
- Folio - 2009 -
- Traduit de l'anglais par Denis Authier -
Le peintre Masugi Ono, vieux maître de l'art officiel nippon, songe à sa jeunesse bohème et se remémore ce " monde flottant " qu'il a tant fréquenté. Confronté à l'émergence d'une nouvelle société ouverte à l'Occident, il interroge son passé et tente de donner un sens à sa vie dans le Japon de l'après-guerre.
Quelle finesse ce roman, dans le ton et le style. Le récit se déroule sur une année en trois parties datées - octobre 1948, avril 1949, novembre 1949 - dans ce Japon sous occupation américaine, dans ce Japon qui se transforme très vite.
Nous suivons les pensées et les souvenirs du narrateur, comme un long monologue ou comme une conversation dans cette société en pleine mutation, dans laquelle la jeune génération est résolument tournée vers l'avenir; vers un autre " Nouveau Japon ". Les traditions y sont toutefois encore profondément présentes, le respect aux aînés dans la mesure des propos, ainsi que les " négociations de mariage " entre les familles.
C'est à l'occasion de ces négociations pour sa fille cadette que nous écoutons Masugi Ono, ses colères, ses étonnements, ses réflexions, qui le font revenir sur sa propre jeunesse, sur son Japon, avec sa vision et sa mentalité en décalage, son sens de l'honneur, des convenances, du respect et de la respectabilité. Il s'interroge sur ses " opinions périmées, peut-être même condamnables ". L'écriture est subtile pour décrire l'ambiguïté de ce personnage.
Un artiste du monde flottant est un roman à la fois sur l'artiste et sur l'évolution d'un pays. Au fil des pages, nous comprenons que Masugi Ono a été très engagé dans l'art officiel pour l'empereur avant et pendant la Deuxième Guerre Mondiale qui a coûté la vie à son unique fils, en Mandchourie. Lui qui était un maitre respecté, dont l'oeuvre a été reconnue, qui formait des élèves, a été actif dans la propagande nipponne d'un Japon fort et glorieux. Et ce que nous comprenons, c'est que cet aspect de sa vie est difficile, devenu problématique pour ses filles. Alors, peu à peu, Masugi Ono s'interroge sur son rôle, son influence, et sa fierté d'homme engagé, patriote, face à ces jeunes hommes aux " ressentiments hargneux " contre ceux qui ont sacrifié la jeune génération dans cette guerre. Ils sont considérés maintenant comme des criminels de guerre. Certains dirigeants de grandes sociétés se suicident. Masugi Ono refuse la culpabilité puisque, pour lui, il est honorable d'avoir pris des responsabilités quand il appartenait à " la génération montante ".
En parallèle, le Japon se reconstruit. Les quartiers, trop anciens et/ou trop détruits, deviennent des quartiers modernes, de logements et d'entreprises. Ces passages sont ceux des souvenirs d'un autre monde, du quartier des plaisirs, de l'effervescence artistique et intellectuelle, des années de formation auprès d'un maître face aux scènes qui racontent, en creux, l'influence américaine, culturelle et économique, notamment à travers le petit-fils du peintre - à qui le grand-père refuse de montrer ses toiles, rangées -, à travers l'enthousiasme de l'enfant pour les cow-boy et les épinards de Popeye.
La reconstruction, la jeune génération, l'espoir, sous les yeux de Masugi Ono, se déploient sur la dernière page, magnifique.
- Le billet de Tania -
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J'ai poursuivi ma lecture de Kazuo Ishiguro par sa conférence au Nobel ( 2017 ) intitulée Ma soirée du XXème siècle et autres petites incursions.
- Traduit de l'anglais par Anne Rabinovitch -

Dans ce discours, Kazuo Ishiguro revient sur son parcours d'écrivain, avec un sens certain de l'autodérision. Ce texte d'à peine quarante pages m'a éclairée sur sa démarche d'auteur; j'y ai retrouvé ma lecture.
" Mis à part la beauté pure de ces passages, je fus fasciné par la manière dont Proust enchainaît les épisodes. L'ordre des événements et des scènes ne respectait pas les exigences habituelles de la chronologie, ni celles d'une intrigue linéaire. Au lieu de cela, les associations de pensées décousues, ou les caprices de la mémoire, semblaient entraîner le récit d'un épisode à l'autre. Parfois je me surprenais à me demander : pourquoi ces deux moments sans lien apparent étaient-ils placés côte à côte dans l'esprit du narrateur ? "
" Oui, j'avais souvent écrit sur ce genre d'individus, qui se débattaient entre le désir d'oublier et le besoin de se souvenir. Mais à l'avenir, je souhaitais en réalité écrire sur la manière dont une nation ou une communauté affrontait les mêmes questions."
Kazuo Ishiguro raconte ses débuts, ses influences ( littéraires, musicales, cinématographiques ), sa situation d'enfant étranger en Angleterre, sa relation au Japon, son Japon imaginé ( qu'il a quitté à cinq ans ) - mon Japon personnel - à partir des conversations de ses parents, de la culture qu'ils lui ont transmis, son besoin d'écrire sur ce pays, qui n'existe plus, dans ses premiers romans.
Enfin, il en appelle à la littérature, à la lecture, à une universalité de la littérature pour combattre sa vision pessimiste du monde actuel, déchiré.
" Les histoires peuvent distraire, et parfois vous instruire ou défendre un point de vue. Mais pour moi, l'essentiel est qu'elles communiquent des émotions. Qu'elles en appellent à ce que nous partageons en tant qu'êtres humains par-delà nos frontières et nos dissensions. "
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Commentaires
1 Lilly Le 24/01/2018
Le deuxième texte semble intéressant, mais est-il indispensable ? Ça me surprend qu'il ait été publié.
2 niki Le 24/01/2018
3 Marilyne Le 24/01/2018
@ Niki : ah oui, belle exposition. Dans le roman, ce monde flottant est évoqué, en souvenirs, c'est sur la formation et le rôle de l'artiste que le livre s'attarde.
4 keisha Le 24/01/2018
5 Kathel Le 24/01/2018
Le discours du Nobel a un titre surprenant, un peu moins quand on a déjà lu l'auteur, qui est décidément très intéressant.
6 yuko Le 24/01/2018
7 Tania Le 24/01/2018
Merci pour les extraits du discours, tu me donnes envie de le lire.
8 Marilyne Le 24/01/2018
@ Kathel : oui, j'ai noté " Lumière pâle sur les collines ", justement en suivant son parcours à la lecture de son discours. Le titre est plus qu'étrange, en effet, il s'explique par l'aspect bilan en fin de discours avec les inquiétudes à propos du XXIème siècle.
@ Yuko : il m'intriguait aussi beaucoup, je n'ai pas regretté de me décider enfin !
@ Tania : je suis allée chercher ta chronique pour la lire et l'ajouter en lien. Je n'ai pas du tout été gênée par les " digressions ", j'ai aimé ce rythme et cette construction, c'est pourquoi j'ai réagi lorsque j'ai lu dans le discours le passage sur Proust. J'ai aussi beaucoup aimé dans le roman les rencontres et échanges avec son ami Matsuda, passées et présentes.
9 anne L Le 24/01/2018
10 maggie Le 24/01/2018
11 keisha Le 25/01/2018
12 chinouk Le 25/01/2018
13 Marilyne Le 25/01/2018
@ Maggie : Il est tout frais son Nobel. Je dois être une des dernières à ne pas avoir lu Les vestiges du jour ;-)
@ Keisha : aucun des deux à mon actif, et maintenant ça me chatouille !
@ Chinouk : je tournais autour depuis un moment aussi. " Lumière pâle sur les collines " est le titre que j'ai noté pour poursuivre. Trop de projets lecture !
14 Dominique Le 25/01/2018
15 Marilyne Le 26/01/2018
16 Autist Reading Le 26/01/2018
17 Marilyne Le 26/01/2018
18 Lili Le 27/01/2018
19 Marilyne Le 27/01/2018
20 Valérie Le 27/01/2018
21 Marilyne Le 30/01/2018
22 Ellettres Le 22/02/2018