Le tabac Tresniek - Robert Seethaler

Tabac tresniek

- Sabine Wespieser Editeur - 2014 -

- Traduit de l'allemand ( Autriche ) par Elisabeth Landes -

En août 1937, le jeune Franz Huchel quitte ses montagnes de Haute-Autriche pour venir travailler à Vienne avec Otto Tresniek, buraliste unijambiste, bienveillant et caustique, qui ne plaisante pas avec l'éthique de la profession. Au Tabac Tresniek, se mêlent classes populaires et bourgeoisie juive de la Vienne des années trente.
Si les rumeurs de la montée du national-socialisme et la lecture assidue de la presse font rapidement l'éducation politique du montagnard mal dégrossi, sa connaissance des femmes, elle, demeure très lacunaire. Ne sachant à quel saint se vouer avec Anezka, la jeune artiste de cabaret dont il est éperdument amoureux, il va chercher conseil auprès du «docteur des fous», Sigmund Freud en personne, client du tabac et grand fumeur de havanes, qui habite à deux pas. Bien qu'âgé et tourmenté par son cancer de la mâchoire, le professeur va finir par céder à l'intérêt tenace que lui témoigne ce garçon du peuple, vif et curieux.
Mais les temps ne sont guère propices aux purs et, dès mars 1938, l'Anschluss va mettre un terme brutal à l'apprentissage de Franz et à sa prestigieuse amitié. Otto Tresniek, peu disposé à boycotter sa clientèle juive, s'attire les foudres de la Gestapo, tandis que Freud se résigne à émigrer en Angleterre.

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Ce que j'appelle un excellent roman, prenant, émouvant, d'une profonde tendresse de l'auteur pour ses personnages qui campe chacune des personnalités en finesse, sans fioritures, sans passer par le monologue intérieur ou l'analyse psychologique, mais par les actes et les dialogues, des dialogues et des échanges épistolaires savoureux. Robert Seethaler a doté ses personnages d'un sens certain de la formule et de l'ironie, cette joyeuse et douce ironie de sa plume alerte sur ce contexte historique mortifère, sa plume apportant ses touches de lumière et ses esquisses de sourires sans occulter l'ombre brune qui s'étend sur eux.

Les gens raffolent de cet Hitler et des mauvaises nouvelles, ce qui revient au même, d'ailleurs, remarquait Otto Tresniek... "

Mais n'oublie que même si les Juifs sont des gens convenables, ça risque de ne pas leur servir à grand-chose, vu que tout le monde autour d'eux a renoncé à l'être depuis longtemps ! "

Une lecture-dévoration-adoration de ces quelques deux cents pages, sans chapitre, rythmées par les paragraphes, entre poétique du pays natal parfois et prosaïque; le récit d'une année, de l'été 1937 à l'été 1938. Le tabac Tresniek , c'est un roman d'apprentissage, une éducation sentimentale ainsi que citoyenne et politique dans cette Vienne des années d'invasion nazie; un roman perturbant par la vitalité, la fraîcheur, l'honnêteté qu'y inscrit l'auteur - pas seulement celle du personnage principal au rôle de candide - face à la la misère et la violence sociales qu'il suggère, face à la tragédie annoncée, puisqu'il ne fait aucun doute que ses personnages disparaîtront dans l'horreur du IIIème Reich.

Si les rencontres informelles entre Franz - ce garçon " en pleine éclosion " - et S.Freud sont réjouissantes quant à leur propos sur le comment et pourquoi de la psychanalyse, sur le mystère féminin et celui de l'amour, le bouleversement de leur monde, c'est le portrait du médecin sur ces pages qui m'a particulièrement touchée, ce regard du jeune homme sur l'éminent professeur, sur ce vieillard maigre, malade, triste, sans illusions. 

En filigrane, la presse, le pouvoir des mots, le désir, le plaisir, et nos vérités.

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Freud hocha lentement la tête. Franz fut à nouveau frappé par sa fragilité. Une petite tête de mort anguleuse, qui semblait se balancer miraculeusement au bout d'un cou décharné. Quelques flocons de cendre s'étaient pris dans sa barbe. Il résista à l'envie de se pencher vers lui et de les extirper méticuleusement l'un après l'autre.

- Bien, déclara Freud. Je suggère que nous commencions par tirer au clair les questions de terminologie. Je suppose que quand nous parlons de ton amour, en réalité, nous pensons à ta libido.

- Ma quoi ?

- Ta libido. C'est la force qui anime les êtres humains à partir d'un certain âge. Elle procure autant de joie que de tourments, et chez les hommes, pour simplifier un peu les choses, elle a son siège dans le pantalon. 

- Chez vous aussi ?

- Ma libido est derrière moi depuis longtemps, soupira le professeur.

Soudain il y eut un bruit de feuilles froissés près du banc. L'instant d'après, un petit oiseau sortait de la haie dans un battement d'ailes et se posait aux pieds des deux hommes sur le gravier. La forme de son corps était celle d'un moineau mais son plumage avait l'air tout décoloré et il était maculé sur le côté d'un jaune pisseux. Il avait les yeux rouges. L'oiseau demeura un temps immobile devant eux, puis il déploya ses ailes, bascula et commença à se rouler sur le gravier en secouant la queue, le plumage agité de convulsions. Tout aussi brusquement qu'il avait commencé, il s'arrêta. Il esquissa deux petits sautillements en direction du banc, se figea et s'envola finalement vers le Schottenring, en décrivant un vaste cercle.

- Même les moineaux sont devenus fous, maintenant, remarqua Franz en frôlant le gravier du pied.

- C'est l'oiseau de la peste, murmura Freud. On dit qu'il apparaît avant l'irruption des épidémies, des guerres et autres catastrophes. Le cigare grésilla dans sa main. Un petit vent agitait doucement la cime des arbres.

- Est-ce qu'il va se produire une catastrophe, monsieur le Professeur ?

- Oui, dit Freud en levant les yeux dans la direction de l'oiseau de la peste, qui avait depuis longtemps disparu quelque part derrière le Burgtheater.

- Monsieur le Professeur, je crois que je suis un drôle de crétin, conclut Franz après quelques instants de silence et d'intense réflexion. J'ai autant de cervelle que nos moutons bêlants de Haute-Autriche.

- Mes compliments, la lucidité est la condition première du progrès sur soi.

- Parce que, vraiment, je me demande quelle importance peuvent bien avoir mes petits soucis idiots à côté de tous ces évènements, dans ce monde qui est devenu fou.

- A cet égard, je peux te tranquilliser. D'abord, les soucis qu'on se fait à cause des femmes sont généralement idiots, certes, mais rarement petits. Ensuite, on peut inverser les termes de la question : quelle est la légitimité de ce qui se passe dans ce monde devenu fou, comparé à tes soucis ? "

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Commentaires

  • Anne

    1 Anne Le 06/08/2015

    Ah quel délice le long extrait que tu cites ! Ca doit être bien, ce roman...
  • Moglug

    2 Moglug Le 06/08/2015

    Freud, Hitler, roman d'apprentissage... ça fait beaucoup pour un seul livre ? Les sujets abordés me tentent, le fait que l'auteur soit autrichien aussi mais j'ai peur d'être déçue et que le roman s'éparpille ou soit trop simpliste. N'est-ce pas dangereux de s'attaquer à de tels personnages en brassant autant de thématiques ?
    Est-ce que tu as lu d'autres livres du même auteur ?
  • Marilyne

    3 Marilyne Le 06/08/2015

    @ Anne : il était difficile de choisir pour donner le ton de ce roman. cet extrait se poursuit les deux pages suivantes mais je ne pouvais pas tout recopier quand même ^-^. C'est vraiment le genre de roman que tu lis sans pouvoir le lâcher.

    @ Moglug : en écrivant ce billet, j'attendais cette question, sur tous ces thèmes. Hitler et Freud sont des personnages, des personnages du contexte ( Hitler n'est que cité, Freud est ce médecin auquel s'attache Franz, et celui qui doit s'exiler parce qu'il est Juif malgré sa notoriété. C'est surtout de son âge qu'il est question, de ces derniers mois à Vienne, comme un symbole de la fin de cette Vienne ). Ce roman est clairement un roman d'apprentissage, focalisé sur les personnages fictifs. Tu pourrais reprocher l'éparpillement si tu attends un roman précisément sur l'un des thèmes. Mais il est loin d'être simpliste bien qu'il puisse le paraître vu le choix du personnage principal jeune et naïf. C'est l'histoire de cette année là, de son année.
    je n'ai pas lu d'autres livres de cet auteur, c'est le premier traduit en français. L'éditeur en annonce un prochain. Ce fut un tel plaisir de lecture, ne serait-ce que par l'écriture, un auteur que je le relirai, c'est certain.
    J'espère avoir répondu à tes questions.
  • Kathel

    4 Kathel Le 06/08/2015

    Tu n'as pas perdu de temps ! Ce beau billet va me dispenser d'en faire trop long, je renverrai au tien ! ;-)
  • Marilyne

    5 Marilyne Le 06/08/2015

    @ Kathel : c'est de la triche, je suis impatiente de te lire ! :D
    ( lecture coup de coeur, petit bonheur au soleil, l'envie de le dire était impatience aussi. Depuis le temps que je l'avais repéré et que je m'étais promise de le lire. J'avais fait le bon choix :) )
  • keisha

    6 keisha Le 07/08/2015

    Deuxième billet enthousiaste, cela me donne envie de le prendre à la bibli, ce (mince, oui) roman...
  • Marilyne

    7 Marilyne Le 07/08/2015

    @ Keisha : et celui de Kathel devrait confirmer... :)
  • dasola

    8 dasola Le 07/08/2015

    Bonjour Maryline, j'ai beaucoup aimé ce roman et en particulier la fin culottée très caustique. http://dasola.canalblog.com/archives/2015/01/23/31328478.html Bonne après-midi
  • Aifelle

    9 Aifelle Le 08/08/2015

    Je tourne autour depuis sa sortie. Il est à la bibliothèque, alors ...
  • Marilyne

    10 Marilyne Le 10/08/2015

    @ Dasola : merci pour ton passage et le lien. Il me permet d'enregistrer ton blog dans mon agrégateur.

    @ Aifelle : alors... bonne lecture :)

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