L’Ogre – Jacques Chessex

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 - Grasset – Les cahiers rouges -

» Détruire son père. En faire un petit tas de cendres au fond d’une urne. Comme du sable. De la poussière anonyme et sans voix.  » Cela peut sembler facile à une époque où la jeunesse tuait ses pères en écoutant Joan Baez et Donovan. C’est impossible pour Jean Calmet, professeur de latin à Lausanne. Comme il vient d’assister à la crémation de son père, les fantômes et les outrages du passé reviennent le tyranniser.

On ne dévore pas l’Ogre, c’est lui qui vous dévore.

Ce fut une lecture difficile que je ne regrette pas.

Jacques Chessex fouille sans concession l’âme d’un homme tourmenté, traumatisé, par l’image d’un père jouisseur et tyrannique. Cadet de la famille, il ne parvint jamais à s’imposer, à surmonter ses angoisses maladives et sa terreur, à dépasser la supériorité qu’il attribue à son géniteur. La mort de son père ne le libère pas, au contraire. Le deuil l’entraîne vers la folie, il sombre dans sa névrose morbide malgré quelques tentatives désespérées de se rattacher à la vie, de s’y affirmer, de s’opposer au père enfin, s’en détacher.

La souffrance du narrateur est terriblement présente, prenante jusqu’au malaise, paradoxalement renforcée par la poésie des paysages. Mots et maux agressifs et impudiques, sexe et mort, certaines scènes donnent la nausée. Le mal-être de Jean Calmet est éprouvant, oppressant. Le lecteur s’englue dans les méandres d’un esprit torturé s’imaginant poursuivi par l’oeil ironique du pater familias, s’accroche à ses humeurs, aspire l’air par goulée bienfaisante, aspire à l’air, à la lumière. Les pages n’épargnent personne livrant le drame de cet homme misérable, vaincu sans combat, au quotidien dans sa crue et cruelle réalité relevée de références aux figures mythiques dévoratrices et de références bibliques. La fuite de Caïn persécuté par Dionysos.

A cet aspect intimiste, brutal et dérangeant du récit s’ajoute le contexte, celui des années 70 qui lui confère une intensité poignante, presque cynique. Ce roman est véritablement inscrit dans son époque, les années de liberté et de contestation. Jean Calmet est de la génération précédente, pas de celle qui tue le père. Enseignant, il se ressource au contact des jeunes dont il reconnait les ardeurs, les espoirs et les motivations. Un rapport ambigü fait de fascination pour cette jeunesse, sa force inconsciente, pour les flux puissants de la vie; une relation empathique, mais aussi une relation charnelle qui le condamne. En décrivant cette jeunesse libérée face à la personnalité dévastée du narrateur, Jacques Chessex joue des psychés et des regards, reflets fragmentés, déformés, multipliés, qui tous annoncent la fin d’un monde.

Ce roman a reçu le Prix Goncourt en 1973.

Certains passages appellent l’anthologie. Parmi eux, un long extrait de la dernière partie qui dit tout :

 » Kindlifresserbrunnen épelaient-ils avec application. La fontaine du Dévoreur de petits enfants ! Le fontaine du Cannibale ! Et Jean Calmet se souvenait de Chronos qui avait dévoré sa progéniture toute vive, du fantastique Saturne engloutissant ses rejetons, du Moloch assoiffé du sang des jeunes gens purs, du terrible impôts de chair fraiche que la Crète payait au divin Minotaure au fond de son labyrinthe ruisselant d’hémoglobine. Lui aussi, Jean Calmet, son père l’avait dévoré. L’avait bâfré. Anéanti. Une haine rageuse contre l’Ogre-docteur, contre tous les autres ogres qui avaient massacré leur fils, leurs enfants, les tributs constamment renouvelés de chair jeune, de chair à pâté, de chair à plaisir, de chair à canon, de toute cette chair qu’ils avaient épouvantablement sacrifiée d’âge en âge pour s’en nourrir, s’en divertir, pour s’en repaître, pour s’augmenter ! Gilles de Rais ! Erzsébeth Bathory, fouine altérée de hurlements ! Et vous piqueurs de Leibzig et de Mayence embusqués dans vos repaires et fixant la nuit d’un oeil rose, vous les coupeurs de filles, les rôdeurs de salles d’opération, les voleurs d’enfants que vous enfouissiez dans vos gibessières entre chien et loup ! Vous les gobeurs de moelle, les suceurs de sang, tous les vampires, tous les bouchers, les dépeceurs, les scieurs, les débiteurs de gosses joufflus et fessus, les pourlécheurs de fossettes sanglantes, les massacreurs d’anges, les éventreurs de pucelles poisseuses de vermillon ! Jean Calmet, fixant la statue du Tueur, voyait s’allonger toute une galerie venimeuse et mousseuse de rouge. Et son père était le dernier monstre de l’atroce lignée ! Et il avait fallu que Jean Calmet lui fût livré comme fils cadet, pieds et poings liés, tout à la merci de l’Ogre, faible, immobile, impuissant !

Impuissant. »

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