Prends garde - Milena Agus & Luciana Castellina

 

Mangus

- Editions Liana Levi -2015 -

- Traduit de l'italien par Marianne Faurobert ( le roman ) & Marguerite Pozzoli ( l'histoire ) -

Pouilles, printemps 1946. D'un côté il y a les soeurs Porro, qui vivent recluses dans leur palais et ignorent le monde environnant. De l'autre les ouvriers agricoles, bousculés par la guerre et tenaillés par la faim. Les soeurs continuent à tenir leur rang, à se rendre à l'église, à se pencher sagement sur leurs broderies. Les travailleurs, eux, se mobilisent pour obtenir un emploi, nourrir leurs enfants, contenir la pression des réfugiés qui affluent dans la botte du pays. Ce jour de mars 1946 la foule se rassemble sur la place où s'élève la noble demeure pour un meeting syndical lorsqu'un coup de fusil retentit.

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Dans une note introductive, Milena Agus présente le projet de ce livre : un double récit. Il y a d'un côté de ce livre à deux couvertures le récit non-fictionnel historique écrit par Luciana Castellina, journaliste et essayiste, s'appuyant sur des recherches et documents pour cette page d'Histoire " quasiment inconnue dans le reste de l'Italie ", expliquant et précisant le contexte, " le contexte de ce qu'il faudrait appeler La guerre civile dans les Pouilles : 1943-1948 ", de l'autre la fiction de la romancière a propos de ces événements.

A moi, la tragédie singulière des soeurs Porro; à Luciana, le choeur de la multitude qui passe sur la terre, sur sa terre, sans laisser de trace.  "

Je me suis posée la question : par lequel de ces textes vais-je débuter la lecture ? Après avoir lu cette note introductive, j'ai préféré commencer par le récit historique, ce contexte et cette multitude. Et j'y ai tout appris. 

Le sujet au sens strict de ce livre est l'assassinat en mars 1946 par la population affamée de deux des quatre soeurs Porro, famille de riches propriétaires terriens, lors d'une émeute, une colère de foule spontanée et incontrôlable. Le sujet au sens large de ce livre est la situation de cette population après l'amnistie entre l'Italie et les Alliés en 1943.

J'ai plus qu'apprécié la clarté et la vivacité du ton de Luciana Castellina sur cette période complexe. Je pourrais écrire que ses pages se lisent comme un roman. Elles sont parfaitement accompagnées des quelques notes nécessaires et d'une chronologie. C'est l'histoire d'un drame dans une tragédie. La chaos tragique de la guerre et de l'après-guerre auquel fut soumise la région des Pouilles, un chaos politique, militaire, humain, qui fit exploser les structures traditionnelles sociales et économiques de ce sud de l'Italie.

" La situation dans les Pouilles était restée telle qu'elle était au début du XXème : une agriculture capitaliste, avec de grandes agglomérations regroupant le prolétariat agricole, et des relations moyenâgeuses, sur le plan social et culturel. "

La misère, accentuée par le chomage, d'une population composée de familles de paysans, d'ouvriers agricoles, de journaliers, est extrême. La chute du fascisme, le rétablissement des partis de gauche, le gouvernement monarchiste, la présence des troupes alliées, le retour des soldats, alors que les nazis tiennent encore Rome, ajoutent à la confusion et à la tension sociales. Ces soldats sont démobilisés et abandonnés. Ceux du nord, bloqués dans leur progression par la guerre qui se poursuit, survivent en vagabonds. Ceux de la région retrouvent leur maison, du moins leur famille pour les plus pauvres. Mais ils se sont mélangés. Les jeunes bourgeois ont côtoyé les ouvriers. Ils ont combattu et fait (dé)route ensemble. Ces jeunes nantis découvrent les conditions de vie du peuple. Les idéaux égalitaires se propagent. Des insurrections populaires éclatent. On réclame du travail, du pain, des droits, on pense Révolution, celle de 1789, celle de 1917. 

Mais dans les classes bourgeoises, celle des grands propriétaires terriens, ces troubles ne sont pas ceux de leur monde, inébranlable. Dans les Pouilles, en 1943, c'est " une vision du monde opposée : dans les familles bourgeoises, l'idée que rien n'avait changé; dans les famille de paysans, l'attente messianique d'un monde totalement nouveau. ". " Dans la tête des ouvriers agricoles de la piazza Catuma [ marché humain où se présentaient chaque matin les journaliers ] avait grandi un espoir insensé de justice, la certitude, absurde, d'y avoir enfin droit. L'idée que c'était cela, la fin de la guerre et du fascisme. "

Ce contexte, ce récit, ce sont ce qu'on appelle les révoltes paysannes et la lutte des classes. 

Les soeurs Porro appartiennent à cette caste des puissants et riches propriétaires terriens. L'histoire de ce drame, c'est qu'il n'y a pas eu de conflits directs, d'affrontements, entre ouvriers agricoles et ces soeurs bourgeoises mais une circonstance. Et un procès deux ans plus tard, avec plus d'une centaine d'inculpés et de lourdes peines. A cause de ce coup de feu du 7 mars 1943 ( pour lequel aucune explication certaine n'a pu être donnée ) tiré sur la foule rassemblée sur la place pour un discours d'un leader syndical, ce coup de feu qui semblait venir du palais des soeurs Porro. La foule qui laisse éclater sa rage, s'y précipite, les rattrape dans leur fuite et s'acharne sur ces vieilles dames pieuses, autant cloîtrées dans leur caste que leur palais, ne fréquentant ni leurs pairs, ni la population, leurs oeuvres de charité transmises à un homme d'église. 

" C'est la faim qui se transforme en violence et qui réclame vengeance. Et elle la réclame aux soeurs Porro, parce qu'elles appartiennent à la classe sociale des exploiteurs : que ce soit elles ou d'autres qui ont tiré n'a désormais plus d'importance. Elles sont coupables pour des raisons historiques. Pour des raisons de classe. "

Peut-être cela a-t-il été une erreur de débuter la lecture par le récit passionnant de Luciana Castellina. Comme le laisse supposer ma phrase précédente, le court roman de Milena Agus fut une déception. Il se lit, certes, avec facilité, mais quel manque d'intérêt et de profondeur après la force des événements évoqués sur le vif et le pointu de l'écriture. 

Bien-sûr, la romancière fait oeuvre de fiction. A elle les soeurs Porro, donc. J'attendais un regard personnel et perçant sur ces bourgeoises engoncées dans leur classe, ses dames grises si éloignées de monde et de la vie; j'attendais l'écho du grondement extérieur et une reconstitution romanesque du drame. Et j'ai eu l'impression de lire un exercice d'écriture, un récit sans style, sans souffle, sans résonnance. Je n'ai pas rencontré les soeurs Porro, à peine cette caste bourgeoise, sa longue histoire et ses traditions. Ma déception tient certainement en partie au choix narratif de Milena Agus, son choix de narrateur : une amie des soeurs Porro, une cinquantenaire qui se croit rebelle parce qu'en imagination, elle se révolte contre les codes de sa classe, parce qu'elle rêve d'amour, de sexe et de partages. Je comprends le principe de ce choix, un regard critique et féminin, un personnage " passerelle " entre les deux univers. Mais les états d'âmes et les maladresses de cette narratrice sans nom accaparent le roman.

Elle ne jouait les héroïnes que devant ses amies, pour le plaisir de les choquer. 

Elle blâmait l'immoralité du paisible farniente des dames riches, clamant qu'elles auraient toutes dû travailler la terre pour apprendre ce qu'est la vie, et de retour chez elle après une visite sur ses terres, elle nettoyait ses souliers à fond, ou plutôt, elle les faisait nettoyer à fond par l'une de ses domestiques. [...] Elle qui ne savait pas trouver sa place. "

Et finalement, ce personnage, ne remplissant pas son rôle de témoin, ne permet pas de donner vie aux soeurs Porro, à leur façon d'être et de penser le monde; de ce qu'elles pouvaient en penser de ce monde. En imagination de romancière.

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Mangus1

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Le billet de Sandrine -

Rentrée littéraire Hiver 2015 avec Micmélo -

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Commentaires

  • Kathel

    1 Kathel Le 16/03/2015

    Je peux te dire que j'ai commencé par le roman, et que j'ai eu du mal à accrocher à la partie historique ensuite... Pourtant l'idée de coupler ces deux textes était intéressante, combien de fois n'a-t-on pas envie d'en savoir plus du contexte historique après avoir lu un roman ?
    (billet à venir... peut-être)
  • Marilyne

    2 Marilyne Le 16/03/2015

    Je me demandais justement... j'ai la réponse ! Comme toi, très intéressée par l'idée des deux récits, d'en savoir plus sur le contexte. Et c'est vrai que ce contexte m'a passionnée, je n'en connaissais que trop peu. Cela n'a pas servi le passage d'un genre à l'autre. Mais tout de même, sans avoir lu la partie historique, je n'aurai pas accroché au roman. Le style m'a semblé trop plat, les personnages creux, les scènes répétitives, parfois " alambiquées ". Pour tout te dire, je m'y suis ennuyée. S'il avait été plus long que ses 80 pages, je l'aurai abandonné. D'autant plus curieuse de ta lecture ^-^ mais je comprends très bien ton " à venir... peut-être " :)
  • Laure Micmelo

    3 Laure Micmelo Le 16/03/2015

    Je le disais un peu en rigolant avant de lire ton billet, mais clairement, on peut lire une partie, sans lire l'autre. Et contrairement à ce que je pouvais penser, ce n'est pas la partie de Milena Agus à privilégier.
  • Aifelle

    4 Aifelle Le 17/03/2015

    Finalement, ça ne semble pas être une très bonne idée d'avoir couplé les deux textes. Souvent, quand je lis un roman tiré de faits réels, je me dis que j'aurais préféré lire un document.
  • Dominique

    5 Dominique Le 17/03/2015

    je suis de l'avis de Aifelle, c'était quand même un peu casse gueule comme association parce que soit le roman l'emporte et effectivement la partie historique fait redondance soit comme toi tu l'as ressenti le roman est un peu creux
    je le lirai certainement malgré tout mais surtout pour la partie histoire
  • Marilyne

    6 Marilyne Le 18/03/2015

    @ Laure : Difficile de te répondre, Kathel a vécu l'expérience de lecture contraire. Je crois surtout qu'il vaut mieux éviter de lire les deux parties à la suite.

    @ Aifelle : oui, je crois comme toi que l'aspect documentaire peut étouffer le roman parce que nous cherchons la part réelle et informative en lisant la fiction. Ce qui m'a perdue dans ce roman, je pense, c'est l'annonce de Milena Agus qu'elle allait se concentrer sur les soeurs Porro et que ce n'est pas ce que j'ai lu, un récit trop distant.

    @ Dominique: c'est la conclusion à laquelle je suis arrivée aussi. Et j'avoue que c'est cette partie historique qui me rendait curieuse en choisissant ce titre, de rendre sa part non-fictionnel au roman. De Milena Agus, j'avais lu " Mal de pierre " qui ne m'a pas laissé un souvenir impérissable.

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