La douleur - Marguerite Duras

Douleur duras

- Folio -

" Avril.

Face à la cheminée, le téléphone, il est à côté de moi. A droite, la porte du salon et le couloir. Au fond du couloir, la porte d'entrée. Il pourrait revenir directement, il sonnerait à la porte d'entrée : " Qui est là. - C'est moi. " Il pourrait également téléphoner dès son arrivée dans un centre de transit : " Je suis revenu, je suis à l'hôtel Lutetia pour les formalités." Il n'y aurait pas de signes avant-coureurs. Il téléphonerait. Il arriverait. Ce sont des choses qui sont possibles. Il en revient tout de même. Il n'est pas un cas particulier. Il n'y a pas de raison particulière pour qu'il ne revienne pas. Il n'y a pas de raison pour qu'il revienne. Il est possible qu'il revienne. Il sonnerait : " Qui est là. - C'est moi." Il y a bien d'autres choses qui arrivent dans ce même domaine. Ils ont fini par franchir le Rhin. La charnière d'Avranches a fini par sauter. Ils ont fini par reculer. J'ai fini par vivre jusqu'à la fin de la guerre. Il faut que je fasse attention : ça ne serait pas extraordinaire s'il revenait. Ce serait normal. Il faut prendre bien garde de ne pas en faire un événement qui relève de l'extraordinaire. L'extraordinaire est inattendu. Il faut que je sois raisonnable : j'attends Robert L. qui doit revenir. "

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Ce livre de Marguerite Duras, je l'ai découvert en évocations, lors de ma lecture de Max, en apparence de Nathalie Skowronek.

Ce livre est un recueil de textes écrits pendant les années de la Deuxième Guerre Mondiale. Dans la deuxième partie de l'ouvrage, cinq récits que l'auteur présente, situe dans leur contexte d'écriture par rapport à leur publication tardive; dans la première partie, le journal, ce journal de La douleur.

Avril 1945, les nouvelles de fin de guerre affluent, l'avancée des armées américaines et russes, les villes allemandes prises, Berlin bombardé, les rumeurs d'armistice, les camps libérés, Paris qui s'installe dans la paix, dans l'avenir... Et Marguerite Duras attend le retour de son mari Robert Antelme, épousé en 1939, déporté. 

Ce texte est terrible, tellement prenant, il vous saute à la gorge. Tout de l'insupportable et l'absurde de l'attente - ce chaos de la pensée - est dit sous cette plume retrouvée, sèche, incisive, ses phrases abruptes au rythme qui frappe par à coup. La douleur de l'absence, de l'ignorance, la violence de l'espoir, du désespoir, froid et fièvre, effroi, c'est cette lente agonie ou survivre à l'attente à en mourir avec elle.

" ... moi qui attends toujours parce que ce n'est pas tout à fait sûr, qu'il y en a peut-être pour une seconde encore. Parce que d'une seconde à l'autre seconde il va peut-être mourir, mais ce n'est pas encore fait. Ainsi seconde après seconde la vie nous quitte aussi, toutes les chances se perdent, toutes les chances se retrouvent. [...] Nous sommes à la pointe d'un combat sans nom, sans armes, sans sang versé, sans gloire, à la pointe de l'attente. "

Et ce livre ne raconte pas que la douleur intime, l'histoire de cet amour là, il raconte ces mois-là à Paris, le rapatriement des prisonniers de guerre, la quête, la collecte d'informations, de noms, les centres d'accueils installés dans les gares auxquels l'auteur participe illégalement, n'étant pas rattachée à un ministère, en tant que fondatrice du Service de Recherche du journal Libres créé en septembre 1944 qui publie des renseignements au sujet des convois, transferts, des nouvelles personnelles reçues de prisonniers pour des parents d'autres prisonniers, ainsi que des tirages spéciaux de liste de noms. Ce sont les tensions, les altercations avec les officiels gaullistes, le retour des volontaires du S.T.O. hués, condamnés. Sous les mots l'engagement communiste à cette époque de Marguerite Duras. Et les femmes, derrière les barrières, chaque jour, qui attendent encore. 

" Un prêtre prisonnier a ramené au centre un orphelin allemand. Il le tenait par la main, il en était fier, il le montrait, il expliquait comment il l'avait trouvé, que ce n'était pas sa faute à ce pauvre enfant. Les femmes le regardaient mal. Il s'arrogeait le droit de déjà pardonner, de déjà absoudre. Il ne revenait d'aucune douleur, d'aucune attente. Il se permettait d'exercer ce droit de pardonner, d'absoudre là, tout de suite, séance tenante, sans aucunement connaître la haine dans laquelle on était, terrible et bonne, consolatrice, comme une foi en Dieu. Alors de quoi parlait-il ? Jamais un prêtre n'a paru aussi incongru. Les femmes détournaient leurs regards, elles crachaient sur le sourire épanoui de clémence et de clarté. Ignoraient l'enfant. Tout se divisait. Restait d'un côté le front des femmes, compact, irréductible. Et de l'autre côté cet homme seul qui avait raison dans un langage que les femmes ne comprenaient plus. "

Et les déportés ? Que sait-on des déportés ? Quand reviennent-ils ? Où sont-ils ? Les Allemands fusillent avant de partir. Où a été dirigée la colonne ? Ceux qui reviennent, tellement épuisés. Ils ne peuvent être certains, ils ne peuvent pas dire. Et puis, cette nouvelle, terrifiante :" ... il y a deux jours, il était vivant. Elle n'essaie plus d'arracher le téléphone. Elle est par terre, tombée. Quelque chose a crevé avec les mots disant qu'il était vivant il y a deux jours. Elle laisse faire. ça crève, ça sort par la bouche, par le nez, par les yeux. Il faut que ça sorte. D. a posé l'appareil. Il dit son nom à elle : Ma petite, ma petite Marguerite. Il ne s'approche pas, il ne la relève pas, il sait qu'elle est intouchable. "

Les camarades qui racontent l'évasion, l'évacuation, la disparition. Et c'est encore un combat, l'attente à son paroxysme : " s'il n' a pas été fusillé, s'il est resté dans la colonne, il est dans l'incendie de l'Allemagne. ". Robert Antelme a été retrouvé à Dachau, mourant. Il est revenu. Et ce fut l'épouvante, la peur, " la douleur implantée dans l'espoir ". L'ultime combat, chasser la mort de ce corps cadavérique alors que la tête " émergeait, se souvenait, racontait, reconnaissait, réclamait. Parlait. Parlait. " Dans l'urgence de témoigner.

Robert Antelme écrira ce témoignage. Il s'intitule L'espèce humaine. " Une fois ce livre écrit, fait, édité, il n'a plus parlé des camps de concentration allemands. Il ne prononce jamais ces mots. Jamais plus. Jamais plus non plus le titre du livre."

L'écriture, la voix, de Marguerite Duras, sont marquantes, ce texte là - La douleur - est au-delà. 

" Je pense à la mère allemande du petit soldat de seize ans qui agonisait le dix-sept août 1944, couché sur un tas de pierres sur le quai des Arts, elle, elle attend encore son fils. [...] De Gaulle n'attend plus rien, que la paix, il n'y a que nous qui attendions encore, d'une attente de tous les temps, de celle des femmes de tous les temps, de tous les lieux du monde : celle des hommes au retour de la guerre. Nous sommes de ce côté du monde où les morts s'entassent dans un inextricable charnier. c'est en Europe que ça se passe. [...] je suis forcée de penser à cette vieille femme aux cheveux gris qui attendra, dolente, des nouvelles de ce fils si seul dans la mort, seize ans, sur le quai des Arts."

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Commentaires

  • Anne

    1 Anne Le 08/05/2014

    Ben ça alors, je ne savais pas que Robert Antelme avait été le mari de Marguerite Duras ! Son témoignage à lui m'avait été fortement recommandé par une ancienne déportée d'Auschwitz qui est venue plusieurs fois témoigner dans mon école. Mais je ne l'ai pas lu finalement (pas encore, peut-être, mais je l'avoue, je suis un peu saturée de cet aspect de la 2e guerre mondiale, j'en ai entendu parler par ces anciens déportés avec qui on avait noué une chouette fidélité pour nos étudiants).
  • Moka

    2 Moka Le 08/05/2014

    Ce livre est un bijou glaçant.
    J'ai envie de le relire du coup !
  • Marilyne

    3 Marilyne Le 08/05/2014

    @ Anne : Je n'ai toujours pas lu non plus le témoignage de Robert Antelme, j'y viendrai. J'ai hésité à lire " La douleur " avant.
    @ Moka : oui, un diamant brut.
  • Aifelle

    4 Aifelle Le 09/05/2014

    J'ai trouvé ce texte incroyablement fort. Je l'ai découvert tardivement, au moment où Dominique Blanc l'a repris sur scène. Je regrette de l'avoir ratée.
  • keisha

    5 keisha Le 09/05/2014

    J'aime bien Duras, je me laisserais bien tenter;
  • Marilyne

    6 Marilyne Le 09/05/2014

    @ Aifelle : pas aussi tardivement que moi, comme tu peux le constater. Oh, sur scène, je ne peux même pas imaginer, si, oui incroyablement fort !
    @ Keisha : alors tu ne peux pas passer à côté. Encore des envies de (re)lectures de Duras pour moi, les romans lus il y a si longtemps, et le théâtre que je n'ai jamais lu.
  • Tania

    7 Tania Le 19/05/2014

    Je viens justement d'acheter "L'espère humaine" dont je reporte la lecture depuis trop longtemps. Grande Duras à relire aussi.
  • Marilyne

    8 Marilyne Le 25/05/2014

    Courageuse lectrice. Je ne m'y aventure pas encore. (Re)lire M.Duras, j'essaie aussi.

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