Le vagabond des étoiles - Jack London

Vagabond london

- Phébus Libretto - 2010 -

- Traduit de l'américain par Paul Gruyer et Louis Postif - Traduction revue et complétée par François Postif -

San Quentin. Dans la prison d’État de Californie, Darrell Standing, ingénieur agronome, s’apprête à être pendu. Pour supporter les tortures que lui infligent les geôliers, il s’évade au gré de voyages astraux dans des vies passées.

Bien souvent, au cours de mon existence, j'ai éprouvé une impression bizarre, comme si mon être se dédoublait : d'autres êtres vivaient ou avaient vécu en lui, en d'autres temps ou en d'autres lieux. Ne proteste pas, toi, mon futur lecteur.[...]

Absurde, dis-tu ? ... N'oublie pas pourtant, toi que je tenterai de faire cheminer à ma suite, à travers le temps et l'espace, n'oublie pas, je t'en conjure, que j'ai longuement réfléchi sur ces sujets, que, durant cinq années, au cours de nombreuses nuits pleines d'angoisses et de sueurs de sang, j'ai médité dans les ténèbres, face à face avec ces nombreux "moi " qui me tourmentaient. J'ai retraversé les enfers de toutes mes existences et je t'en apporte ici le récit, que tu liras pour te distraire une heure, ce livre en main, dans ton confortable chez-toi. "

.

Ce roman est à la fois réquisitoire, mémoire et testament.

Il s'agit d'un texte militant contre le système pénitentiaire et la peine de mort. Le narrateur est un homme, professeur d'université en agronomie, condamné à perpétuité pour meurtre. Suite à un acte de violence, officiellement, il est condamné à la pendaison. Ce récit est le sien, de ses années d'incarcération, des conditions barbares de détention, des pratiques sadiques, de la perversion du système.

Ce narrateur raconte en interpellant le lecteur, en l'agressant verbalement parfois, ironique, cynique.

Tel est le premier propos. Le second, ce sont les mémoires. Ce narrateur vit des expériences de " resurrections successives du passé ", de " mort en raccourci ", lui permettant de remonter à des souvenirs enfouis, ceux de vies antérieures. Il parvient à cet état psychique du fait des tortures qu'il subit à répétition, isolement total ligoté dans une camisole. Son esprit quitte son corps en souffrance, il devient ce " vagabond des étoiles ". Ce narrateur, qui se nomme Darrell Standing, nous relate son cheminement pour atteindre cet état, ses souvenirs fragmentés qu'il réunit pour les écrire. Sur les pages, les récits s'alternent, entre la prison et les " voyages ", qui prennent plus de réalité que le présent de la prison, que celle du corps.

Ce souvenirs se présentent toujours sous forme de récits d'aventures, de voyageurs, les pionniers de l'Ouest américain, des récits maritimes, des récits de guerriers. Nous voyageons avec Darrell Standing, ou plutôt ses incarnations précédentes, à Jérusalem au temps du Christ, en Corée au XVIème siècle, nous dérivons sur les océans de glace, en retrouvant le talent de description de Jack London.

Darrell Standing se veut le théoricien de la réincarnation. Il tente de prouver la véracité de ses expériences, la supériorité et l'éternité de l'esprit, s'appuyant sur d'autres expériences, des penseurs, des vérifications extérieures de ses dires ( façon : comment aurais-je pu savoir que... ). Assez sentencieux, il démontre. Ce roman, c'est cette double démonstration, celle du narrateur quant au cycle des réincarnations, celle de l'auteur, en manifeste, social et politique, quant à la violence déshumanisante de la prison - " Chacun sait que rien n'est plus terrible pour un homme que d'être dévoré vivant par des rats. Eh bien, mes brutes de gardiens étaient pour moi de vrais rats; ils rongeaient bribes à bribes mon être pensant, déchiquetant tout ce qu'il y avait d'intelligence vivante en mon cerveau ! " . Pour l'un comme pour l'autre, la peine de mort n'a pas de sens.

.

" Je ne fus plus qu'un pur esprit, une âme, une conscience. "

.

J'ai vécu d'innombrables existences tout au long de temps infinis. L'homme, individuellement, n'a fait aucun progrès moral depuis les dix derniers milliers d'années, je l'affirme solennellement. La seule différence entre le poulain sauvage et le cheval de trait patient n'est qu'une différence de dressage. L'éducation est la seule différence morale qui existe entre l'homme d'aujourd'hui et celui d'il y a dix mile ans. Sous le faible vernis de la moralité dont il enduit sa peau, il est resté le même sauvage qu'il était il y a cent siècles. La moralité est une création sociale, qui s'est agglomérée au cours des âges. Mais le nourrisson deviendra un sauvage si on ne l'éduque, si on ne lui donne un certain vernis de cette moralité abstraite qui s'est accumulée le long des siècles. "Tu ne tueras point ", quelle blague ! On va me tuer demain matin. " Tu ne tueras point ", quelle blague, encore ! Dans tous les arsenaux des pays civilisés, on construit aujourd'hui des cuirassés et des croiseurs. Mes chers amis, moi qui vais mourir, je vous salue en vous disant : " Quelle blague" ! ".

.

Ce roman est étrange et puissant par cette alternance entre le réalisme cruel de l'univers carcéral et sa dimension fantastique ( extrêmement romanesque, souvent exotique ).

Il est considéré comme un testament puisqu'il est ce que nous laisse un condamné à mort, et parce que Le Vagabond des étoiles est le dernier roman de Jack London, écrit en 1913-1914.

Dans la préface, Francis Lacassin revient sur la génèse du livre, la part réaliste, la part fantastique, les témoignages, la volonté militante. Il rappelle ces conditions brutales de détention, le système de provocations et de délations, ainsi que l'expérience de la prison de Jack London en 1894 pour " vagabondage ". L'auteur espérait que son livre permette un mouvement d'opinion en faveur d'un condamné à mort, Jake Oppenheimer. Cet homme sera pendu en 1913. Le roman, publié d'abord en feuilleton, ne paraît qu'en octobre 1915. Oppenheimer deviendra un personnage de ce roman. Mais " l'auteur ne se trompait pas sur la portée de son livre : grâce à lui, l'usage de la camisole de force et le droit exorbitant de condamner à mort un détenu indiscipliné seront abolis. "

.

Le narrateur du Vagabond des étoiles cite à plusieurs reprises le poète anglais William Wordsworth ( 1770-1750 ), son " Ode à l'immortalité ". En voici la cinquième strophe :

Notre naissance n'est que sommeil et qu'oubli.
Cette âme qui se lève en nous comme une étoile
Avait d'abord brillé dans un azur sans voile
Près duquel notre ciel est brumeux et pâli.
C'est avec l'obscure mémoire
De son éclat oriental,
C'est traînant après soi des nuages de gloire
Qu'elle nous vient du Dieu natal.
Le ciel nous environne à notre heure première ;
                                                                                         Pour l'Enfant grandissant l'ombre de la prison                                                                                                                   Se projette sur la lumière,

Mais il s'ébat si près du divin horizon
Qu'il reflète dans sa prunelle
La source de flamme éternelle.
Le Jeune homme qui doit s'écarter du levant
Et chaque jour marcher vers l'ombre plus avant
Sent pâlir la céleste voûte,
Mais la splendide vision
Illumine de loin sa route ;
Enfin l'Homme la voit, jusqu'au dernier rayon,
Dans la terne lueur du jour s'effacer toute.

- Sur Gallica, il est possible de découvrir le recueil ICI -

.

- Le billet de Lilly-

.- Tentative d'évasion en participant au challenge Jack London -

*

Commentaires

  • Aifelle

    1 Aifelle Le 24/04/2020

    Ce n'est pas le genre de lecture que je ferai en ce moment, ça a l'air terrible.
    marilire

    marilire Le 25/04/2020

    Le récit n'est pas tendre, c'est certain. Quant aux voyages, c'est Jack London, de l'aventure virile ;)
  • Lilly

    2 Lilly Le 24/04/2020

    Pour répondre à Aifelle, ce n'est pas un livre particulièrement joyeux en effet, mais il ne m'a pas donné envie de me réfugier sous ma couette non plus.

    Ton billet est magnifique, tu rends très bien hommage à ce superbe roman. Merci aussi pour cette stophe du poème de Wordsworth.
    marilire

    marilire Le 25/04/2020

    Je te remercie pour le compliment. Je n'ai pas résisté à la découverte du poète, de la belle poésie !
  • Bono Chamrousse

    3 Bono Chamrousse Le 24/04/2020

    Excellente chronique ❤
    marilire

    marilire Le 25/04/2020

    Merci ! Nous allons poursuivre avec Jack London :-D
  • Kathel

    4 Kathel Le 24/04/2020

    Comme Aifelle, je pense que ce doit être assez étouffant et violent, et je ne le retiens pas pour le moment. Cela a sans doute à voir avec le fait que c'était le dernier roman de l'auteur. (quoiqu'il n'ait pas été foncièrement drôle avant)
    marilire

    marilire Le 25/04/2020

    Pas particulièrement étouffant malgré le contexte, mais très violent, toutes les violences, y compris dans les récits de " voyages ".
  • Autist Reading

    5 Autist Reading Le 24/04/2020

    Le billet de Lilly m'avait déjà interpellé, moi qui a gardé une image "grands espaces" de London, telle que véhiculée par ses romans que l'on réserve à la jeunesse.
    Puisque tu enfonces le clou, j'ai encore plus envie de découvrir l'autre facette de London, plus sociale, plus politique, qui a de grandes chances de me plaire énormément. D'autant plus encore que ce matin,aussi, Lilly m'a fait découvrir un autre romande de cette "veine".
    marilire

    marilire Le 25/04/2020

    Je dois être l'exception, j'ai d'abord lu Jack London par des courts textes politiques ( dont le sobrement intitulé " Révolution " ^-^ ), le genre de texte que tu croises en mini format dans de petites maisons d'édition. J'ai vu que les éditions Phébus éditent un recueil de ces textes militants. Parmi les récits " grands espaces ", j'avais beaucoup aimé le court " Construire un feu " ( qui a été admirablement adapté en BD par Chabouté )
  • Moka

    6 Moka Le 25/04/2020

    J'ai lu Martin Eden un jour et ce roman fait désormais partie de mes préférés.
    On y sent déjà ce côté socio-politique que tu mets en avant ici. Sa verve engagée est clairement au RDV.
    Je ne sais pas si cela t'intéresse mais Riff Reb's, pointure de la BD, vient justement d'adapter ce texte.
    Un écho possible à ta lecture. (J'y viendrai quant à moi, sans aucun doute.)
    marilire

    marilire Le 25/04/2020

    J'ai lu cette adaptation de Riff Reb's ( enfin ce premier tome puisque nous attendons le second ) juste après ce roman ( je préférais lire l'original d'abord ). Je relirai et présenterai cette BD un peu plus tard, le roman est encore très présent.
  • Ingrid

    7 Ingrid Le 25/04/2020

    Oh, là, là, n'importe quoi, je viens de poster la copie d'un commentaire destiné à un autre billet !!

    Je disais donc que tous vos billets très intéressants sur London me donnent vraiment envie de découvrir cet auteur, je vais commencer par Martin Eden (je résume ce que j'ai écrit précédemment, c'est pénible de devoir se répéter..) !

    Ingannmic
    marilire

    marilire Le 27/04/2020

    Je me suis permise d'effacer ce commentaire précédent. Pour Jack London, tu vas commencer par l'oeuvre majeure, elle m'attend encore.
  • Lili

    8 Lili Le 27/04/2020

    Décidément ! C'est comme avec Tokarczuk : je vais finir par croire que cet auteur qui est dans ma pal depuis trop longtemps m'appelle avec toutes ces chroniques en ce moment ! Lilly était déjà très engageante ; tu finis d'enfoncer le clou. Nous allons nous alterner : il me reste Le vagabond des étoiles dans mes étagères et il te reste Martin Eden ! Que du beau encore à découvrir pour nous deux !
    marilire

    marilire Le 29/04/2020

    C'est une belle initiative de mettre en avant ainsi Jack London, permettant de redécouvrir l'auteur militant. Je ne sais pas trop quand je lirai l'incontournable Martin Eden, tranquillement.
  • krol

    9 krol Le 29/04/2020

    J'ai adoré Martin Eden et la semaine dernière mon fils m'a parlé de ce livre-là en me disant qu'il était de la même veine que Martin Eden... alors, tu penses bien que j'ai très envie de le lire maintenant.
    marilire

    marilire Le 30/04/2020

    En lisant ton commentaire, je me dis que j'ai bien fait de n'avoir pas commencé par Martin Eden, ce sera une grande lecture !
  • claudialucia Ma librairie

    10 claudialucia Ma librairie Le 08/05/2020

    Le poème que tu cites complète bien l'analyse du livre. Merci pour ce billet très intéressant. J'ajoute le lien au challenge Jack London.
    marilire

    marilire Le 08/05/2020

    Jack London m'a rendue curieuse de ce poète, ce fut une belle occasion de le découvrir.

Ajouter un commentaire