Soixante-neuf tiroirs - Goran Petrovic

Soixante neuf tiroirs

- Zulma - 2021 -

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- Traduit du serbe par Gojko Lubic -

Certains livres traversent les décennies de façon surprenante. C'est l'un d'eux, à la reliure de maroquin rouge, qui tombe entre les mains d'Adam. A première vue, ni intrigue, ni personnages. Adam s'étonne, mais emporté par la magie de son univers, il ne réussit bientôt plus à s'en détacher. Car voilà qu'apparaissent, au détour des paragraphes, une jeune fille au chapeau cloche, une vieille dame excentrique en tenue de voyage, une cuisinière hors pair et un jardinier trop curieux... Autant de rencontres insolites qui prennent pour Adam la forme de rendez-vous en lui révélant d'étranges similitudes avec la réalité.

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Quelle lecture réjouissante et jubilatoire, quelle ode à la lecture, à la fiction.

Ce roman est une fantaisie littéraire, légère et pourtant profonde, une gourmandise de gourmet, une romance fabuleuse.

Il faut accepter le caractère fantastique du roman pour pleinement l'apprécier, s'y plonger devrais-je écrire, de briser la frontières entre réel et fiction, puisqu'il s'agit bien " d'entrer " dans la lecture : l'expérience de la lecture, pénétrer le texte, le récit, les lieux du récit. Les lecteurs, par un don, par une capacité qu'ils développent, s'introduisent dans les pages, entre les mots, peuvent évoluer dans les paysages, l'explorer, s'y cacher, s'y installer, et s'y réunir - comme ces nostalgiques de la Russie avec Les Mémoires d'un chasseur de Tourgueniev - , modifier cet environnement même. Il s'agit de lecture totale, de lecture partagée lorsqu'elle est simultanée : les lecteurs d'un même texte au même moment, où qu'ils soient dans la réalité, peuvent se rencontrer, se rejoindre, dans l'espace du texte - " franchir la ligne d'horizon " - 

Ainsi se dévoilait à la demoiselle de compagnie l'ampleur d'une migration sans précédent. Les gens qui la composaient ne marchaient pas en colonnes, personne en particulier ne les conduisait, ils n'étaient pas poussés par les mêmes raisons; d'ailleurs, l'espace de leur pérégrination ne pouvait être considéré comme un pays étranger, et pourtant, il était difficile de donner à ce phénomène un autre nom que celui de migration.

- Les livres sont pareils à des éponges. Leur tissus alvéolaire, poreux, de dimension apparemment modeste, est capable d'absorber d'innombrables destinés, d'abriter même des peuples entiers."

Ce roman nous raconte l'histoire de Adam Lozavich, étudiant à Belgrade en lettre en fin de cycle, correcteur pour le magazine Beautés de notre pays. Il est contacté par un couple pour apporter des modifications à un texte ancien, mystérieux. L'auteur est un inconnu, retrouvé noyé peu après la publication - à compte d'auteur - de son livre, étrange narration, 600 pages de description, une forêt, un parc, une villa, aucun personnage.

Tout le récit va se jouer dans ce lieu, avec les personnes-personnages croisées dans ce lieu. Le roman pratique allégrement la mise en abime,-  en plus du livre dans le livre et du récit en boucle où des éléments reviennent -  relatant l'histoire de chacun, en chapitres alternés. Evidemment les destins sont liés, comme ils sont liés à l'Histoire de la Serbie, dont l'auteur nous peint une véritable fresque du XXième siècle sur une histoire d'amour à chaque génération; des récits émouvants, burlesques, ironiques, donnant la part belle aux descriptions, hommage à la description, à tous les possibles de la narration, avec ses ouvertures des huit parties ( nommées à juste titre Lecture ) dans la tradition : " où l'on parle de... "  en inventaire à la Prévert.

C'est une bergère bordée de guirlande de chêne et de laurier, même chez Balzac vous ne trouveriez pas de description plus détaillée. "

Si ma chronique semble présenter un roman labyrinthique et foisonnant, ce qui n'est pas faux, il faut préciser que l'on ne s'y perd pas, au contraire, tout prend sens c'est une aventure, un jeu de piste, un itinéraire. J'ai été impressionnée par cette vivacité du style, par sa puissance et sa créativité évocatrices, sa saveur, comme avec " cette boite de compliments confis, les uns plus suaves que les autres, délicatement enveloppés dans du papier d'argent luisant ". Les émotions, les sensations, les souvenirs, les mots, ont une existence concrète, sont signifiants, prégants.

Vers la fin de l'année, presque en une nuit, la neige a entièrement couvert les dernières traces de l'automne. Les gens dans les rues marchaient courbés, les mains enfouies dans les poches, le vent se faufilait par une manche, même la plus étroite, pour ressortir par l'autre. Par malheur, ce n'était pas le banal vent d'est, la kochava, qui vous transit seulement les reins. Ce vent-là charriait aussi le froid des guerres voisines, de plus en plus proches, vous plongeait la frayeur dans le coeur et l'âme; il était difficile de s'emmitoufler pour parer à une anxiété qui s'insinuait partout. "

Ce roman comme une définition et une démonstration de ce qu'est la littérature, un refuge, un théâtre, un piège, une mémoire, un lien, une identité, un destin, un lieu de liberté, un mausolée, un espace sans fin comme les tiroirs du titre, les tiroirs de ce secrétaire : 

" Un secrétaire en bois de rose et citronnier. Il est vrai que vous n'allez peut-être pas le comprendre d'emblée, car il s'agit d'un vrai labyrinthe de compartiments secrets. Mais, si l'on ouvre chacun des soixante-neufs petits tiroirs dans l'ordre voulu, le double-fond du soixante-dixième donne aussitôt sur un espace sans fin. "

En lisant, j'ai souvent songé au formidable et tout aussi délicieux roman d'Italo Calvino Si par une nuit d'hiver, un voyageur...

" Il existe trois sortes de lecteurs, selon la classification de Goethe, ce grand pointilleux. La première prend du plaisir sans analyser. La troisième analyse sans prendre du plaisir. Et, entre les deux, il y a celle qui analyse tout en prenant du plaisir et prend du plaisir tout en analysant. C'est cette dernière qui, en fait, recrée l'oeuvre."

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Commentaires

  • Kathel

    1 Kathel Le 11/02/2022

    Alors là, je vais sans doute te surprendre, mais je n'ai pas réussi à terminer ce roman. L'idée de départ me plaisait beaucoup mais au bout d'un (long) moment, j'ai trouvé que cela tournait en rond, et je n'ai plus éprouvé que de l'ennui, hélas. Je devais m'attendre à autre chose... (mais quoi ?) ;-)
    marilire

    marilire Le 14/02/2022

    Je ne suis pas tant surprise si tu t'es lassée du principe. Pour ma part, les rebondissements, l'histoire de la Serbie, les histoires dans l'Histoire, la magie des descriptions, les émotions entre tristesse et sourire, la tendresse et l'humour ( ah, ce personnage de Zlatana, je l'ai adorée ) m'ont totalement accaparée.
  • Cléanthe

    2 Cléanthe Le 11/02/2022

    J'avais repéré ce livre à sa sortie. Depuis, il attend sur la pile façon gratte-ciel qui se construit sur ma table de nuit. Ton billet donne envie.
    marilire

    marilire Le 14/02/2022

    Je visualise bien le type de pile ( il y a la version Tour de Pise aussi :)). Je ne peux que te recommander ce roman, d'autant que je suis très curieuse de ton retour de lecture, en espérant que tu partageras mon enthousiasme.
  • A_girl_from_earth

    3 A_girl_from_earth Le 12/02/2022

    Tiens, j'avais noté ce titre il y a moult temps dans une autre édition et je vois Zulma 2021. Ils l'ont donc récupéré et réédité. Merci pour ce billet qui me remet ce titre en mémoire en tout cas. Tu me confirmes qu'il faut absolument que je le lise !
    marilire

    marilire Le 14/02/2022

    Oui, j'ai vu ça aussi, une édition ancienne. Je n'ai pas vu s'il s'agissait d'une nouvelle traduction. En tout cas, cette réédition remet en avant ce roman que je n'avais pas remarqué, alors merci Zulma pour le plaisir de lecture :)
  • Tania

    4 Tania Le 13/02/2022

    Pensé à ce Calvino en lisant ton billet, est-ce une lecture aussi jouissive ?
    Plaisir de lire sans analyser, plaisir d'analyser, il y a plusieurs catégories en nous, selon le livre ou selon l'heure, non ?
    marilire

    marilire Le 14/02/2022

    J'ai conclu le billet avec cet extrait sur Goethe en boutade, à chacun de s'y retrouver. J'ai pensé au Calvino pour l'hommage à la lecture, à la fiction en prise avec le réel mais les deux romans sont très différents. Il n'y a pas du tout dans celui-ci le jeu de Si par une nuit d'hiver un voyageur, avec les premiers chapitres en exercices de style selon les genres. Presque même au contraire, dans celui-ci les genres se mêlent.
  • krol

    5 krol Le 15/02/2022

    Ce que tu en dis est très séduisant, et puis le commentaire de Kathel qui m'effraie un peu... Il faudrait qu'il soit à la bibliothèque, en fait.
    marilire

    marilire Le 16/02/2022

    C'est certain, ce livre là, c'est une aventure !
  • keisha

    6 keisha Le 15/02/2022

    Si on pense à ce Calvino, c'est un bon point!
    marilire

    marilire Le 16/02/2022

    Figure-toi que cette lecture m'a donné envie de relire ce Calvino !
  • Passage à l'Est!

    7 Passage à l'Est! Le 18/02/2022

    Je relis rarement des livres mais Soixante-neuf tiroirs fait partie de ceux que je me vois très bien relire pour me replonger dans cette histoire/ces histoires si fourmillantes et en compagnie de ces personnages à la fois si réels et fantaisistes! J'ai adoré lire ce livre. Je n'ai pas encore lu ce Calvino, alors je note (Le baron perché fait aussi partie de ceux que je voudrais relire).
    Concernant la traduction, c'est bien la même.
    marilire

    marilire Le 19/02/2022

    Relire est un privilège, et comme toi, celui-ci fait partie de la liste ! Pour le plaisir, pour m'attarder. Quant au Calvino, c'est une expérience. Le principe, c'est l'Histoire d'un lecteur qui cherche la suite du livre qu'il vient d'acheter : dans son exemplaire, il 'n'y a que le premier chapitre, les suivants ne correspondent pas. Il y a donc des chapitres racontant les aventures de ce lecteur en quête ( qui consulte des spécialistes parce que, du coup, son premier chapitre est identifié différemment à chaque fois ) alternés avec des " premiers chapitres " que contient son livre. Ces " premiers chapitres " sont des exercices de style, ils sont des pastiches de genres ( roman policier, érotique, japonais, etc... ) nous emmenant dans un grand voyage littéraire. Le tout premier avec le lecteur est fabuleux, c'est la visite en librairie ou comment ( ne pas ) résister à la curiosité et à la tentation.
  • Passage à l'Est!

    8 Passage à l'Est! Le 19/02/2022

    Avec une présentation comme celle-ci, comment résister?!

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