Le tendre narrateur - Olga Tokarczuk

Tendre narrateur

- Noir sur Blanc - 2020 -

- Traduit du polonais par Maryla Laurent -

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Je suis toujours intéressée par les discours des auteurs lors de la réception du Nobel, leurs réflexions sur la littérature, leur relation à la littérature, les hommages et la profession de foi.

Cette lecture fut passionnante et gratifiante. Le propos m’a semblé si pertinent sur le rôle et l’évolution de la fiction dans notre société contemporaine.

En lisant ce discours, j’ai vécu cette formidable expérience de lectrice lorsque un auteur met exactement les mots sur un ressenti et une pensée qui n’étaient pas formulés de façon si limpide, ni si élargi.

Au fil des pages, une trentaine de pages de densité, d’émotions, de questions et d’espoirs, j’ai totalement retrouvé l’autrice que j’ai lue avec bonheur et admiration - particulièrement avec le titre Dieu, le temps, les hommes et les anges -, ce que j’avais perçu de son écriture, de son exigence, de sa vision - de la littérature, du monde; de la littérature dans ce monde -, de ses inquiétudes et de cette tendresse.

« Quand le récit change, le monde change. En ce sens, le monde est créé par les mots. La manière dont nous pensons le monde - et, ce qui est probablement plus essentiel, comment nous le racontons - est d’une importance majeure. Ce qui arrive mais n’est pas raconté cesse d’exister. C’est un fait bien connu non seulement des historiens, mais aussi - et surtout - des politiciens et des tyrans de tout acabit. Celui qui contrôle et qui tisse le récit gouverne.»

Olga Tokarscuk interroge la fiction et les formes de narration à l’heure du « récit à la première personne» - certes « terrain d’échanges d’expérience» mais pointant les limites d’une lecture ne relevant que de l’empathie - , des réseaux, de la série - inscrite « dans le nouveau rythme du monde, confus et désordonné, elle épouse son mode de communication chaotique, son instabilité...», de l’internet, des fake news, du cloisonnement par genres littéraires, de la puissance du marketing littéraire transformant le livre en produit. Elle rappelle la fonction créatrice de la littérature propre à l’art. Elle s’interroge sur ces nouvelles formes de narration dans cette société saturée d’informations et d’images, d’instantanés.

Si le monde est en constante évolution, son récit et son expression doivent également évoluer. C’est pourquoi l’autrice emploie la formule « crise du récit ».

« Je continue de m’interroger sur la possibilité, aujourd’hui, de trouver les bases d’une nouvelle narration universelle, globale, qui n’exclurait aucune chose, plongerait ses racines dans la nature, serait riche de contextes mais qui, néanmoins, ferait sens. Une narration qui dépasserait l’incommunicabilité de notre moi claquemuré, qui dévoilerait un champ plus vaste de la réalité et en ferait apparaître les corrélations, est-elle possible ? Elle aurait à prendre ses distances avec la banalité d’un centre galvaudé et évident d’opinions communément partagées et saurait avoir un regard ex-centré, autrement dit hors du centre ? »

Vous l’aurez compris, le maître mot de ce discours est narration. Raconter pour interpréter, pour comprendre, alors que la littérature semble à Olga Tokarscuk dans une impasse, une impuissance narrative face à un monde complexe, aussi mouvant que bruyant, qui renvoie à des messages de plus en plus simplistes.

« La fameuse citation shakespearienne ne s’est jamais aussi bien appliquée qu’à cette réalité cacophonique : Internet s’apparente de plus en plus à « une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur.»

L’autrice insiste sur la nécessité d’une dimension parabolique du récit, sur ces fonctions narratives essentielles : donner du sens et du lien. Relier les réalités - « l’ensemble du monde visible et invisible» -, le vivant, les objets, les lieux ( car chacun a une histoire, une émotion, dans notre histoire, comme dans ces contes de notre enfance où chaque élément prend vie ), révéler d’autres réseaux, d’autres connexions.

Olga Tokarscuk appelle à de nouvelles perspectives appuyées sur la permanence des mythes, nos narrations constitutives : « Un retour aux structures à forte cohésion interne de la mythologie pourrait apporter un sentiment  de stabilité au milieu de la confusion dans laquelle nous vivons. Je crois que les mythes constituent un matériau de construction pour notre psychisme et ne peuvent être ignorés, quand bien même nous serions inconscients de leur influence.»

Le tendre narrateur ( ou une véritable définition de la littérature ) :

« C’est précisément à cela que me sert la tendresse, parce qu’elle est l’art de concrétiser un ressenti affectif partagé, elle est donc une découverte permanente de ressemblances. Concevoir un roman consiste à ne cesser de donner vie, à faire exister toutes ces particules du monde que sont les expériences humaines, les situations vécues, les souvenirs. La tendresse personnalise tout ce vers quoi elle se porte, elle lui donne la parole, lui assure de l’espace et du temps pour exister, elle lui permet de s’exprimer. C’est la tendresse qui fait qu’une théière parle. [...] La tendresse est spontanée et désintéressée, elle va beaucoup plus loin que l’empathie compassionnelle. [...] Elle est le principe actif d’un regard grâce auquel le monde apparaît vivant, vibrant de liens internes, de ses échanges et de ses interdépendances. »

A lire absolument, pour croire encore à la littérature.

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Commentaires

  • Anne

    1 Anne Le 08/10/2022

    J'ai honte, je n'ai toujours pas lu Olga Tokarczuk et pourtant "Sur les ossements des morts" traîne dans mes piles depuis un certain temps. C'est très beau, le dernier extrait sur la tendresse. C'est sans doute ce regard qui rend la littérature universelle. Elle a donc bien gagné son Nobel.
    marilire

    marilire Le 09/10/2022

    Pas de honte, chaque livre attend son heure ( tu sais bien que j'ai également des piles fournies :)). Cet extrait sur le tendre narrateur est une merveille. Il n' a pas été simple de choisir quelques citations dans ce discours, tant j'ai marqué de passages. Un beau Nobel, oui, dont je vais poursuivre avec toujours autant d'intérêt la lecture.
  • Passage à l'Est!

    2 Passage à l'Est! Le 08/10/2022

    Je retrouve dans ton billet et tes citations tout ce qui m'avait plu et intéressé dans les deux livres de Tokarczuk que j'ai lus jusqu'ici: l'importance de la narration, le lien entre monde visible et invisible... En fait, il faudrait lire ce recueil comme un manuel ou un mode d'emploi avant de lire les romans de Tokarczuk, afin d'en mieux comprendre les méchanismes. Ou alors, lire d'abord ses romans, puis le recueil, puis à nouveau ses romans, afin d'avoir d'abord le plaisir de la découverte, puis celui de l'analyse!
    marilire

    marilire Le 09/10/2022

    Ces liens me semblent donner toute la profondeur et la résonnance aux récits. Ils restent, après lecture. Je crois que nous les percevons de façon intuitive, une présence. La lecture du discours m'a confirmée un ressenti, comme une expérience.
  • nathalie

    3 nathalie Le 09/10/2022

    Je ne lis jamais les discours des Nobel mais j'avoue que celui-ci semble remarquable. Comme tu dis, cela fait vraiment écho à ses romans (Dieu le temps..., Pérégrins, Maison de jour...).
    marilire

    marilire Le 09/10/2022

    Je n'ai pas tant lu Olga Tokarcuk que toi. Je sais que je la relirai, en pensant à ce discours.
  • A_girl_from_earth

    4 A_girl_from_earth Le 09/10/2022

    Je n'avais pas été très convaincue par Sur les ossements de morts (le seul que j'ai lu d'elle) mais ce discours pourrait davantage me parler. L'occasion d'une deuxième chance.:)
    Bonne reprise !;)
    marilire

    marilire Le 09/10/2022

    Merci :). Dommage pour cette première lecture. J'avais bien aimé, ce qui m'a incitée à poursuivre. Les autres titres me paraissent plus prenants, plus amples.
  • Aifelle

    5 Aifelle Le 10/10/2022

    J'ai moi aussi "sur les ossements des morts" dans ma PAL (très fournie), son tour viendra. J'ai écouté assez attentivement le discours de Modiano et c'est à peu près tout. J'attends avec curiosité celui d'Annie Ernaux. Celui d'Olga Tokarczuk me paraît fort intéressant.
    marilire

    marilire Le 11/10/2022

    Je crois que Sur les ossements des morts peut t'accrocher et de plaire.
  • keisha

    6 keisha Le 10/10/2022

    Oh mais je l'ai lu (pas de billet), exact, c'st parfaitement lisible et passionnant.
    marilire

    marilire Le 11/10/2022

    Je me rends compte que j'ai très peu chroniqué mes lectures de discours de Nobel.
  • Ingannmic

    7 Ingannmic Le 10/10/2022

    Coucou, je t'ai envoyé un message la semaine dernière via ton formulaire de contact concernant notre LC du 11. Est-ce que tu l'as reçu ? Je te proposais un report au 12, car je n'ai pas encore eu le temps de rédiger mon billet.

    Bonne semaine
    marilire

    marilire Le 11/10/2022

    Désolée pour la réponse tardive.
  • Alys

    8 Alys Le 16/10/2022

    Cette autrice a l'air tellement géniale <3
  • Alys

    9 Alys Le 16/10/2022

    J'oubliais: on félicite la maison d'édition qui met le nom de la traductrice en couverture! :)
    marilire

    marilire Le 17/10/2022

    Tu as raison ! J'ai l'impression que cela se pratique de plus en plus. Justement, dans le recueil avec le discours du Nobel, le deuxième texte s'intitule " Les travaux d'Hermès, ou comment, chaque jour, les traducteurs sauvent le monde. ":)
  • Bonheur du Jour

    10 Bonheur du Jour Le 18/10/2022

    J'ai bien prévu de le lire, ce livre dont vous parlez si bien. Ce sera alors ma première lecture de cet écrivain dont on me dit tant de bien.
    Bonne journée et merci pour cet article très intéressant.
    marilire

    marilire Le 18/10/2022

    Je crois que ce serait une belle rencontre avec cette autrice, sa sensibilité.
  • Alys

    11 Alys Le 22/10/2022

    Holàlà, voilà qui confirme que cette femme est géniale!!! :)
    (Et oui, le nom du traducteur en couverture se répand, c'est chouette!)

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