Les visionnaires - W.Eilenberger

Visionnaires

- Alisio Histoire - 2022 -

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- Traduction de l’allemand par Isabelle Liber avec Noémie Juglet pour les textes en anglais -

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Ce récit est un ouvrage philosophique et un ouvrage historique comme l’indique le sous-titre : 1933-1943.

L’auteur y confronte et relie les destinées, les choix et les pensées de quatre figures féminines philosophes du XXème siècle : Hannah Arendt, Ayn Rand, Simone de Beauvoir et Simone Weil.

Je ne connaissais pas du tout Ayn Rand, la philosophe américaine d’origine russe. Son propos, élitiste, capitaliste, de « reconquête du moi » m’a stupéfaite. Toutefois, il donne à réfléchir. Romancière, dramaturge, scénariste, elle utilise ces médias pour développer ses théories. Elle semble l’exact contraire de l’activisme empathique de Simone Weil.

Le livre est copieux, la lecture est dense, c’est certain. Elle est pourtant fluide, elle ne nécessite pas de pré-requis mais une certaine concentration. Le récit est chronologique et biographique. L’auteur met en perspective l’évolution de la pensée, l’époque, les parcours de ces quatre femmes qui marqueront le siècle. Chacune des parties, consacrée à une période, divisée en sous-partie, raconte l’une après l’autre ces femmes, et s’attarde sur leur philosophie, alliant textes originaux ( ainsi que correspondances et journaux ) et explications. Il en est de même pour le contexte historique.

Exemple : IIème partie : Exils - 1933-1934 - Arendt renonce à son pays, Weil à son parti, Beauvoir à son scepticisme et Rand à son script.

Chacune de ces philosophes, sensiblement du même âge, nées au début du siècle, a été militante, a réfléchi à la façon de lier pensées et actes, à ce qu’impliquait les bouleversements brutaux de ces années sur la notion d’identité, de dignité humaine, de relations au monde, à soi, à l’altérité; sur celles de liberté, autodétermination, de droits et de devoirs, d’intégrité. Elles en cherchent les définitions et les applications.

Avec Hannah Arendt, nous suivons une réfugiée juive allemande privée de sa nationalité, avec Simone Weil, ce sont les réflexions sur le communisme, le socialisme, puis le christianisme. Toutes s’intéressent en profondeur au principe du collectif, de l’Etat Nation, du normatif, à ce qu’entraîne la reconnaissance de ces principes en tant qu’individu.

Ce récit est prenant, passionnant, éclairant, parfois dérangeant. Il amène et mérite réflexions. Suivre ces quatre femmes pendant leur jeunesse, leurs expériences, leurs études et critiques à cette époque - comme des années de formation douloureuses - a été pour moi comme une introduction, une ouverture, vers leurs pensées sans les désincarner. Ce dont il est question, c’est de « philosophie de l’existence » autant que du vécu.

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« A n’importe quelle époque, il aurait été difficile d’atteindre ce à quoi Arendt - comme Beauvoir, Weil et Rand - aspirait alors en sa qualité de philosophe en mission « realpoliticienne » : une efficacité politique concomitante de la fidélité au principes, de la profondeur de champ philosophique et de la mise en œuvre concrète. Mais entre 1941 et 1942, c’était une entreprise résolument vouée à l’échec. Que ce fut à Paris ou à New-York. Au nom du véritable socialisme, du christianisme, du sionisme ou de l’Amérique; au nom de la solidarité existentielle, de Jesus-Christ, d’une bourgeoisie cosmopolite kantienne ou d’un libertarisme radical. Parce qu’elles voulaient en premier lieu penser la politique, elles se trouvaient marginalisées politiquement. Il suffit de considérer l’histoire de cette corporation pour constater que l’expérience n’est pas vraiment nouvelle pour les philosophes. Ce n’est pas même là l’expérience d’une privation nécessaire de la liberté. Car, au fond, d’où avait-on la meilleure vue sur ce qui se passait : était-ce vraiment depuis le coeur de l’action ? N’était-ce pas plutôt à bonne distance, depuis ses confins et abîmes les plus reculés ?

La pensée digne de ce nom est aussi celle qui isole socialement.»

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En lisant, j’ai beaucoup noté, beaucoup copié de citations et références, beaucoup réagi, même si ma réceptivité-sensibilité aux pensées-personnalités ne paraît pas évoluer, elle : toujours aussi peu intéressée par Simone de Beauvoir, toujours impressionnée et admirative de la lucidité rigoureuse, de la perspicacité prophétique, de la profondeur des analyses politiques/économiques/sociales/culturelles de Simone Weil, toujours convaincue qu’il me faut lire Hannah Arendt ( pour laquelle je me suis contentée jusqu’ici d’articles, si développés et précis soient-ils - lire les textes, y compris le Nous les réfugiés publié aux éditions Allia en 2019, les extraits lus dans les Visionnaires m’ont sérieusement interpellés ), et curieuse de découvrir la pièce de Ayn Rand La nuit du 16 janvier ( nouvelle publication en 2021 aux éditions du Cygne ) même si sa philosophie « nietzschéenne » me rebute souvent, j’en perçois toute l’exigence.

Wolfram Eilenberger, l’auteur des Visionnaires, a écrit précédemment le même type d’ouvrage, autour de quatre hommes philosophes sur la décennie 1919-1929 : Le temps des magiciens : l’invention de la pensée moderne ( Albin Michel 2019 ). A sa parution, j’ai hésité. Je n’hésite plus.

L’année 2023 sera-t-elle philosophique ?

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Commentaires

  • Ingannmic

    1 Ingannmic Le 18/01/2023

    J'ai lu il y a quelques années la biographie de Laure Adler sur Hannah Arendt, qui est très bien (mais très dense aussi). J'ai un peu de mal avec les ouvrages de philo, sans doute par manque de clés pour les comprendre... mais je relirais bien des (auto)biographies (j'ai eu une période très prolifique en la matière), j'ai même acheté dans cet objectif "Histoire de ma vie" de George Sand, y'a plus qu'à !
    marilire

    marilire Le 19/01/2023

    A la philosophie, j'y reviens pas à pas. Pour Hannah Arendt, si je lis une biographie, j'ai noté celle de référence de Elizabeth Youg-Bruehl. Mais d'abord les textes. Bon courage pour George Sand :)
  • Alys

    2 Alys Le 21/01/2023

    Ça a l'air super intéressant et pointu!
    marilire

    marilire Le 23/01/2023

    Spécialisé, certes, mais pas si pointu. L'auteur accompagne bien son lecteur.

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