Instruments des ténèbres - Nancy Huston

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- Babel - Actes Sud -

Américaine, écrivain, divorcée et plus toute jeune, Nadia, qui se fait appeler Nada par dérision, entreprend d’écrire un récit à partir d’un fait divers ancien l’histoire de Barbe Durand, une jeune servante française mise à mort en 1712 pour avoir dissimulé sa grossesse puis fait disparaître l’enfant qu’elle avait eu de relations forcées avec son patron. En même temps, par bribes et fragments, Nada confie à son journal l’histoire de sa propre enfance dans une famille catholique disloquée par la déchéance alcoolique du père. Très vite, l’imaginaire impose son autorité au réel et les événements du passé investissent la vie de Nada au point de la bouleverser.

Un texte double et dense en roman de la filiation ( parenté et liaison ), en roman féministe. Un récit dans le récit, manuscrit et carnet d’auteur, le jeu de l’abîme, celui dans lequel plonge la narratrice. Deux personnages, deux siècles, deux destins de femmes, miroir de leurs errances intimes.

Sur – ou sous – le roman de misère tristement historiquement trivial et banal de Barbe, cette jeune servante du début du XVIIIème, celui de l’auteure-narratrice qui revient sur sa propre histoire familiale, ou plutôt sur son parcours et ses choix inscrits dans cette histoire. Une histoire de maternité douloureuse parce que refusée. Imposée. Ce roman, c’est autant la liberté de penser, de s’exprimer que celle de disposer de son corps.

Ce roman, souvent terrible, cynique et confondant, c’est celui du double. L’exploration de la thématique est étourdissante, un vertige : narratrice-héroïne, fille-mère, les personnages jumeaux fille-garçon, la vie réelle et la vie spirituelle, Dieu et le diable, le Témoin et/ ou l’absurde de l’existence, le péché et/ou l’injustice, la fidélité au mariage et l’amant, reflexion-reflet, la maternité et la création…

Un roman en correspondances dans tous les sens du terme - » J’ai besoin d’écrire ceci pour pouvoir écrire cela. Et inversement. « . Des voix qui se croisent, des chapitres alternés entre le récit historique et l’introspection à laquelle se livre la narratrice. Réflexions plus qu’introspection même si elle s’immerge, sombre,  » s’abîme « , très loin, touche à l’insaisissable étrangeté  » tirant de ses propres profondeurs de fabuleux accords de mémoire et d’imagination « 

Ce regard, plus désemparé que amer, sur l’existence menée par sa propre mère –  » Elle pria Dieu de lui donner force et patience, mais Il ne lui donna qu’encore et toujours des enfants : certains vivants, d’autres morts, tous épuisants.  » -, pose crûment et cruellement à la narratrice la question de ses propres relations aux hommes, à son père.

» Je suis tellement patiente avec lui. Jamais un mot plus haut que l’autre. Froide, impassible comme un bloc de glace. [...]  Maintenant que je ne déteste plus mon père, ce qu’il remue en moi est presque intolérable. De la pitié, bien sûr, – mais, si je regarde de plus près, une nostalgie lancinante aussi. « 

Invocations et évocations, ces chapitres -  » philopsychotiques  » comme les qualifie l’un des amis de la narratrice – nouent un dialogue en aparté – échanges de répliques savoureusement féroces – avec le Daemôn convoqué, le démon intérieur reconnu, revendiqué comme inspirateur. Au diable «  les défenses intellectuelles « , c’est un ensorcellement désenchanté.

 

 » Tout est traduction désormais. Mes livres sont des traductions, par exemple : des tentatives maladroites, bâclées, pour transcrire ce que m’a révélé mon daimôn. L’original n’existe pas. L’original est comme le paradis : perdu par définition.

 

D’une plume alerte, sarcastique et incisive, intransigeante et érudite, à travers ces histoires de maternité, avec ces voix qui murmurent, résonnent-raisonnent, à travers ces chuchotements furieux, l’auteur interroge sur l’écriture, la noirceur de ses mots sur les pages, la conception des mots.

 

 » … Que, justement en raison du fait que la vie réelle existe, et qu’elle n’a pas de sens, il est indispensable que l’Art, qui tourne autour des inexistants, en ait. « 

 

«  Oui, l’humanité a besoin de vous tous, vous autres inexistants. Et elle a besoin de tous vos petits apprentis aussi : les sorcières, les prêtres vaudou, les poètes, les peintres et les fous qui, patiemment, inlassablement, amènent à l’existence des choses impalpables, accomplissent des miracles, réparent les jambes cassées et les coeurs brisés, soulagent la douleur, rendent suaves les larmes les plus amères, transforment l’eau en vin et la salive en nectar, muent la dure chair solitaire – par la magie d’une baguette, d’une flèche, d’une aiguille ou d’un poème – en or fondu. « 

 

Une quête littéraire en métaphore musicale, un roman en partition ( autant division et partage ), composition magistrale sur ce manuscrit qui porte bien son titre de «  Sonate de la Résurrection « .

 

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  » Je sais bien, je sais bien, sur quoi peut-on écrire sinon sur les choses qui nous hantent…[...]

 

- Encore des clichés.

 

- Foutez-moi la paix, vous voulez bien ? J’ai besoin de comprendre.

 

[...]  On ne pose jamais les questions essentielles. «  

 

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Commentaires

  • Praline

    1 Praline Le 27/01/2015

    Tu me donnerais presque envie de retenter ma chance avec Huston !

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