Une trop bruyante solitude - Bohumil Hrabal

Bruyante solitude

- Pavillon Poche Robert Laffont -

- Traduit du tchèque par Anne-Marie Ducreux-Palecinek -

- Première publication : 1976 - Traduction française : 1983 -

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Elle est saisissante cette lecture, une fable terrible, d'une violence sourde, d'une véritable puissante évocatrice. Le malaise suinte sur les pages.

Le titre fait référence à la solitude du narrateur, Hanta, un ouvrier d'une usine de recyclage de papier, exerçant dans une cave, un homme sale et usé, se soutenant à la bière, un asocial ou un exclu. Reclu dans son monde de papier, il vit son activité entre obsession et hallucination, une atmosphère rendue par des phrases en litanie - " voilà 35 ans que je presse du vieux papier " - . Pourtant, malgré cette ronde obsessionnelle, le récit avance nous dévoilant un peu plus le personnage et son environnement. Nous comprenons que Hanta vit son métier comme une mission.

Cet environnement, c'est Prague, son histoire depuis les années 40, ce dont témoignent les livres et documents que Hanta doit placer sous la presse, avec la mise au rebut des grands classiques, de riches bibliothèques vouées à la destruction. Les lectures - interdites - parsèment les pages - de Goethe à Sartre, de Erasme à Nietzsche, de Rembrandt à Pollock, le Christ et Lao-Tseu, toute la culture confisquée, vouée à la disparition par la destruction du livre, en pire ironique, son recyclage. Comme en métaphore de cette société qui ne broit pas que le papier.

" Ton cerveau n'est rien qu'un paquet d'idées écrasées à la presse mécanique ".

Sa mission, son but ultime, son espérance désenchantée, c'est de récupérer un livre dans cet amas de papier qui se déverse dans sa cave, lorsque - " brille dans ce flot de vieux papiers le dos d'un volume précieux "; c'est cet hommage de fossoyeur, plaçant les livres à compresser de certaines façons sous la presse, ouvert à une page précise, dans les paquets qu'il enveloppe de reproductions de toiles de maitres. Sa mission, en passion créatrice - et l'art est une forme d'expression, une contestation, une résistance - lui permet de lire, beaucoup - " instruit malgré moi, je ne sais même pas distinguer les idées qui sont miennes de celles que j'ai lues " -, d'en apporter aussi beaucoup des livres, les stocker chez lui - on pourrait dire les héberger tant ils envahissent son espace et pèsent - au sens propre et figuré - sur sa vie; ainsi que de transmettre certains à quelques collectionneurs-lecteurs - " ces menues joies " , comme une petite folie, un petit bonheur dans leur petit monde marginal. 

C'est un univers de décombres, de bas-fond, une tristesse - des souris, des rats toujours en guerre les uns contre les autres, des mouches attirées par les papiers ensanglantés, de propagande nazie dont on se débarrasse, côtoient des reproductions d'oeuvres d'art - qui écrase et étouffe notre narrateur. Au fil des pages, de ses déambulations, de ses réflexions, nous percevons sa souffrance plus que sa misère, prenons la mesure de sa douleur, de son désespoir, de son isolement, entre claustration, abandon, exil. Cet homme ne ne sent plus humain, une humanité perdue.

" ... j'ai nettoyé ma cave aux dépens des souris, de ces humbles bestioles qui ne veulent rien d'autre, elle non plus, que grignoter des livres et habiter les trous du vieux papier, y mettre au monde d'autres souris et les nourrir dans ce petit nid, petites souris pelotonnées en boules comme ma petite Tsigane dans le creux de mon corps quand la nuit était froide. Les cieux ne sont pas humains, mais il y a sans doute quelque chose de plus que ces cieux-là, la pitié et l'amour que j'ai depuis longtemps oubliés, effacés totalement de ma mémoire. "

Cette plongée dans les bas-fond, dans le monde souterrain de la ville ( notamment lors des échanges avec les égouttiers, les chauffagistes ), c'est comme une radiographie de la ville, de cette société, une visite de l'envers du décor.

Fiévreuse et féroce, bouleversante, une lecture marquante.

" ... je sais qu'ils devaient être plus beaux, les temps où toute pensée n'était inscrite que dans la mémoire des hommes. En ces temps-là, pour compresser des livres, il aurait fallu presser des têtes humaines; mais même cela n'aurait servi à rien, parce que les véritables pensées viennent de l'extérieur, elles sont là, posées près de vous comme une gamelle de nouilles, et tous les Konias, tous les inquisiteurs du monde brûlent vainement les livres : quand ces livres ont consigné quelque chose de valable, on entend encore leur rire silencieux au milieu des flammes, parce qu'un vrai livre renvoie toujours ailleurs, hors de lui-même. "

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A nouveau, je découvre qu'il existe une adaptation cinématographique, diffusée en France en 2011.

Film bruyante solitude

- Participation au mois de l'Europe de l'Est -

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Commentaires

  • Ingannmic

    1 Ingannmic Le 10/03/2022

    Tiens, cet auteur est aussi chez Nathalie aujourd'hui. Je lui disais d'ailleurs que j'avais hésité à lire le titre que tu présentes pour ce mois de l'est, mais j'en avais tellement d'autres en attente.. tu vas me le faire regretter !
    J'ignorais qu'il y avait une adaptation ciné.
    marilire

    marilire Le 10/03/2022

    Un titre que j'ai trop tardé à lire, incontournable, d'une densité !
  • nathalie

    2 nathalie Le 10/03/2022

    Je me souviens que cette lecture m'avait mise mal à l'aise. Difficile de s'attacher au personnage, qui n'est pas le chevalier blanc de la littérature. Mais ce rapport étrange aux souris. Et ce monde extérieur qui broie tout... très particulier, très grand !
    marilire

    marilire Le 10/03/2022

    Je te rejoins pour le malaise. Toute l'oppression est incroyablement rendue. Et cette symbolique des petites souris et des guerres des rats... J'ai vraiment été impressionnée par cette lecture.
  • Anne

    3 Anne Le 10/03/2022

    Je comprends que ce soit une lecture atroce, je ne me sens pas capable de lire ça, je crois, encore moins s'il y a des souris et des rats.
    marilire

    marilire Le 10/03/2022

    Ce n'est pas une lecture facile par le propos, mais quelle puissance !
  • Kathel

    4 Kathel Le 10/03/2022

    Je pense que si on adhère à l'écriture, ce doit être une belle lecture... reste à trouver le moment idéal, et là, je dis : pas tout de suite !
    marilire

    marilire Le 10/03/2022

    On est complètement happé par le récit. J'ai vu qu'il y avait eu des adaptations théâtrales, j'en suis encore plus curieuse que du film.
  • A_girl_from_earth

    5 A_girl_from_earth Le 10/03/2022

    Je l'ai lu il y a très longtemps, 15 ans par là, voire un peu plus, il ne m'en reste quasi aucun souvenir mais il me semble qu'à l'époque je n'avais pas accroché plus que ça, ou j'avais trouvé ça trop étrange, je ne sais plus. Je me souviens que je l'avais lu après un Kundera, auquel je n'avais pas adhéré non plus (je devais être dans une période "partons à la découverte des auteurs de l'est"^^ ), et ça m'avait un peu désespérée sur ma capacité à apprécier les auteurs de l'est. Enfin ceci dit, à la même époque, j'accrochais assez peu aux auteurs latino-américains, jusqu'à ce que j'en découvre enfin à mon goût (et que je m'embarque pour un book trip mexicain haha).
    marilire

    marilire Le 12/03/2022

    L'étrangeté est certaine, dérangeante aussi cette lecture, et étouffante. Il y a aussi cette pesanteur dans la littérature Sud américaine mais le réalisme magique aussi. Et comme tu le soulignes, il y a aussi le moment et la rencontre.
  • keisha

    6 keisha Le 11/03/2022

    Bien tentée, pour un prochain mois de l'est, et je m'en réjouis 'avance, de découvrir cette littérature tchèque.
    marilire

    marilire Le 12/03/2022

    Une lecture qui ne s'oublie pas, j'attends ton retour :-)
  • Patrice

    7 Patrice Le 11/03/2022

    Merci beaucoup pour cette contribution à travers un grand classique de la littérature tchèque, à la tonalité si particulière !
    marilire

    marilire Le 12/03/2022

    Depuis le temps que je me promets de le lire... vive le mois de l'Europe de l'est !
  • krol

    8 krol Le 11/03/2022

    Je l'ai lu il y a un petit moment, il m'avait profondément marquée.
    marilire

    marilire Le 12/03/2022

    Je comprends ! Une lecture qui laisse une impression forte.
  • Passage à l'Est!

    9 Passage à l'Est! Le 13/03/2022

    Un beau souvenir de lecture pour ma part, plein d'instants, de pensées et d'images qui me sont restées à l'esprit et qui révèlent une réflexion profonde sur l'histoire et la société.
    (Depuis quelques temps, impossible de déposer un commentaire sans passer par une, ou deux, ou trois versions de captcha. Ca n'est qu'à moi que ça arrive? C'est assez agaçant, en tout cas)
    marilire

    marilire Le 14/03/2022

    Je te rejoins sur la trace que laisse cette lecture et sur sa profondeur. ( décidément, il faut que je regarde mieux cette histoire de commentaire ! )

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