Le tunnel - Ernesto Sabato

Tunnel

- Point -

- Traduit de l'espagnol ( Argentine ) par Michel Bibard -

Juan Pablo Castel, artiste peintre, est un meurtrier. Du fond de sa prison, traversé par des éclairs de lucidité, il se dévoile. Un autoportrait tout en tâches sombres, bardé par endroit de rouge : celui du sang, et celui de la passion. Car Juan Pablo est l'assassin de la femme qu'il continue à aimer plus que sa vie...

Un grand roman par un auteur argentin à la stature de classique.

Bien que cette quatrième de couverture dise tout du récit, de la folie de cette passion amoureuse, le propos est plutôt celui de la solitude fondamentale, de l'incommunicabilité, d'une désespérance humaine et d'un dégoût de l'humanité, de l'absurde de la vie. Paru en 1948, ce roman est teinté d'existentialisme. Ce thème, cette description-démonstration presque clinique de la jalousie, employant le JE narratif qui s'adresse parfois au lecteur, en est l'illustration.

"Toute notre vie ne serait-elle qu'une suite de cris anonymes dans un désert d'astres indifférents ?

Elle restait silencieuse. "

Le narrateur vit, sur un temps extrêmement resserré, une violente passion pour une jeune femme - Maria Iribarne - croisée lors d'une exposition de ses toiles. Sur l'une d'elle, elle a regardé, longuement, intensément, une scène dans un coin d'un tableau, une petite fenêtre, le paysage au-delà, l'attente devant la mer. Pour l'artiste, cet espace, que d'autres n'avaient pas remarqué sur la toile, ouvrait sur une part intime de son être, de son mal-être. Et c'est la rencontre fantasmée. Il n'aura de cesse de (re)trouver cette jeune femme, de s'assurer de son émotion puis de ses sentiments. Ce qu'il appelle amour, à peine l'a-t-il rencontrée, est cette hystérie, ce besoin d'elle, cette rage d'elle, cette urgence de vivre pleinement sous le regard de cette femme, exclusivement sous le regard de cette femme; cette urgence de la posséder. L'âme soeur, sans la connaître - " Je ressentis ce que j'avais souvent ressenti depuis le jour de l'exposition : que c'était un être tout semblable à moi " - et cette frénésie, cette fureur, cet effroi, de ne pouvoir accéder à l'absolu de la parfaite union. Union, pas liaison.

" Elle sentit peut-être mon anxiété, mon besoin de communion : l'espace d'un instant, son regard s'adoucit et parut jeter un pont entre nous; mais je sentis que c'était un pont provisoire et fragile suspendu au-dessus d'un abîme. "

Cet abîme est pervers, la parole est dense, la tension prenante, la lecture fluide rythmée par des chapitres courts pour un texte d'une centaine de pages. Il ne s'agit pas d'une confession, pas d'une justification, il s'agit d'une autobiographie, de l'autopsie d'un homme et d'un crime dont les motifs sont orientés vers la relation au monde. Rien n'est jamais confirmé; un malaise à la lecture de ce mal-être. Profondeur de ce texte qui sonde les profondeurs.

En regardant cette fenêtre, en le voyant par cette fenêtre, Maria a donné du sens à l'artiste - qui ne se préoccupait pas de ses succès critiques -, du sens comme un écho, une réponse; un sens comme vers une destination. C'est l'image du tunnel du titre, métaphore de la solitude viscérale du narrateur et du miracle de galeries qui se touchent qu'il croit vivre. Et ce rêve fou devient cauchemar dément.

" ... il n'y avait qu'un seul tunnel, obscur et solitaire : le mien, le tunnel où j'avais passé mon enfance, ma jeunesse, toute ma vie. Et dans un de ces passages transparents du mur de pierre j'avais vu cette jeune femme et j'avais cru naïvement qu'elle avançait dans un autre tunnel parallèle au mien, alors qu'en réalité elle appartenait au vaste monde, au monde sans limites de ceux qui ne vivent pas dans des tunnels. Et peut-être s'était-elle approchée par curiosité d'une de mes étranges fenêtres et avait-elle entrevu le spectacle de mon irrémédiable solitude, ou peut-être avait-elle été intriguée par le langage muet, l'énigme de mon tableau. Et alors, tandis que je continuais à avancer dans mon étroit couloir, elle vivait au-dehors sa vie normale, la vie agitée que mènent ces gens qui vivent au-dehors, cette vie curieuse et absurde où il y a des bals, et des fêtes, et de l'allégresse, et de la frivolité. Et parfois il arrivait que, lorsque je passais devant une de mes fenêtres, elle fût là à m'attendre, muette et anxieuse ( pourquoi m'attendait-elle ? et pourquoi muette et anxieuse ? ); mais parfois il lui arrivait de ne pas arriver à temps ou d'oublier ce pauvre être emprisonné et alors, le visage écrasé contre le mur de verre, je la voyais au loin, insouciante, sourire ou danser, ou encore, ce qui était pire, je ne la voyais nulle part et l'imaginais en des endroits interdits ou infâmes. "

Ce récit se livre à une véritable analyse des rouages et processus de la jalousie, du doute haineux, du trop et du pas assez. Maria ne sait résister à l'attraction qu'exerce sur elle cet artiste. Elle se donne à lui, entre tendresse et fuite, sans le satisfaire, Juan Pablo toujours en quête de réponses, de confirmations, tourmenté et tourmenteur, lui refusant les silences, les absences. Pour l'exclusivité de l'unique, de celle qui...

" Je me suis approché de son lit, et alors que je me tenais à côté d'elle, elle m'a dit tristement:

- Qu'est-ce que tu vas faire, Juan Pablo ?

En posant ma main gauche sur ses cheveux, je lui ai répondu :

- Je dois te tuer, Maria. Tu m'as laissé seul. "

 .

- Le tunnel est le premier volet d'une oeuvre romanesque conçue en trilogie -

*

Commentaires

  • Martine

    1 Martine Le 06/01/2014

    1. La jalousie... même décrite avec art, non. Pas trop
    2. Une trilogie. .. en ce moment, j'ai davantage besoin de papillonner. Pas envie de m'engager.
  • Marilyne

    2 Marilyne Le 06/01/2014

    @ Martine : il y en a d'autres, c'est certain. Pour moi ce livre restera une lecture marquante.
    ( je ne savais comment formuler : ce n'est pas une trilogie au sens " suite ", ce que j'ai voulu dire c'est que les trois livres sont liés )
  • Aifelle

    3 Aifelle Le 07/01/2014

    La jalousie féroce, je suis comme Martine, je ne suis pas trop cliente .. mais je retiens l'auteur.
  • Marilyne

    4 Marilyne Le 07/01/2014

    @ Aifelle : je comprends, c'est un sujet agressif. Pour ma part, ce livre m'a saisie car cette jalousie n'est que le choix romanesque pour développer ce thème de " l'incommunicabilité " et de l'expression intime par l'art, je n'ai pas pu le lâcher.
  • lounima

    5 lounima Le 07/01/2014

    Le thème de la jalousie ne me gène pas en soi, j'ai très envie de découvrir un peu de littérature argentine (histoire de me "culturer" un minimum avant le salon du livre) mais, cette couverture, là, non... Elle m’angoisse un peu !
  • Dominique

    6 Dominique Le 07/01/2014

    je crois n'avoir jamais rien lu de cet auteur !
  • Marilyne

    7 Marilyne Le 07/01/2014

    @ Lounima : je me doutais bien que je n'allais pas attirer les foules avec ce titre ( je remarque d'ailleurs que les sujets de la littérature argentine, traduite, pour ce que j'en connais, ne sont pas légers. Et cet auteur m'a paru incontournable ). Oui, angoissante cette illustration de couverture.
    @ Dominique : j'ai l'impression qu'il est peu connu en France par rapport à d'autres auteurs argentins. Je vais m'intéresser à un de ses essais " La résistance ", écrit sous formes de lettres, sur l'évolution de notre société.
  • Kathel

    8 Kathel Le 07/01/2014

    Un auteur que je n'ai jamais osé lire, le jugeant a priori trop ardu... et le thème m'incite plutôt à ne pas tenter avec ce roman.
  • Marilyne

    9 Marilyne Le 11/01/2014

    @ Kathel : en fait, il n'est pas ardu à lire mais la lecture est dense sur un sujet difficile, en effet.

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