
- Monsieur Toussaint Louverture - 2019 -
Madagascar, mars 1947, l'insurrection gronde. Peuple saigné, soldats déshonorés, ce soir, l'île va se soulever, prendre armes et amulettes pour se libérer. Et avec elle, le bel Ambila, Zébu Boy, fierté de son père, qui s'est engagé pour la Très Grande France, s'est battu pour elle et a survécu à la Meuse, aux Allemands, aux Frontstalags. Héros rentré défait et sans solde, il a tout perdu et dû ravaler ses rêves de citoyenneté. Ambila qui ne croit plus en rien, sinon à l'argent qui lui permettra de racheter le cheptel de son père et de prouver à tous de quoi il est fait. Ambila, le guerrier sans patrie, sans uniforme, sans godasses, sans mère, qui erre comme arraché à la vie et se retrouve emporté dans les combats, dans son passé, dans la forêt.
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Vous connaissez Madagascar ? Ses paysages, son histoire ? Pour ma part, rien du tout. Pourtant Madagascar est le plus grand territoire d'Outre-Mer avec une superficie supérieure à celle de la France. L'île rouge, l'île des lémuriens, de la vanille Bourbon, est la cinquième plus grande île du monde.
Ce roman se déroule en 1947, durant la colonisation par la France, colonisation de 64 ans, de 1896 à 1960; il se déroule durant une insurrection qui sera implacablement réprimée.
Quel roman, quelle lecture ! Pour son premier roman, un texte mûrit sur des années, l'auteure Aurélie Champagne fait preuve d'une impressionnante maîtrise narrative d'une réelle densité, et ce avec style, parfois une langue orale sans qu'elle soit crue. Ce roman est prenant, violent, bouleversant, un véritable souffle le traverse, une colère, une terre et un coeur qui battent, qui grondent. La dernière partie est un envoûtement.
Zébu Boy, nommé Ambila, c'est cet homme, la trentaine, qui rentre défait dans son pays; un homme à qui on a tout pris, trop pris, désabusé, indifférent, aux femmes, à la mort. Orphelin de mère depuis l'enfance, il revient démuni de la guerre en métropole, ni l'armée ni l'Etat français n'ayant tenu ses promesse, de solde, d'indemnités, de citoyenneté. Son père est mort avant son retour, le soldat ne peut même pas récupérer son héritage, le troupeau de boeuf qui faisait la fierté de sa famille a disparu. Zébu Boy aussi était la fierté de son père, l'honneur dans les arènes lors des savikas, tradition séculaire, une confrontation entre l'homme et le zébu dont le but est de coucher la bête, pas de mise à mort.
Dès les premières pages, Ambila n'est pas présenté comme un héros, l'insurrection ne semble pas le sujet du roman. Dans la scène d'ouverture, notre homme négocie des aody (des amulettes) à un ombiany ( sorcier ) pour les revendre, parce que la rumeur d'un soulèvement imminent contre ce peuple de vaincus que sont les Français se précise alors les hommes malgaches en achèteront pour se protéger, ils achèteront à bon prix. Ambila ne pense qu'à ça, aux bénéfices. A sa revanche - " L'opportunité d'effacer un à un les revers essuyés depuis sa démobilisation ". Les amulettes, une conjuration. Racheter un troupeau, survivre, prouver sa valeur encore, trouver sa place, la retrouver. Il ne se préoccupe pas de colonialisme. Mais cette insurrection, il va y participer, non par nationalisme mais pas intérêt, selon les opportunités. Il est Zébu Boy, il est le soldat survivant, il sait se battre, il n'a pas peur.
" Il y avait encore quelques années, l'instituteur était typiquement le genre d'homme devant lequel Ambila aurait été capable de complexer. Mais la guerre avait résolu ça. Mieux que n'importe quel diplôme. Mieux que ne l'avait fait l'arène et ses glorieuses années de zébu Boy. Mieux que les beautés soustraites à des rivaux mieux nés que lui. La vision de tant de cervelles lettrées explosées dans la boue avait finalement conjuré ce tenace sentiment d'infériorité. Et avec lui, l'éternel ascendant du cerveau et du coeur sur les autres organes. "
Ce roman est viril et pourtant se dévoile peu à peu, sous la glace au coeur, en même temps que l'histoire de cet homme, les blessures et la blessure intime, plus profonde que les plaies de guerre, que celles de l'humiliation. Sur des chapitres courts, le récit se déploie sur trois parties, la seconde en road-trip. Les événements s'enchainent, les émotions se révèlent avec les souvenirs. La dernière partie est un envoûtement, terrible, terriblement émouvante, sans complaisance, l'émotion vive, à vif, superbe d'images, au rythme incantatoire.
Ce roman, c'est un récit en immersion, une narration tendue, sans longues explications plaquées sur le contexte, ce qui ne gêne pas la compréhension. Les situations, les échanges, sont explicites. On part avec Ambila, les mots malgaches comme les croyances et les souvenirs nous emmènent loin avec lui; et c'est avec lui que nous devinons et saisissons le sens. Il devient grand, plus grand qu'il n'était, Zébu Boy, et si petit homme, si vulnérable dans sa vanité, dans sa douleur, perdu dans ses pertes. Bien plus que la vie " d'avant " et sa gloriole, c'est l'absence de la mère, c'est le deuil de la mère.
- " Et qu'il a bien fallu accepter de survivre. Et parce qu'on ne meurt pas de chagrin. On en gèle seulement. "
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" A sa mort, longtemps, je me suis demandé pourquoi. Et pendant que mon père était à son troupeau ou à d'autres femmes, j'ai cherché des réponses. Chez les parents, les amis, les amis des amis. J'ai cherché en forêt. Mais après tout, pourquoi le sort aurait-il dû frapper quelqu'un d'autre ? La mère de Mamy ? Celle d'Arman ? Et pourquoi le chagrin aurait frappé ailleurs que sur moi ? Evidemment, j'ai compris depuis que la mort, c'est un peu comme la chance. Il n'y a pas de pourquoi qui vaille. Seulement des pourquoi pas.
Je ne suis pas comme les autres. Je ne l'ai jamais été. Dans l'arène, face au boeuf, demandez à n'importe qui. Zébu Boy ! Zébu Boy ! Les gens hurlaient mon nom. J'étais le plus grand. J'étais l'invaincu. Mon père me faisait signe : va, va ... Les filles agrippaient leurs doigts aux clôtures pleines d'échardes. C'est là que j'ai appris à combattre. Dans l'arène. Est-ce que je l'ai déjà dit ?
Je ne suis pas comme eux. C'est peut-être la guerre. Parce que j'ai connu le front, la Meuse, parce que je connais les Blancs. Je suis rentré de Neufchâteau, je suis revenu de là-bas. Tout le monde ne peut pas en dire autant.
Quand après l'armistice, je me suis retrouvé à croupir au Frontstalag avec des milliers d'autres, et que les camions des troupes allemandes en déchargeaient tous les jours, je n'ai pas cillé. Dijon, Rouen, Amboise, Neufchâteau. Transbahuté partout au gré des hivers, je n'ai pas cillé. J'ai échappé à la tuberculose, au peloton, à cette dalle qui ne nous lâchait pas, au froid, à la vermine, à la jalousie. J'ai enquillé des journées sans eau, tiré leur fumier, ramassé leurs betteraves, repiqué leurs patates. J'ai voyagé dans plus de wagons à bestiaux qu'aucun boeuf n'en verra jamais. Je n'ai pas cillé.
Je suis foncé. Je suis un gars des côtes. A la guerre, les Malgaches passaient pour n'importe qui. Ceux des côtes, les Antemoros dans mon genre, passaient pour des tirailleurs de l'AOF, de l'AEF; les Merinas de Tananarive et des plateaux pour des Indochinois, parfois pour des Nord-Africains. Plus rarement. "
[...] Mais pour la première fois, il m'est venu en tête que ma mère aurait vieilli. C'est idiot, j'y avais jamais vraiment pensé. Je l'ai imaginée, fragile, voûtée, les yeux cerclés de rides et ça m'a tenu chaud tout l'hiver, même au pire de février quand tous les autres plongeaient. "
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En fin d'ouvrage, une bibliographie. Et puis, il beau ce livre, un bel objet éditorial : l'illustration de couverture signée Alice Meteignier ( ICI ), les pages épaisses, le soin évident. En toute dernière page, sa fabrication en est détaillée, je cite les dernières lignes : " L'ouvrage compte 256 pages et mesure 140 mm de largeur sur 210 mm de hauteur, avec un dos de 19 mm, c'est un livre-île qui contient une somme infinie de couleurs, d'odeurs, de croyances, de tourments et d'espoirs. "
Ce que j'appelle un livre édité avec amour. Et c'est ce qu'il mérite.
- Sur le site de l'éditeur, une biographie de l'auteur, une belle présentation du roman ainsi qu'un rappel historique avec des liens vers des articles pour en savoir plus ICI -
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Commentaires
1 Mo' Le 12/09/2019
Ce que tu en dis m'a conquise tu sais. Ça m'intrigue aussi. J'ai très envie de découvrir ce roman à mon tour
Merci pour la découverte ;)
marilire Le 12/09/2019
2 niki Le 12/09/2019
marilire Le 12/09/2019
3 Dominique Le 12/09/2019
marilire Le 12/09/2019
4 Autist Reading Le 12/09/2019
Pour que MTL publie un primo-romancier français, je me doutais déjà que ça valait le déplacement. Tu confirmes et je sais désormais que je vais le mettre sur ma liste au Père Noël ;)
marilire Le 12/09/2019
5 Kathel Le 12/09/2019
Pourtant, c'est un pays qui me tenterait pour un voyage (un peu plus aventureux que mes voyages habituels !)
marilire Le 13/09/2019
6 krol Le 12/09/2019
marilire Le 13/09/2019
7 Annie Le 14/09/2019
marilire Le 16/09/2019
8 Jérôme Le 15/09/2019
marilire Le 16/09/2019