Avant le silence des forêts - L.Beauquel

Le silence des forets

- Gallimard 2011 -

« Je ne fais que raviver une envie de bonheur depuis longtemps renoncée, nous ne sommes rien et nous sommes mille, et des millions, nous sommes un et tous et rien que seuls. Rien ne permet plus de communiquer avec ceux que nous avons quittés. Toujours, dans ce trou qu'on nous a fait restera notre silence. »

Otto, Simon, Heinrich, et Nathan, quatre jeunes Allemands de vingt ans, partent découvrir le monde, portés par le train de l'Histoire. Quand ils quittent le bourg bavarois où ils sont nés, leurs désirs affleurent à peine et ils ne connaissent de la vie que leur belle amitié. À leur arrivée, ils comprennent vite vers quoi on les a envoyés. Nous sommes en 1915, en Lorraine. Après les charges terrifiantes en première ligne, il faut tant bien que mal s'accommoder à la catastrophe. Simon, d'une voix douce, choisit de consigner dans ses carnets ce qui subsiste de vie dans les tranchées.

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Splendide roman, dévorant-dévoré, dont il est difficile de se détacher pour écrire cette chronique. Durant la lecture, tant de pauses entre les pages pour noter et souffler. Evidemment, on pense à l’essentiel A l’Ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque.

Quelle résonance et quel style sur le choix narratif. Le ton est intimiste, c’est la voix de Simon, les mots, crachés et cachés de la guerre, la quête des mots sur ses carnets – « le calepin, la douleur matérielle, sans indulgence », en murmures spasmodiques, en «  cris désaccordés, avalées de tristesse » « nos âmes et nos tripes mêlées ».

Pas de discours lyriques, pas de scènes épiques, mais tout y est dit dans les courts chapitres en récit chronologique qui s’ouvrent chacun sur un nom, un nom commun ou un nom propre, un nom comme une épitaphe d’un moment de la tragédie intime et européenne. La prose y est parfois poétique quand elle évoque les paysages, les souvenirs d’enfance et d’adolescence ; sublimes y sont les mots de détresse, les mots des aubes, du vol et des chants d’oiseaux, de la douleur des mères. Une prose qui ne joue pas avec ces mots pour raconter l’horreur et l’épouvante, la stupeur, la folie qui guette autant que la mort ; terrifiants et déchirants sont ces mots qui décrivent les assauts, les tranchées et les fosses, les obus, les gaz, les barbelés, le désastre et le massacre au quotidien.

« Et, moins que l’ombre de nous-mêmes, quand les marmites tombent jusqu’à l’arrêt subit, nous sommes cette erreur qui se prolonge, claquant des dents et les yeux noyés. Nous sommes encore moins que cette terreur, nous sommes les marches forcées et les cris, les courses et les chutes, nous sommes la main posée sur la chair arrachée d’un soldat sans nom. […] Les corps, il faut encore les enterrer. Saura-t-on chez nous où venir nous retrouver ? Nous, si petits, où nous donnera-t-on une place, comment nous démêler de ceux des autres pays ? »

Sur ces pages, sur les saisons qui lapident ces hommes, tous ces hommes qu’ils soient dans cette tranchée ou dans l’autre, la conscience aigüe de ce qui est sacrifié, une génération, une terre, un monde, l’humanité, la fraternité si près à la toucher si enfin on refusait d’obéir, ensemble « rêver à une débâcle généralisée » mais « Nulle main ne nous retient, livrés à notre propre poids, sans nom, qui a prédit que nous serions ce consentement ? Nous le disons à chaque pas et chaque faux pas, nous le disons de nos regards de fauves ou d’enfants : nous sommes là parce que la bouche d’un fusil s’ouvre de toutes parts et nos chefs feront de nos dos de nouvelles cibles si nous fuyons… » - ; la conscience aigüe que ce conflit n’est que l’assassin de la jeunesse transformée en assassin, qu’il s’agit de batailler pour les chefs et les pères sous de gentilles dévotions et de grands mots, batailler pour un bout de paysage contre « des Français, des petits soldats, des paysans aux poignes autrefois agiles à leur travail, ne cherchant pas plus que moi les couronnes de laurier. »

Et sous ce carnage, l’ode à l’amitié toujours vivante au cœur de la détresse qui offre parfois un sourire, un oubli, à défaut d’espoir.

Le saccage en Lorraine. L’auteur, Lilyane Beauquel est lorraine. Avant le silence des forêts est son premier roman. Magistral.

Ce roman hanté par Verlaine – « l’ami Verlaine, ce Français de la frontière à déplacer » - s’ouvrant sur un extrait de La Lorelei de H.Heine, comment pourrais-je l’oublier ?

Ich weiß nicht, was soll es bedeuten,
Daß ich so traurig bin;
Ein Märchen aus alten Zeiten,
Das kommt mir nicht aus dem Sinn.

Je ne sais ce que cela veut dire
Si grande est ma tristesse,
Une histoire des temps anciens
Ne quitte pas mon esprit.

 .

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Commentaires

  • Martine Litterauteurs

    1 Martine Litterauteurs Le 05/07/2014

    Te souviens-tu ? Je t'avais dit que je voulais consacrer mes billets du mois d'août à cette guerre... Pour les billets, c'est aléatoire. Mais pour les lectures, c'est sûr.
  • Marilyne

    2 Marilyne Le 05/07/2014

    Je me souviens, du projet et des livres dont nous avons parlé. Je peux maintenant ajouter celui-ci à mes propositions.
  • Asphodèle

    3 Asphodèle Le 05/07/2014

    Noté et re-noté à sa sortie, mon ami Mind m'en avait fait l'éloge dithyrambique, il était même Juré pour un Prix qu'elle a obtenu...et voilà, je ne l'ai toujours pas lu mais je suis sûre qu'il me plaira ! Bravo pour ce billet magnifique et vibrant...
  • Marilyne

    4 Marilyne Le 05/07/2014

    Noté et acheté peu après sa parution également, sans hésitation, alors que j'ai hésité un moment ( hum ^^ ) avant de m'y plonger. Je le prenais, je le posais, toujours quelques lignes lues, me disant " prendre le temps ". Et puis, tout d'un coup, pris, prise !
  • Beauquel

    5 Beauquel Le 06/07/2014

    Lire ce billet ce matin c est une tendresse partagée , comme une surprise , un lien nouveau nous rapprochant des soldats ...merci
  • Dan

    6 Dan Le 06/07/2014

    Une vraie chronique, enthousiaste et précise, qui donne envie de lire mais donne à voir aussi votre belle sensibilité. C'est un bien précieux et rare!
  • Aifelle

    7 Aifelle Le 06/07/2014

    Je suis restée coincée au milieu de son roman suivant "en remontant vers le nord", non pas qu'il ne m'intéresse pas, loin de là, mais l'écriture est exigeante et tu connais mes faiblesses actuelles. Les neurones sont aussi mal nourris que le reste ... j'attends le moment propice pour le reprendre et j'ai toujours l'intention de lire "avant le silence des forêts".
  • Marilyne

    8 Marilyne Le 06/07/2014

    @ Lilyane Beauquel : merci à vous, votre roman est un magnifique partage.

    @ Dan : je vous remercie pour ce commentaire et ces compliments qui me touchent, je tenais beaucoup à cette chronique, pas facile de mettre des mots sur ceux de ce livre, ça me semblait toujours trop ou pas assez.

    @ Aifelle : oui, j'espère que tu vas pouvoir enfin récupérer doucement cet été. " Avant le silence des forêts " est à ta disposition quand le moment sera venu.
  • Manu

    9 Manu Le 06/07/2014

    Je viens enfin d'engloutir (c'est le mot) Compagnie K, je dois maintenant rédiger mon billet. Celui-ci a l'air tout aussi bon.
  • Marilyne

    10 Marilyne Le 07/07/2014

    Oh, oh, contente. J'avais peu de doute, je me disais bien que cette lecture te conviendrait ( comme quoi, parfois, nos lectures se croisent ^^ ). Et oui, celui-ci est également excellent.
  • Anne

    11 Anne Le 11/07/2014

    Il est dans ma forêt de livres 14-18 ! Vanté par des libraires lilloises...
  • Bono Chamrousse

    12 Bono Chamrousse Le 09/09/2021

    Je n'ai pas du tout vu passer ce livre... mais je le note dans la liste des achats urgents
    marilire

    marilire Le 09/09/2021

    Cette chronique, ainsi que celle sur le film La Peur, sont d'anciennes chroniques que je remets à jour ( lors de la mise hors ligne de mon blog il y a quelques années, les liens et les visuels ont disparus )

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