Rencontre avec Leonardo Padura

Leonardo Padura était présent à la librairie du Tramway à Lyon le 09 septembre 2021

pour un échange autour du roman Poussière dans le vent.

- ( chronique ICI ) -

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Padura tramway

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Pour nous parler de ce roman, l'auteur cubain a commencé par resituer le contexte : le récit s'étend des années 90, juste après la chute de l'URSS, à 2016, relatant ainsi deux histoires parallèles, celles des personnages, de l'exil, et celle du pays.

" Pour la période années 90 à Cuba : le monde a complètement changé à partir de 1989 avec la chute du Mur de Berlin. C'était le triomphe du capitalisme. Les conséquences ont été dramatiques à Cuba comme dans d'autres pays ( en Russie, des pénuries et l'inflation - les problèmes économiques en Argentine ).

Cuba est comme un microcosme, on peut y voir une réalité amplifiée. A Cuba, nous étions sous ce microscope. L'économie dépendait totalement de l'Union Soviétique. Sa disparition a signé la disparition de notre économie. La première disparition a été celle du papier. Les maisons d'éditions ont arrêté de publier; brutalement il n'y a plus eu de parutions. La situation est devenue très complexe pour tous ceux qui dépendaient de cette production. [ cet aspect apparaît dans le roman à travers le personnage d'Irving ].

Puis, il y a eu les difficultés avec l'électricité, les coupures; la disparition des transports publics, des médicaments. Tout ceci a amené des modifications beaucoup plus profondes et permanentes : ces carences se sont résolues peu à peu mais l'esprit et la mentalité des Cubains ont été modifiés. Quand les gens prennent l'habitude de survivre, ils deviennent des survivants, ils perdent leur éthique.

L'effet bénéfique a été le désenchantement, pas seulement économique, avec l'arrivée de l'information, par la presse et les livres. Dans les années 80, on pensait connaître l'histoire de l'URSS. Avec les révélations des années 90, nous avons compris qu'on ne savait que 20% de cette histoire. Il y avait de nouvelles informations chaque semaine. Nous avons compris qu'il n'y avait pas de société idéale, qu'il y avait les répressions, etc, et cela nous a poussé à nous regarder nous-même, à se poser des questions sur ce qui s'est passé, ou pas, à Cuba. Nous avons compris que notre économie était dystopique et déformée, ce qui est toujours le cas, pas seulement à cause de l'embargo américain, mais d'une mauvaise gestion. Cuba ne devrait pas avoir à importer des patates douces, les vaches ne devraient pas y être " une espèce en voie de disparition " ! ( avec l'impact sur le prix du lait ). Il y a des Cubains qui n'ont pas mangé de viande depuis plus de 20 ans.

En 1989, paraissaient les quatre premiers romans de la série avec Mario Conde [ inscrits dans cette période ]. A cause du poids de cette année, Mario Conde a besoin de sa dose quotidienne de caféine, de nicotine, d'alcool. mais il n'y a rien... Nous avons dû tous nous recycler à cette époque. Mon épouse, réalisatrice de films documentaires, est devenue coiffeuse, et j'ai entrepris la fabrication de quelque chose qu'on peut appeler du vin : disons qu'il y avait seulement deux aspects proche du vin : je le fabriquais avec de petits raisins et si on en buvait beaucoup on était ivre.

Les gens de ma génération [ trentenaires en 1990 ], éduqués, ont voulu partir. C'est ce que je raconte dans ce roman. La situation économique aurait pu transformer le pays comme Haïti ou le Salvador. Mais Cuba est un pays dans lequel 30% des habitants sont allés à l'université. Ils ne réagissent pas de la même façon.

Voici une histoire cubaine : si tu as mal à la tête à Cuba, tu vois le médecin, il te prescrit des examens de pointe, scanner, etc. Si tu as une tumeur au cerveau, un neurochirurgien peut t'opérer et te sauver la vie. Si tu as seulement mal à la tête, tu vas à la pharmacie pour de l'aspirine, tu n'en trouveras pas, il n'y en a pas. "

Une question de la libraire : Dans le roman, tous les personnages sont confrontés à l'exil, de près ou de loin. Comment décrire toutes ces situations d'exil sans l'avoir connu ? [ Leonardo Padura vit à la Havane ].

Je vais faire une réponse qui n'est pas politiquement correcte : je suis auteur, je n'ai pas besoin de coucher avec un homme pour parler d'homosexualité.

Ensuite, cette expérience de l'exil, je l'ai vécue de très près, par la famille, par les amis. Des membres de ma famille sont partis à chaque grand mouvement d'immigration cubaine, mon oncle d'abord, mon petit frère dans les années 90. J'ai pu garder le contact avec certains, j'en ai perdu d'autres. J'ai des amis aux USA, en France, en Espagne, au Mexique, en Argentine, au Pérou... Je connais plutôt bien l'histoire de certains. Souvenez-vous qu'un auteur est comme une sangsue, je m'alimente de la vie des autres, et de tout ce que je lis. On utilise ces connaissances pour construire les personnages, leurs motivations. Ce fut le plus simple : savoir pourquoi chacun de ces personnages est parti. J'ai écrit avec les connaissances et mes sentiments. Pour d'autres romans, j'ai dû faire un effort pour entrer dans la mentalités des personnages [ " L'homme qui aimait les chiens ", par exemple ]. Pour ce roman, je pouvais être tous les personnages. Je me suis beaucoup renseigné sur les lieux, j'ai eu la chance de les visiter [ notamment Hialeah, banlieue de Miami, ville cubaine ], cela m'a permis de créer l'atmosphère dans laquelle va évoluer les personnages. "

A propos de l'amitié, grand thème de ce roman : " La distance provoque l'érosion de beaucoup de chose, il faut beaucoup de force pour s'y opposer. Cela vaut pour l'amitié aussi. "

A propos de l'écriture du roman, de sa structure complexe, complète, un puzzle, avec beaucoup de changement de narration : " Ce roman m'a demandé beaucoup d'efforts, de concentration. Sa structure, c'est l'une des clés fondamentales. Je l'ai conçu comme une maison, en commençant par les fondations, un mètre seulement de mur, puis j'ai ajouté une colonne, ensuite, de l'autre côté quelques briques, en travaillant à conserver une cohérence. J'ai avancé jusqu'à ce que la maison prenne sa forme définitive. On peut avoir l'impression d'un récit désordonné, illogique, mais cette structure permet d'embrasser l'intégralité de l'histoire. Elle impose aux lecteurs une lecture intelligente. J'aime défier mon lecteur.

Lire pour lire, c'est mieux que de ne pas lire mais le mieux, c'est quand, en tant que lecteur, on fait partie de cette expérience de lecture. Cortazar disait ( attention, ce n'est pas du tout politiquement correcte ) qu'il y a le lecteur mâle et le lecteur femelle, l'actif et le passif. Ce roman oblige le lecteur à être actif, attentif. Chaque chapitre suppose un saut, un temps, un moment, différent. Dans un même paragraphe, il y a des références à des événements qui se sont passés, ou pas. Cette écriture m'a demandé beaucoup de concentration à cause du nombre de personnages, des différentes histoires. Souvent, les personnages ont changé entre le début du roman et sa fin. Certains aspects de leur personnalité ne changent pas comme la générosité de Clara, le sens de l'amitié d'Irving, mais leur manière de voir le monde évolue. Je devais garder tout cela à l'esprit en permanence pour la cohérence. " 

A propos de la censure à Cuba : " J'ai la chance de publier en dehors de Cuba. Mes livres ne sont pas censurés, c'est moi qui suis censuré : je n'existe pas en tant qu'auteur, pas d'article, pas d'émission, aucun retour lorsque je reçois une récompense littéraire. C'est un ami argentin qui vient de me prévenir que mon roman est dans la sélection du prix Médicis étranger en France. Ce qui devrait être une source de fierté nationale ne le sera pas à Cuba, parce que certains Cubains pensent que la majorité des Cubains n'ont pas à être informés. "

Les questions des lecteurs présents à la librairie ont porté majoritairement sur la politique à Cuba. A un moment, Leonardo Padura a rappelé que, si tout est politique, surtout à Cuba, s'il comprend que la politique nous poursuit parce que nous vivons dans un monde politique, si il est citoyen et qu'à ce titre il a des responsabilités civiles, il était à la librairie en tant qu'auteur, et qu'il était peut-être dommage de discuter politique plutôt que littérature. Pour la politique, il y a de nombreuses personnes disposées à donner leur avis, leur expertise. Ce qui fait du bien à entendre. Trop souvent, lors de ces rencontres, il n'est question que du sujet du roman plutôt que du roman, négligeant le fait qu'un roman est une oeuvre de fiction, le travail d'un auteur, un livre de littérature. Ce qui me paraît le plus intéressant, c'est ce passage du réel à la fiction qu'entreprend l'auteur, comment l'auteur s'empare de cette réalité, ce qu'il en fait, sous quels aspects, quelle temporalité il la traite. Comment-Pourquoi. Sur le réel, pour l'informatif, il y a des lectures non fiction, des articles de presse fouillés, des documentaires. Cette remarque n'engage que moi, qui associe réguièrement les deux types de lectures lorsque j'ai besoin/envie d'en savoir plus. J'ai donc cessé de prendre des notes.

Il a été rappelé à ce sujet que, dans un article ( ancien, qui sera traduit en français au printemps prochain ), Leonardo Padura écrivait qu'il rêvait d'être Paul Auster, parce que on ne posait pas de questions politiques à l'auteur américain, on lui parlait de cinéma, de littérature, de culture, de base-ball, des thèmes qui l'intéressaient. Avec humour, il nous dit qu'avec cet article, il avait jeté un sort à Paul Auster, parce que depuis, on pose des questions politiques même à Paul Auster, car Trump est arrivé à la Maison Blanche...

Pour ma part ( avec l'aide indispensable de la traductrice que je remercie ), j'ai échangé quelques mots avec l'auteur sur mes lectures d'Hemingway, ayant particulièrement adoré le roman Adios Hemingway avec Mario Conde, qui, je l'avoue, m'a motivée à l'époque à relire Hemingway, à lire ce bel hommage de l'écrivain voyageur Albéric d'Hardivilliers : Vivre, écrire, tout est là.

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Commentaires

  • A_girl_from_earth

    1 A_girl_from_earth Le 23/09/2021

    Aaah quelle chance ces rencontres avec auteur ! Ça me manque beaucoup ! C'est toujours très enrichissant et instructif, et personnellement, j'ai toujours l'impression d'être sur une autre planète, ou peut-être juste dans une bulle intimiste entre lecteurs et auteur, coupée du reste du monde, et la sensation n'est pas désagréable. J'ai pu voir Leonardo Padura lors d'un échange en librairie il y a quelques années aussi. Pas très souriant dans mon souvenir mais pas antipathique pour autant.:)
    marilire

    marilire Le 24/09/2021

    C'est toujours intéressant ces rendez vous à la librairie :-). J'etais contente de cette rencontre car je l'avais attendu pour les Quais du Polar, qui furent annulés. Bien d'accord pour L.Padura, un monsieur très sérieux....
  • keisha

    2 keisha Le 24/09/2021

    C'est chouette de pouvoir rencontrer les auteurs! Vivement les salons...
  • Kathel

    3 Kathel Le 24/09/2021

    Une rencontre qui devait être passionnante ! Dommage qu'après cela tu aies eu quelques réserves sur le roman, mais ça arrive.
  • Anne

    4 Anne Le 26/09/2021

    C'est une rencontre peu banale ! Contente que tu aies pu la vivre.
  • Bono Chamrousse

    5 Bono Chamrousse Le 27/09/2021

    Coucou Marilyne,
    Merci d'avoir pris le temps de faire ce beau retour.
    Bisous.

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