Le tombeau d'Apollinaire - Xavier-Marie Bonnot

Tombeauapollinaire

- Editions Belfond - octobre 2018 -

" Que la guerre est belle ! Mensonges, tout ça. " 

Dans les tranchées de la Grande Guerre, le sergent Philippe Moreau dessine les horreurs qu'il ne peut dire. Son chef, le sous-lieutenant Guillaume de Kostrowitzky, écrit des articles, des lettres et des poèmes qu'il signe du nom de Guillaume Apollinaire. La guerre, comme une muse tragique, fascine l'auteur d' Alcools. Pour Philippe Moreau, jeune paysan de Champagne, elle est une abomination qui a détruit à jamais son village. 
Blessés le même jour de mars 1916, les deux soldats sont évacués à l'arrière et se perdent de vue. Philippe Moreau va tout faire pour retrouver son lieutenant. Une quête qui l'entraîne jusqu'à Saint-Germain-des-Prés et Montparnasse, où il croise Cendrars, Picasso, Cocteau, Modigliani, Braque.

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Un très beau roman. Malgré son titre, ce roman n'est pas seulement celui des dernières années de vie de Guillaume Apollinaire. Il est celui, avec brio, avec force, des soldats de la Grande Guerre, et celui des artistes " modernes "; celui de la mort d'un monde, d'une époque, d'une façon de penser le monde. Ce roman, c'est tout ce qui meurt autour d'Apollinaire, avec Apollinaire, de celui qui se voulait avant-gardiste de l'avant-garde. 

Le récit se divise en deux parties : la première, c'est celle des tranchées, de novembre 1915 à mars 1916; la seconde c'est Paris, St-Germain et Montparnasse, de mars 1916 à novembre 1918, la mort du poète le 09 novembre, l'armistice le 11, l'enterrement le 13.

Cette première partie est magistrale. L'auteur parvient à rendre vie et voix aux Poilus par son choix narratif. Apollinaire n'est que l'un des personnages, le sous-lieutenant. Le narrateur est sergent, le tout jeune Philippe Moreau, le bac en 1913, le service militaire ensuite, puis la guerre. Ce qui nous est raconté, c'est l'histoire de ce sergent, de ce paysan qui a poursuivi ses études sur l'insistance d'un oncle curé. Paysan il est, il demeure, un homme de la terre et des saisons, un homme de cette terre de Champagne sur laquelle il combat; une terre de famille qu'il participe à réduire à néant. Désolation de l'homme et de sa terre. Et il dessine, depuis gamin, ce qu'il voit, il croque et trace au crayon noir.

" Je n'étais qu'un jeune paysan quand la guerre est venue. Une pièce de glaise dans la tourbe saignante. Je dessinais. Guillaume nous déclamait des vers. Du lumineux, de la paillardise. On se parlait de combat et de filles, de strophes et de sang, de fesses et de gloire. Je venais des labours fumants, des villages buttés, il arrivait des coteries luisantes. "

La rencontre avec Apollinaire, c'est celle improbable de deux mondes, un choc malgré l'uniforme, le rural face au mondain loin de Paris. Notre dessinateur est à la fois fasciné et admirateur tout en étant distant et sceptique, gêné, choqué parfois. Le patriotisme lyrique de son officier lui semble dépassé-déplacé. Pour lui, ce qui reste, c'est seulement la fraternité, et la mémoire de ce qui fut, de ceux qui furent. 

Plus de quatrains ou de vers éclatants mais la fin de l'humanité toute entière dans sa sublime grandeur et sa brutale vulgarité. Ceux qui n'ont pas entendu le crépitement magnifique d'une mitrailleuse, le chant rauque d'un obusier ou les flambées de bombes tonitruantes pareilles à des paquets de mer qui sortent du sol martyrisé ne peuvent pas comprendre. L'horreur ne se partage pas. Pas plus en poésie qu'en eaux-fortes. L'horreur, ça se vit." 

" Je me souviens de quelques vers de Charles Peguy, qu'un copain d'attaque mavait fait passer. Je les avais sur le coeur, ces mots de grandeur et d'amour, la première fois que je suis monté en ligne, en septembre 1914. Ils me rappelaient les béatitudes évangéliques qu'on récitait à l'église.

Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés

Dans la première argile et la première terre.

Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.

Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés

Péguy est tombé lors de la bataille de la Marne. Il y avait un grand article dans L'illustration. Son chant ne vaut rien aujourd'hui. Les nôtres pourrissent pêle-mêle avec ceux qui les ont couchés dans des champs chauves. [...] Pauvre Péguy. Pitié pour les poètes qui finissent toujours par se tromper quand ils chantent la guerre. "

Ce narrateur, blessé dans tous les sens du terme, portera toujours un regard lucide à la fois doux et caustique sur Apollinaire, cet officier - surnommé Cointreau-Whisky ou Kosto-Exquis du fait de son patronyme Kostrowitzky dont ne se souviennent pas bien les hommes -, qui débarque de l'artillerie dans l'infanterie, trop fasciné par la tragédie de la guerre sans la connaître réellement. Il subira les bombardements, la crasse, la peur, la boue mais pas le combat, blessé par un éclat d'obus en lisant Le Mercure de France. En lisant, son casque sur la tête. Ce qu'il découvre au jeune sergent, c'est ce monde parisien, ce monde de l'art, de l'écriture, des amours compliquées et volages, à travers la presse, des recueils de poésie et sa volumineuse correspondance qui ne cesse pas, même dans les tranchées. Alors que Moreau, ce qu'il raconte dans ses dessins, ce sont les hommes, les vivants et les morts encore accrochés aux barbelés, son pays natal dévasté; il raconte la cruauté et le sacrifice.

- Vous croyez que la guerre va durer plus d'un an ? me glisse à voix basse le sous-lieutenant.

- Elle durera toujours trop.

- Certains pensent qu'elle sera finie avant un an. On dit cela à Paris. Mon ami Picabia, un autre peintre, affirme qu'il n'y en a plus que pour six semaines. Peut-être qu'on va déclencher une grande offensive, violente, sur tous les fronts et que l'Allemagne va reculer jusque derrière ses frontières. Qu'est-ce que vous en pensez ? 

D'ordinaire, on n'aborde pas ce genre de questions avec les officiers. Pas d'opinions, pas d'amitiés, pas de sentiments, juste des ordres et des obéissances. Tout le monde se méfie de tout le monde. De poste en poste, les bruits courent aussi sûrement que les rats : sanctions, motifs, fusillés, ils n'ont que ça à la bouche. Les questions de Kostrowitzky m'importunent. Les opinions des peintres sur la guerre, je m'en pignole. Je préfèrerais plaisanter avec les copains, conjurer le sort par quelques blagues. La langue grivoise. Un geste cochon. Une pensée de femme. De l'obscénité franche et brute. La durée de la guerre, on ne la connaît pas. On n'y réfléchit pas, sinon d'angoisse et de raillerie. "  

Dans cette partie, l'écriture est d'une grande beauté, bouleversante. Elle n'occulte rien, des doutes, des rancoeurs, des tristesses, du carnage, alternant la parole crue à des descriptions superbement évocatrices. 

On nous dit tellement de choses pour entretenir la haine qui couve sous nos fatigues. Mais les hommes deviennent de cendres, le feu s'éteint petit à petit. ça se lit dans les yeux des copains et dans ceux des prisonniers. Au fond des âmes, la lueur vacille. "

Dans tout le roman, les pages sont parsemées de poèmes ( pas seulement Apollinaire, mais aussi Rimbaud et Cendrars ), de chansons populaires, du refrain de la chanson de Craonne. 

Vous l'aurez compris, ce roman n'est pas un éloge à Guillaume Apollinaire, il n'est pas épargné, mais il est reconnu.

Le poète pour moi vaut plus que le Guillaume Apollinaire qui se veut soldat. "

Ce n'est pas non plus une apologie des artistes. Ce que nous (dé)montrera la seconde partie, les mettant en scène dans leur petit monde querelleur germanopratin.

Cette seconde partie est celle d'une mort et d'une renaissance. Blessé juste après son officier, Moreau est démobilisé avec médailles. Les pages sont superbes pour décrire l'impossible retour du soldat, sur ce paysan devenu un réfugié, son monde est mort. Tout ce qui faisait ses valeurs, ses racines, ses espoirs, ses projets n'existent plus. Il n'a rien eu le temps de concrétiser. Il ne peut poursuivre son histoire familiale - " Je me vois étranger à ce que je fus " - . Après l'hôpital, il part pour Paris dont il sait si peu mais il ne peut revivre dans sa région détruite. Il lui reste sa capacité, son besoin, de dessiner.

La ville m'effraie à présent. Maisons ruinées, carrefours militaires avec sacs de sable, soldats partout comme des passants infatigables. Et l'immense nécropole, pas très loin. L'infini des croix. La guerre danse, jupe relevée, salope, autour de cette cité, au rythme de grandes salves, des galopades, des ambulances, qui vont et viennent. La ronde des hommes bousillés, en transit. Certains ne vont pas plus loin et partent en hémorragie, en arrêt du coeur. D'autres filent à la maison des fous, sans fenêtres, des cannonnades dans l'âme, pour toujours.

Je prends des notes, fais des croquis, par dizaine : barjots, tremblants, blessés du tréfonds. Gueules cassées qui mettent des machoires en bois, qui portent des yeux en verre, trop gros pour leurs orbites défoncés. Je griffonne à tour de bras. Cette humanité au masculin, toute de balafres et d'amputations. Mon carnet n'y suffira bientôt plus. "

Alors, ne sachant où aller, il cherche à rejoindre son officier. Il rencontrera Blaise Cendrars, croisera Modigliani, en errance. Il fréquentera sans s'y retrouver vraiment ce cercle d'artistes qui appellent la modernité, la liberté de création; qui appellent un renouveau. Mais c'est encore la guerre, même à Paris. Il y a la pénurie, les bombardements et la censure. 

J'ai apprécié ces pages, apprécié que " l'aspect documentaire " ne soit ni plaqué, ni trop romancé. L'auteur ne récite pas sa leçon, n'en donne pas sur la période, historique ou artistique, il laisse vivre son personnage, se reconstruire, renaître à sa façon. Ce sera Blaise Cendrars le poète le plus présent, plus proche de notre narrateur qu'Apollinaire repris par sa vie mondaine, ses rendez-vous au Café de Flore, " dans le théâtre des apparences ".C'est un récit initiatique dans ce Paris " le plus magnifique des poèmes. Le plus désordonné aussi. " 

" On est toujours un peu puceau quand on entre dans Paris pour la première fois. Alors moi, le paysan ! Pataud à chaque pas. Rustre et glorieux mais pas de la même race. Du clan des abîmés. " 

Il lui faudra du temps, à ce paysan, ce sergent, ce dessinateur pour qu'il voit puis vienne à la couleur, à de grandes toiles colorées.

Le jour s'étire. Une averse ruisselle le long du toit. Blaise tend l'oreille. Cette petite musique mouillée nous renvoie à nos heures d'attente, le col de la capote relevée, les mains sales dans les poches, à tirer sur la pipe. A échanger de vaines paroles. Il pleut sur les fossés, les ravins. Les trous de mines gigantesques se remplissent de cette eau déguelasse. Il pleut sur les arbres en squelette qui ne bourgeonneront plus jamais. Il pleut sur nos vies. L'ombre coule sur Paris. "

Ce passage m'a fait penser au poème Ombre de Guillaume Apollinaire : 

Vous voilà de nouveau près de moi

Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre

L'olive du temps

Souvenirs qui n'en faites plus qu'un

Comme cent fourrures ne font qu'un manteau

Comme ces milliers de blessures ne font qu'un article de journal

Apparence impalpable et sombre qui avez pris

La forme changeante de mon ombre

Un Indien à l'affût pendant l'éternité

Ombre vous rampez près de moi

Mais vous ne m'entendez plus

Vous ne connaîtrez plus les poèmes divins que je chante

Tandis que moi je vous entends je vous vois encore

Destinées

Ombre multiple que le soleil vous garde

Vous qui m'aimez assez pour ne jamais me quitter

Et qui dansez au soleil sans faire de poussière

Ombre encre du soleil

Ecriture de ma lumière

Caisson de regrets

Un dieu qui s'humilie

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Calligramme tour eiffel

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Commentaires

  • niki van espen

    1 niki van espen Le 11/11/2018

    superbe billet - merci :)
  • Anne

    2 Anne Le 11/11/2018

    Ce roman avait échappé à mon radar. Merci pour tous ces extraits, c'est magnifique (celui sur la pluie à Paris est si touchant). Je vais le mettre dans ma liste de Nowel...
  • Lili

    3 Lili Le 11/11/2018

    Ça alors, ce roman tombe absolument à pic (je ne parle pas seulement de la commémoration du jour). Il correspond non seulement à ce que je commence tout juste à bosser avec mes 3e mais aussi mon envie d'y inclure Apollinaire, tant je trouve sa vision de la Première Guerre Mondiale essentielle, juste et puissante. Je note immédiatement ce roman ! Peut-être même que je le rajouterai à mes propositions de lectures cursives pour les élèves l'an prochain, tiens.
  • Lili

    4 Lili Le 11/11/2018

    (Ah mais je constate que c'est une sortie de la rentrée littéraire en fait - oui, j'avais loupé cette info en tête de ton billet. Bon ben sans regret de ne pas l'avoir proposé cette année aux élèves, ç'aurait été un peu onéreux ! Par contre, je vais de ce pas regarder si ma médiathèque l'a acquis !)
  • Marilyne

    5 Marilyne Le 11/11/2018

    @ Niki : merci à toi. J'ai dévoré-adoré ce roman !

    @ Anne : je suis très étonnée de la défaillance du radar ;). Pour les extraits, il a été si difficile de choisir, imagine-toi que j'ai dû sélectionner...

    @ Lili : je crains que la seconde partie, avec les références artistiques, perde un peu les jeunes lecteurs. J'espère que tu pourras le trouver ( sinon, je prête à la prochaine occasion ), je te laisse juge.
  • maggie

    6 maggie Le 13/11/2018

    Quel beau billet. Je note : ça pourrait me plaire cette écriture avec des citations de poèmes
  • Marilyne

    7 Marilyne Le 13/11/2018

    @ Maggie : si le sujet et/ou la période t'intéresse(nt), il s'agit d'un très beau roman, porté par l'écriture.
  • Saxaoul

    8 Saxaoul Le 14/11/2018

    Merci pour cet article détaillé. Le sujet m'intéresse !
  • Marilyne

    9 Marilyne Le 14/11/2018

    @ Saxaoul : et il est prenant ce roman, difficile de le lâcher !

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