Journal de la guerre au cochon - Adolfo Bioy Casares

Casares

- Robert Laffont - Pavillon Poche -

- Traduit de l'espagnol ( Argentine ) par Françoise Rosset -

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Adolfo Bioy Casares ( 1914-1999 ) est un écrivain argentin de récits fantastiques, de dystopies. Il rencontra la reconnaissance et le succès dès son premier roman L'invention de Morel . Lié à son aîné Jorge Luis Borges, il signe avec lui plusieurs romans résolument ironiques ( Les chroniques de Bustos Domecq ). En 1990, il a reçu le plus grand prix littéraire de langue espagnole, le prix Cervantes.

Ce roman, au titre étrange, agressif, raconte une société dans laquelle sont rejetées et éliminées les personnes considérées trop âgées par de jeunes activistes, officieusement soutenus par le gouvernement. Ce roman ne raconte pas une guérilla ni un récit de science-fiction. Il s'agit d'une fiction ancrée dans la réalité - le nom de la ville n'est pas précisé cependant tous les lieux nous disent Buenos-Aires -, seul ce contexte de tension, d'insécurité, de menaces, de suspicion et de meurtres, relate cette " guerre ". " Quelle guerre ? " demande le narrateur dans les premières pages. La situation se précise peu à peu, les attitudes de chacun, sur ce journal qui n'en est pas un, des parties datées mais la narration, si elle est en interne, n'est pas en JE.

Ce roman est prenant. A travers Vidal, le personnage principal, certainement un homme d'une cinquantaine d'années, - âge qualifié de no man's land - l'auteur interroge sur la définition de la vieillesse, tant physique que psychologique. Et au-delà de ces questions intimes - avec bien-sûr les réflexions sur l'apparence que donne l'âge alors que nous restons tous " un enfant déguisé en adulte " -, il y a celle sur la place des plus âgés dans la société, sur la vie qu'ils mènent, le poids des souvenirs, sur les renoncements ou pas, sur le regard des autres sur eux. Adolfo Bioy Casares nous parle d'amitiés, d'amours, de paternité et de sexe. Qu'est-ce qu'être vieux ? Qui affirme que maintenant, je suis vieux ? Quelles conséquences sur ma façon de vivre cette affirmation entraine-t-elle ?

J'ai pris l'habitude depuis quelque temps de me demander si ce qui m'arrive ne m'arrive pas pour la dernière fois. "

L'extrême de la situation en prise de conscience; la peur de l'assassinat plus encore que de la mort. C'est en regardant son groupe d'amis de toujours - Les garçons -, en regardant les habitants de son immeuble et son fils, en regardant, troublé, la jeune Nelida qui s'offre à lui, que Vidal s'interroge. Ses réactions témoignent-elles de son "vieillissement " ? Peut-il oser, peut-il être encore un homme amoureux pour Nelida ?

Un roman lent pour un récit dense, émouvant. Ce roman date de 1969. On ne peut s'empêcher de penser à ce XXème siècle de discriminations et de violences civiles, en Europe avant, en Argentine après, lorsqu'une société ne protège plus certains de ses citoyens, qu'un gouvernement laisse tomber une chape de silence et d'impunité sur les crimes d'une population complice aveuglée par la propagande et la haine; on ne peut s'empêcher de penser à l'actualité de ces réflexions dans notre société d'apparences au jeunisme imposé.

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- Qu'est-ce que tu étais en train de lire ? 

- L'article sur " La guerre au cochon " dans La dernière heure.

- Le guerre au cochon ? répéta Vidal.

- Pourquoi, dit Arévalo, pourquoi " au cochon " ?

- Ce " au " me semble incorrect, dit Rey.

- Mais non, protesta Arévalo. Je me demande pourquoi ils parlent de cochon. Les Argentins ne sont logiques en rien, même pas dans l'emploi des mots. Nous avons toujours parlé de porc.

- Il suffit d'un caprice d'un journaliste et tout le pays parlera de la guerre au cochon, fit remarquer Rey.

- Ne crois pas cela, dit Dante. Critique parle de " Chasse aux hiboux ".

- Le hibou me semble mieux choisi. C'est le symbole de la philosophie, déclara Arévalo.

[...]

Ce n'est pas pour rien que les Esquimaux ou les Lapons emmènent leurs vieux en pleine neige pour qu'ils y meurent de froid, dit Alrévalo. On ne peut défendre les vieux que pour des raisons sentimentales : à cause de ce qu'ils ont fait pour nous, parce qu'ils ont aussi un coeur et qu'ils souffrent, etc.

[...]

- Il m'expliquait que derrière cette guerre au cochon il y a des motifs valables.

- Et tu l'as cru ? demanda Arévalo. Les gens ne tuent jamais pour de bonnes raisons.

- Ils ont parlé de la croissance démographique et du fait que le nombre de vieux inutiles augmente sans cesse.

- Les gens tuent par bêtise et par peur.

- Cependant le problème des vieux inutiles n'est pas une invention. [...]

- Dans cette guerre, les jeunes tuent par haine des vieux qu'ils vont devenir. Une haine apeurée... 

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" J'ai imaginé le thème de ce roman comme une chasse : des jeunes gens agiles traquaient de pauvres vieillards alourdis et vulnérables. Au commencement, dans mon esprit, c'était comme un ballet, comme une série de situations qui pourraient être d'un film comique américain des armées vingt. Avec l'amour, somme toute vraisemblable, d'une jeune fille pour un homme mûr, avec la loyauté, incertaine, des fils pour leur père, est apparu ensuite l'essentiel de l'histoire. "  

- Adolfo Bioy Casares

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Commentaires

  • martine

    1 martine Le 01/09/2015

    Elle est magnifique, cette photo de Daniel Mordzinski ! Surtout quand on sait le respect qu'il témoigne aux gens qu'il rencontre.
  • keisha

    2 keisha Le 01/09/2015

    Ces Chroniques, oui, quel moment de lecture! Pour le cochon, faut voir. ^_^
  • Moka

    3 Moka Le 01/09/2015

    Waouh.
    Pour le billet. Pour la photo. Et pour la citation qui m'a fait cliquer sur ce lien...
  • Valérie

    4 Valérie Le 01/09/2015

    Heureusement que tu ajoutes la photo de la dame, parce que le type sur la couverture fait un peu peur quand-même.
  • Anne

    5 Anne Le 01/09/2015

    Quel titre, quelle couverture à la fois mélancolique et flippante (à mon goût) et quelle magnifique photo, oui !!
  • Aifelle

    6 Aifelle Le 02/09/2015

    C'est un thème qui est encore plus d'actualité aujourd'hui ; je note.
  • Marilyne

    7 Marilyne Le 02/09/2015

    @ Martine : oh oui, elle m'a marquée dès que je l'ai vue, cette photographie.

    @ Keisha : tu préfères le hibou ? ;-)

    @ Moka : merci. Pas évident ce billet pour une telle lecture ( d'autant que je ne savais pas trop à quoi m'attendre en choisissant ce livre ). En écrivant la chronique, la photographie s'est imposée.
  • Marilyne

    8 Marilyne Le 02/09/2015

    @ Valérie, je suis bien d'accord pour la photo de couverture, elle est franchement angoissante, un malaise.

    @ Anne : certes pour le titre, si je n'avais pas lu la présentation de ce livre, je ne crois pas que j'aurai choisi celui-ci de l'auteur ^-^
    ( pour la photographie de Daniel Mordzinski, je l'ai découverte dans " Dernières nouvelles du Sud ", une dame de Patagonie ;))

    @ Aifelle : c'est certain, et c'est ce qui est perturbant avec cette lecture, qu'elle ne soit pas datée...
  • Tania

    9 Tania Le 02/09/2015

    Un auteur très peu lu, le thème m'intéresse, c'est noté. Merci pour les extraits, Marilyne.
  • Moglug

    10 Moglug Le 03/09/2015

    Merci Marilyne pour cette très belle découverte ! Je me le note, j'espère pouvoir t'en parler bientôt à mon tour.
  • Marilyne

    11 Marilyne Le 03/09/2015

    @ Tania : un auteur dont j'avais trop peu entendu parlé, et pourtant, je ne regrette pas ma curiosité.

    @ Moglug : merci à toi pour ton intérêt. J'avoue que je serai très contente de pouvoir échanger avec toi sur cette lecture.

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