La Pierre Tombale – Jung-Hi OH

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- Editions Picquier -

– Traduit du coréen par Jeong Eun-Jin & Jacques Batilliot -

Haeryông, petit port au nord de la Corée. C’est ici qu’est né Hyôndo, tout comme son père et son grand-père, propriétaire de bateaux. C’est ici que se joue l’histoire d’une famille en cet été qui débute pendant la seconde guerre mondiale et s’achève avec la mise en place du gouvernement communiste. En l’espace de quelques mois, le petit monde de Hyôndo, un garçon de neuf ans curieux et solitaire, bascule en même temps que celui des grands. Tous les jours, il est à son poste de guet dans le quartier où se trouve une stèle – cette  » pierre tombale  » témoin de l’Histoire – pour observer la démarche dandinante d’un marchand chinois, la violence de la police japonaise, ou l’arrivée de l’oncle, apportant avec lui les vestiges d’un passé que tous veulent oublier, l’opium, mais également la peur majeure de l’avenir :  » la maladie d’Hiroshima « . A l’automne, quand les Japonais laissent la place aux Russes, et quand tous ceux qui possédaient se retrouvent démunis et acculés, les parents de Hyôndo doivent faire un choix : rester et connaître la honte, ou partir et devenir des étrangers dans leur propre pays

Une chronique, presque une nouvelle qui suit le cycle des saisons, racontant la Corée sur ces quelques mois qui vont changer son histoire. Si l’enfant en est le personnage principal, il n’en est pas le narrateur, plutôt un témoin, l’auteur évitant ainsi l’écueil des récits enfantins par trop naïfs, construits sur le sous-entendu et l’incompréhension. Depuis cette stèle, coeur du bourg, Hyôndo assiste aux scènes quotidiennes comme un petit théâtre lui dévoilant la vie, les gens, et suit les bouleversements dus à la guerre qui les transforment.

 » Le quartier de la pierre tombale était situé exactement à mi-chemin entre l’école et la maison. Hyôndo était incapable de s’expliquer pourquoi, à la sortie de l’école, il courait à perdre haleine jusque-là ni pourquoi il s’y arrêtait en poussant un soupir. Quelle attente secrète lui faisait ainsi négliger l’ordre lourd de menaces de sa mère de rentrer sans traîner après l’école. [...] Ignorant son origine, ce qu’il y avait dessous, si elle avait été construite en signe de repentir ou dans un but de commémoration,les gens l’avaient baptisée Pulmangbi, Pierre pour ne pas oublier [...] Perché sur la stèle, Hyôndo voyait mieux ce qui se passait dans le quartier, comme s’il avait grandi. »

Entre la maison, l’école, la place de la Pierre Tombale, il regarde ce peuple coréen, ses traditions, ses coutumes, ses croyances, sa propre famille considérée comme nantie, les populations qui se croisent mais ne se mêlent pas : Chinois vivants en dehors de l’enceinte, les Chrétiens, l’occupant japonais. La rue dit plus et mieux cette société que les adultes. Puis ce sera l’installation des troupes soviétiques, les espoirs patriotiques de liberté, les réformes communistes après l’impérialisme. Toutefois, il ne s’agit pas d’un texte contemplatif. Réaliste, sensible, ce récit révèle toute sa densité à travers le quotidien, des scènes comme des tableaux vivants à la fois subtils et parfaitement évocateurs, mémoire en images, en sensations furtives parfois, à travers les portraits, les descriptions, les réflexions de l’enfant, les paroles qu’il retient…bombardement atomique, 38ème parallèle.

  » Le maître d’école disait que le Japon et la Corée formaient un seul pays, mais Hyôndo savait que ce n’était pas vrai. Dans les histoires que sa grand-mère lui racontait, il n’y avait pas de Japonais. « 

«  Un instant tout a été illuminé et silencieux, d’impressionnants nuages se sont élevés et toute la ville s’est enflammée. « 

 » L’école rouvrit à la mi-septembre. C’était comme si on y venait pour la première fois, car les manuels japonais avaient été remplacés par des polycopiés de coréen et d’histoire et les instituteurs étaient des nouveaux. « 

 » On vit dans un monde nouveau où tout doit être partagé. Ceux qui se sont enrichis en exploitant le peuple ne valent pas mieux que les Japs. « 

 » La nuit tombée, beaucoup de maisons étaient abandonnées. A l’école, il y avait chaque jour de nouvelles places vides. Leurs occupants qui en étaient sortis la veille en compagnie des autres enfants n’étaient pas revenus. »

 » Ceux qui ont quitté leur pays natal ne peuvent pas se fixer à un endroit. Parce qu’ils ne peuvent pas se faire à l’idée que c’est là qu’ils vont mourir. « 

Une prose sobre, descriptive, précise qui donne sa force et son charme à ce roman, une peinture en demi-teinte qui n’occulte rien, ni la noirceur des ombres ni la beauté des reflets de lumière; une narration en regard qui témoigne de cette vie là, à ce moment là.

 » Le soleil à présent disparu, les poissons qui avaient senti l’odeur de la terre restaient inertes, comme écrasés par l’humiliation, mais des écailles brillaient partout. Elles étaient collées aux hautes bottes des hommes, à leurs crochets qui happaient les branchies, à leurs vêtements, à leurs cheveux, à leurs bouches et à leurs oreilles, et chaque fois qu’ils bougeaient, ils semblaient enveloppés d’un liquide argenté. « 

 » Hyôndo se hissa sur le poirier. Le viel arbre ne donnait plus de fruits, mais son feuillage était suffisamment abondant pour dissimuler son corps menu. Perché sur une des deux branches maîtresses, Hyôndo observa les rayons dorés du soleil couchant qui filtraient entre les feuilles. Il regarda la vieille maison, le toit de tuiles délabré et la mer qu’envahissait l’obscurité. Il se mit sur le ventre, une joue contre la branche. L’écorce rugueuse était imprégnée de l’odeur salée qu’y avait déposée le vent de mer. Il y passa un coup de langue et le goût du sel lui apporta un apaisement inattendu. Alors qu’il cherchait un endroit où il pourrait se caler plus confortablement, Hyôndo écarquilla les yeux. Il avait vu une énorme cigale noire collée à une branche juste au-dessus de lui. Il tendit lentement la main. L’insecte, tombé dans un profond repos vespéral, se laissa attraper sans résistance. Hyôndo le saisit fermement dans sa main et lui gratta le ventre. Soudain, la cigale lança un son aigu et haut perché en faisant vibrer son ventre ridé. Les rayons du soleil formaient comme autant de mailles d’un filet en se glissant entre les feuilles tremblantes, wahaha, wahaha. La cigale continuait à pleurer sans répit au rythme des mouvements du doigt. Hyôndo sentit le grand arbre et son propre corps qui vibraient en résonance… »

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