
- Babel ( 2014 ) -
De l'ambition d'un stratège allemand à l'assassinat d'un archiduc, du Chemin des Dames à la bataille de la Somme, du gaz moutarde aux camps de prisonniers, La Bataille d'Occident alterne portraits intimes et scènes épiques ou émouvantes pour offrir un récit très personnel de la Grande Guerre irrigué d'une érudition et d'une ironie constantes. Revisitant de manière polémique le premier conflit mondial, cet "Art de la guerre" met en parallèle les stratégies militaires et leurs conséquences désastreuses à travers quelques journées décisives. Le gâchis est sans précédent, la chair à canon n'aura servi que les intérêts financiers et politiques de décideurs sans scrupules : l'Occident est bel et bien entré dans la modernité.
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Après avoir lu Tristesse de la terre, je souhaitais poursuivre la rencontre littéraire avec Eric Vuillard. Mon choix s’est porté sur ce récit consacré à la Première Guerre Mondiale. J’y ai retrouvé la prose qui m’avait saisie, précise et désenchantée ; j’y ai retrouvé une lecture que l’on dévore autant qu’on la savoure. Et la difficulté de choisir un extrait parmi tous les longs passages soulignés…
Dans ce récit, une brillante violence stylistique sur la violence des faits remplace la charge poétique de Tristesse de la terre sans sacrifier l’émotion face à cette « absurdité magistrale ». Pas d’indulgence pour l’Histoire, des mots piquants en réquisitoire éloquent de cet art de la guerre occidental.
Le récit, s’il est documenté, s’il est chronologique, n’a pas vocation d’essai ou de roman historique. Il est une écriture de l’Histoire, un regard sur cette Histoire. Eric Vuillard a regardé les photographies d’époque, dont certaines ouvrent les chapitres. Il les a scrutées, il les touche de la plume, d’une plume pointue, pénétrante, à la fois sévère et déliée. Il en évoque d’autres, des photographies, des histoires, celles d’autres guerres de ce siècle.
A la façon d’un pamphlet à l’ironie vive et enlevée, Eric Vuillard nous conte – et je reprends ce mot, conter, déjà employé pour Tristesse de la terre, comme il s'agit ici aussi d'un récit et non d'un roman – ce début du XXème siècle qui prépare un conflit de puissances européennes, une guerre d’armées de parade, les attentats, les pactes et comptabilités d’états, puis la première année de « cette guerre fantastique, dans ce feu d’artifice où tant de civils furent jetés – et l’on peut dire que ce furent en réalité d’immenses armées de civils qui s’y affrontèrent, d’immenses armées d’ouvriers et de paysans –« , nous menant ensuite par d’autres chemins vers les années de tranchées et d’après-guerre sans se détourner du carnage des combats.
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« … qu’on imagine seulement pendant quarante-trois secondes les 27 000 morts du 22 août 1914, journée qui fut, en son temps, la plus meurtrière de l’Histoire. Qu’on imagine ces 27 000 dormeurs du val ! Qu’on imagine Auguste Piel, Joseph Loeb, Victor Metz, qu’on imagine chacun dans sa plus exacte personne, allongé là, chacun. Puis ce sont des milliers de Charles, de Célestin, de Paul, des centaines d’Otton et de Karl. Qu’on entende chanter la rivière, qu’on soit ébloui par ces haillons d’argent. Ils sont là, têtes nues, milliers de bouches ouvertes, la lumière pleut sur leur sommeil. Qu’on imagine leurs narines blanches frissonner au vent du soir et que l’on voie ces milliers de trous rouges dans l’abdomen, le front, le dos, qu’on imagine ces corps déchiquetés, l’herbe noire. »
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« Ainsi, lorsque le clairon sonne, ils repartent à l’assaut, les « libres et égaux en droits », sous les grandes machines à faucher, ils grelottent sous les tuyaux de feu, parmi les cadavres libres et égaux, sous l’égalité froide du crachin. Et ils tombent à quelques mètres de là, libres et égaux, dans un cache-cache extravagant, sur une chaîne de bosses et de trous. […]. Ça continue. 1915, 16, 17. On se tue sans se voir. Les arbres pèlent. Les mitrailleuses viennent dire leurs suites ininterrompues de mots méchants, puis ce sont les lance-flammes, langues de feu léchant l’ennemi comme le dragon des fables. Et, soudain, de grands suppositoires survolèrent le monde. La guerre répétait mille et mile fois son refrain. Les Zeppelin flottaient au-dessus de la réalité comme des échardes dans le ciel. Joffre lança une nouvelle offensive. Pendant un an, les sommets de l’Alsace seront pilonnés pour la maîtrise des postes d’observation. Pendant un an. Quelle passion de voir ! Quand les sommets seront aussi aplatis que possible, il ne restera plus que des montagnes de crânes et de chaussures. »
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- La Bataille d'Occident a été publié par Actes Sud en 2012 dans la collection Un endroit où aller -
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Commentaires
1 Asphodèle Le 29/10/2014
2 Anne Le 29/10/2014
3 Marilyne Le 30/10/2014
@ Anne : bonne nouvelle, parce que ce que j'ai pensé à toi pendant ma lecture !
4 Tania Le 31/10/2014
5 Marilyne Le 01/11/2014