, pour autant il est lyrique, enflammé, parfois. J'ai été impressionnée. Quel talent pour les descriptions, précises et suggestives, pour dire les sensations, les émotions, pour exposer-explorer des questions philosophiques et spirituelles, pour parler d'art, de liberté, de création, d'accomplissement. 

Le docteur Jivago est un roman ambitieux, ample, foisonnant, qui tient toutes ses promesses, ce n'est en aucun cas une romance sur fond historique, ce serait plus que de le réduire que le qualifier ainsi. Ce roman est à la fois réaliste, et sensible; du prosaïque et du poétique.

Comme l'indique le titre, le fil du récit est la vie de Ioura Jivago. Le roman, à la façon d'un " roman biographique ", se déroule sur une trentaine d'année, se concentrant sur la période de la révolution bolchévique. J'écris ample et foisonnant car cette histoire, ce sont des histoires, elles débutent au début du siècle, avec la révolution de 1905. Dans la première partie, nous rencontrons tous les personnages, et ils sont nombreux, pour certains dès l'enfance, tels Ioura, ainsi que les détails du contexte et des situations sociales. Tous ses personnages se croisent, se (re)connaissent ou pas. Jivago n'est pas un héros, il se débat, avec les circonstances, avec sa conscience, plus qu'il ne se bat. 

En l'accompagnant, devenu médecin, - personnalité paradoxale entre deux camps, deux amours, homme " résigné à l'équivoque de ses sentiments " -  nous traversons la Première Guerre Mondiale, vivons à Moscou, fuyons dans l'Oural, sommes témoins des dissensions et oppositions politiques, des luttes fratricides, de la guerre civile, de la guerilla des partisans, des révoltes paysannes ni blanche ni rouge, des réformes du régime qui s'impose, des manoeuvres militaires, de la violence de la dictature qui s'installe, la Tchéka, le Goulag ( pour la première fois mentionné sous son abrévation  - goulag est un acronyme - dans un texte littéraire, avant A.Soljenitsyne ). Nous assistons à la fin d'un monde, aux espoirs, au désespoir, au coup d'état bolchévique de l'intérieur, à la " résistance multiforme et dispersée ".

Le mois d'août était passé, septembre approchait de sa fin. L'inévitable était imminent. L'hiver venait et, dans l'univers des hommes, on sentait se préparer cette chose fatale, semblable à un engourdissement hivernal, qui flottait dans l'air et que tout le monde avait sur les lèvres. Il fallait affronter les grands froids, faire provision de nourriture, de bois. Mais en ces jours où triomphait le matérialisme, la matière s'était transformée en notion, la nourriture et le bois avaient fait place à la " question alimentaire " et au " problème du chauffage ". Les gens des villes étaient désemparées comme des enfants devant cet inconnu qui approchait et renversait sur son passage toutes les coutumes établies, bien qu'il fût lui-même un enfant des villes, une création de citadins. "

Sur ces pages enfiévrées - ce n'est plus un souffle romanesque, c'est un formidable vent qui apporte-emporte toutes ses voix et nous entraîne - de débats, de combats, de voyages épiques en train ( où l'on pense à l'illustration de couverture si métaphoriquement évocatrice, cette immensité, ce sentiment d'absence, d'enfermement ), Boris Pasternak s'attache aux saisons, aux paysages, y compris urbains, à l'intime. Ces pages sont de toute beauté, ce sont celles du poète, avec les ciels, la neige, les arbres.

L'automne avait déjà nettement séparé le monde des conifères de celui des feuillus. Les premiers se hérissaient, dressant au fond des bois une muraille sombre, presque noire; les seconds avaient un éclat roux flamboyant et faisaient songer à la citadelle et aux palais à coupoles dorées d'une ville médiévale bâtie au coeur même de la forêt, avec les troncs de ses arbres. Dans le fossé, sous les pieds du docteur, dans les ornières du chemin durci par les gelées matinales, la terre était recouverte d'une couche épaisse de feuilles de saules menues et recroquevillées. L'automne mêlait l'odeur amère de ce feuillage brun à celle d'autres épices. Iouri Andreïevitch respirait avec avidité cette senteur piquante de pommes congelées, d'âcre sécheresse, d'humidité sucrée, mêlée aux vapeurs de septembre, bleues et entêtantes comme celles qui se dégagent d'un feu de bois ou d'un incendie que l'on vient d'éteindre en l'aspergeant d'eau. "

D'autres pages partagent des réflexions teintées de christianisme, interrogent sur le destin humain, les mystères de ce destin, avec l'art et la littérature toujours présents. Notre docteur Jivago est poète. Nous découvrons ces vers en fin de roman, un testament furtif, comme une relecture du récit. De nombreuses références aux auteurs russes, à la pensée de Tolstoï, aux personnages de Dostoïevski, à Pouchkine, donnent follement envie de (re)lire ces auteurs.

En naissant, tout homme est un Faust qui doit tout embrasser, tout éprouver, tout exprimer. Ce qui a fait de Faust un savant, ce sont les erreurs de ses prédécesseurs et de ses contemporains. Les progrès de la science obéissent à la loi de la répulsion :pour faire un pas en avant, il faut commencer par renverser la domination de l'erreur et des fausses théories. Mais c'est l'exemple contagieux de ses maîtres qui a fait de Faust un artiste. Les progrès de l'art se font selon la loi de l'attraction : pour faire un pas en avant, il faut commencer par suivre et imiter ses précurseurs et par s'incliner devant eux.

Qu'est-ce qui m'empêche de faire mon travail de médecin et d'écrire ? Je pense que ce ne sont ni les privations, ni notre vie errante, ni le sentiment d'instabilité que me donnent tous ces changements, mais bien l'esprit du temps, cet esprit d'emphase qui est maintenant si répandu : le genre " aube du futur "; " édification d'un monde nouveau "; flambeaux de l'humanité ". Quand on entend ces mots on se dit d'abord : quelle imagination grandiose, quelle richesse ! Mais si l'on y regarde de près, l'emphase n'est là que par absence de talent. "

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J'ai choisi la collection Quarto des éditions Gallimard pour les notices et documents qui complètent le roman, parmi lesquels une biographie ( developpée, qui ne sépare pas l'oeuvre de la vie ni de l'histoire de l'Union Soviétique ) de Boris Pasternak, illustrée de photographies et dessins à laquelle s'ajoute un dictionnaire Pasternak ( précédé du dictionnaire des personnages du roman ) : ce dictionnaire regroupe les personnes contemporaines de l'auteur, artistes, écrivains, poètes, personnalités politiques, etc... Nous pouvons y lire également deux lettres de l'écrivain Varlam Chalamov ( " Récits de la Kolyma " ) adressées à Boris Pasternak suite à sa lecture du roman, ainsi que cinq lettres de l'auteur à Jacqueline de Proyart ( qui signe les préfaces de ce recueil * ), mandataire de Pasternak pour la défense de ses intérêts à l'étranger, traductrice, dont le rôle fut essentiel pour la publication en France du roman. 

Enfin, cet exemplaire présente Le Dossier de l'affaire Pasternak que je tiens à lire, un dossier de plus de deux cents pages, pas un résumé, mais une préface explicative suivie de documents d'archives issus du Comité Central et du Politburo : il s'agit du " roman " du roman, c'est-à-dire comment l'édition du Docteur Jivago à l'étranger devint une affaire d'Etat ( première publication en 1957 en Italie, puis en France en 1958 ) au point que Boris Pasternak ne put se rendre en Suède pour recevoir son Prix Nobel, et qu'il perdit ses droits. Le roman ne sera publié en russe dans son pays qu'en 1985.  

- * premières phrases de la préface au roman : " Le Docteur Jivago est l'aboutissement d'une vie d'écriture. Du moins c'est ainsi que Pasternak a conçu ce livre,maintes fois projeté, maintes fois abandonné, mené à bien de 1946 à 1955 en dix années de travail. L'itinéraire qui conduit Pasternak le poète à la grande prose est aussi celui que, dans le roman, il attribue à son héros, de façon particulièrement explicite :

Ioura savait penser et écrire. Depuis qu'il était au lycée, il rêvait d'une oeuvre en prose, d'un livre de biographies où, dissimulées comme des charges explosives, il pourrait faire entrer les choses les plus étourdissantes qu'il avait vues et pensées. Mais il était encore trop jeune pour écrire ce livre, aussi se contentait-il de faire des vers, comme un peintre qui passerait sa vie à dessiner des études pour un grand tableau. "

Mon "dossier Pasternak " n'est pas refermé. 

" C'était la maladie du siècle, la folie révolutionnaire de l'époque. Au fond d'eux-mêmes, les hommes étaient tout différents de ce qu'ils étaient dans leur discours ou dans leurs actes. "

Je vais également tenter l'adaptation cinématographique, j'avoue être à la fois curieuse et sceptique.

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- Lecture partagée avec Patrice du blog Si on bouquinait un peu -

- Participation au Pavé de l'été organisé par Madame Brize -

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Commentaires

  • Aifelle

    1 Aifelle Le 20/09/2020

    Je l'ai lu il y a longtemps, après avoir vu le film. Ce qui m'a permis de constater que le roman est nettement supérieur ..
    marilire

    marilire Le 22/09/2020

    Je te crois ! C'est par curiosité que je vais vers le film. D'après ce qu'on m'en a dit, c'est seulement la deuxième partie du roman et orienté vers la romance.
  • Kathel

    2 Kathel Le 20/09/2020

    Alors, ça, c'est un pavé (un pavé russe, ça devrait compter double !). Je ne l'ai jamais lu, et je l'imaginais un peu dans le genre d'Anna Karénine, je vois qu'il semble très riche et tu me tentes singulièrement !
    marilire

    marilire Le 22/09/2020

    Cela faisait longtemps la littérature russe ;-). Très envie d'y revenir. D'ailleurs, il faudrait que je relise Anna Karénine ( lecture ado, ça date )
  • Ingrid

    3 Ingrid Le 20/09/2020

    Tu ravives là un extraordinaire souvenir de lecture ! Il faudrait que je le relises ...
    marilire

    marilire Le 22/09/2020

    C'est vrai que c'est un roman que l'on a envie de relire. En attendant, il m'a donné très envie de revenir en littérature russe.
  • Anne

    4 Anne Le 20/09/2020

    Je ne me doutais pas que le roman était si riche ! J'ai vu le film il y a longtemps. Bravo pour ce beau pavé.
    marilire

    marilire Le 22/09/2020

    Fabuleuse cette lecture, et quelle plume. Comme je n'ai jamais vu le film, je m'y suis plongée sans à-priori.
  • papillon

    5 papillon Le 20/09/2020

    J'avoue que je ne l'ai jamais lu, alors que j'adore les pavés russes. Je le mets au programme de l'été prochain !
    marilire

    marilire Le 22/09/2020

    Oh, j'attends donc ta lecture. J'espère que tu seras aussi enthousiasme que moi, c'est un grand voyage.
  • Dominique

    6 Dominique Le 20/09/2020

    avec le film attends toi à une bluette à côté du roman ! Seul point positif pour moi c'est de donner un visage à Iouri et Larissa et les images de l'isba sous la neige et la glace sont superbes
    c'est un de mes romans préférés, je l'ai lu, relu chaque fois qu'une de mes filles le lisait et là tu vois tu me donnes envie de recommencer, un livre inoubliable tant pour la perspective politique que humaine , j'ai encore en tête la longue marche dans le froid et la neige, et la fin terrible de Jivago
    Un très grand roman qui méritait bien le Nobel
    marilire

    marilire Le 22/09/2020

    Je suis prévenue pour le film... j'en attends les paysages. Il reste tant d'images après lecture. Je garde notamment aussi celle du Sorbier gelé, je voulais citer ce passage mais trop long.
  • Passage à l'Est!

    7 Passage à l'Est! Le 20/09/2020

    Tu me donnes également envie de le relire! Quelle chance que cette édition soit si complète, la partie "Dossier" m'intéresserait particulièrement. Ma dernière lecture de Jivago était une traduction anglaise qui ne m'avait pas vraiment convaincue par rapport à la version française que je connaissais avant. Ca joue beaucoup! Pour le film, j'en aime bien la musique.
    marilire

    marilire Le 22/09/2020

    Une superbe édition que je n'ai pas fini d'explorer. Je suis certaine qu'elle t'intéressait. Les lettres de Varlam Chamalov sont très intéressantes. Pour la musique du film, mon mari qui l'a vu il y a longtemps, ne se souvient que de ça ;)
  • Alys

    8 Alys Le 20/09/2020

    Tu donnes envies. J'ai beau savoir que c'est un grand roman, je ne l'ai jamais lu...
    marilire

    marilire Le 22/09/2020

    Il faut reconnaître qu'entre le fait que ce soit une lecture copieuse et qu'elle soit associée au Nobel, cela peut intimider. Il faut être disponible pour cette lecture.
  • keisha

    9 keisha Le 21/09/2020

    Je n'ai ni vu ni lu, mais je sens que le film te décevra, après le roman!
    marilire

    marilire Le 22/09/2020

    Tu as raison, j'attends un peu, mais je suis trop curieuse ( et puis les paysages russes )
  • Goran

    10 Goran Le 21/09/2020

    Je possède la même édition ;-) Sinon le film est très bien...
    marilire

    marilire Le 22/09/2020

    Ah, un adepte comme moi de la collection Quarto. Parfois, je la préfère même à l'édition Pléiade :)
  • lcath

    11 lcath Le 21/09/2020

    Depuis le temps que je dois le lire , remis d'année en année sur mes listes et toujours pas lu , pourtant je sais qu'il me plaira!!!
    marilire

    marilire Le 22/09/2020

    J'aurai pu écrire ton commentaire ! Heureusement il y a les lectures communes qui décident enfin.
  • Patrice

    12 Patrice Le 21/09/2020

    Le souffle qui habite le roman se retrouve dans ton billet. Bravo, il est très complet, et il illustre très bien toutes les facettes du livre. Et un grand merci à toi de m'avoir accompagné sur cette lecture commune :-)
    marilire

    marilire Le 22/09/2020

    Merci à toi pour les compliments et cette lecture. J'espère bien être présente pour le rendez-vous A.Schnitzler.
  • krol

    13 krol Le 22/09/2020

    Et bien voilà une bonne idée pour le prochain pavé...
    marilire

    marilire Le 22/09/2020

    Du grand roman. Le fait qu'il soit un pavé ne pèse pas du tout.
  • maggie

    14 maggie Le 22/09/2020

    Il faut absolument que je le lise
    marilire

    marilire Le 22/09/2020

    Un grand moment de lecture à venir.
  • Bonheur du Jour

    15 Bonheur du Jour Le 23/09/2020

    Vous avez bien tout dit : une conscience libre. Merci pour ce rappel.
    marilire

    marilire Le 24/09/2020

    Merci à vous pour tous vos billets inspirants.
  • Lilly

    16 Lilly Le 23/09/2020

    Il m'attend, pour ma prochaine cure de romans russes. Je sais que c'est caractéristique, mais j'espère que les passages teintés de christianisme ne sont pas trop longs, ça me gonfle profondément.
    marilire

    marilire Le 24/09/2020

    Ces passages sont principalement des entretiens avec l'un des personnages qui est théoricien.
  • niki

    17 niki Le 25/09/2020

    je l'ai lu à sa sortie et (je sens que je vais me faire lyncher), je n'ai pas aimé le roman par contre j'ai apprécié le film
    marilire

    marilire Le 26/09/2020

    Ah, ah, je vais bientôt voir le film, on verra ;)
  • Tania

    18 Tania Le 25/09/2020

    Vu le film plusieurs fois, mais je ne me souviens pas de l'avoir lu, aussi suis-je bien tentée par ce Quarto bien documenté. Merci, Marilyne.
    marilire

    marilire Le 26/09/2020

    Cette édition est passionnante !
  • Lili

    19 Lili Le 27/09/2020

    Comme toi, j'avais été totalement embarquée et subjuguée par ce roman magistral.

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