
- Traduit de l'allemand par Gaston Floquet -
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Ce roman, écrit en 1956, se déroule durant les années 1923-1924, années d'une terrible inflation en Allemagne. Le mark, indexé sur le cours du dollar qui monte, ne cesse de perdre de sa valeur, les prix flambent plus chaque jour. Salariés, retraités, ne peuvent suivre ce cours, seuls les spéculateurs s'enrichissent - " C'est la grande liquidation de l'épargne, de l'honnêteté et de l'honneur. " -
Le narrateur s'appelle Louis Bodmer, jeune homme de 25 ans revenu de la guerre. Il est employé par son sous-officier, Georges Kroll, qui dirige avec son frère, une entreprise de munuments funéraires. Ce contexte explique le titre, qui en est le symbole, cet obélisque de granit noir dans la cour de l'immeuble où ils travaillent et logent; cet obélique invendu qui date du père.
Autour de lui et de lui ( le narrateur et l'obélisque ) se noue le récit, un récit de quartier, celui d'une " vieille cité de soixante mille habitants " allemande, Werdenbrück. De nombreux personnages se croisent, de la plantureuse voisine adultère à l'acrobate du cabaret, des familles endeuillées, un restaurateur, des représentants du commerce de la pierre tombale, de belliqueux nostalgiques de l'Empire et de l'uniforme, les prostituées du bordel, le curé, le médecin de l'asile, sa patiente schizophrène, déjà des sympathisants nazis, des survivants infirmes.
Le ton du roman est double, c'est ce qui le rend si prenant au-delà de l'intérêt historique. Ironique, voir cynique, il est pourtant touchant, les émotions à fleur des mots. Il alterne également scènes burlesques avec des temps de reflexion. C'est l'après-guerre, avec toutes ses conséquences, économiques et sociales - l'inflation et la misère ( entraînant suicides et décès dus aux maladies, le désir de revanche ou le pacifisme ) sont les grands sujets -, ainsi que ses conséquences intimes. Louis, comme son compagnon Georges, sont désenchantés. Si le second, plus âgé, cultive une désespérance qui lui permet d'être fataliste et de n'aspirer qu'à vivre, Louis, malgré son cumul d'emplois ( avec paiement en nature parce que c'est plus sûr, tel des chaussures chez le cordonnier ), est comme désoeuvré, dépouillé d'aspirations, amputé de sa jeunesse, d'espoirs. Une vacuité au creux de son existence.
" Je dépouille les journaux et découpe les avis mortuaires. Ce genre de travail me réconcilie toujours avec l'humanité, surtout après les soirées de beuveries avec nos agents et fournisseurs. S'il faut en croire les faire-part, l'être humain serait absolument parfait : pères irréprochables, époux vertueux, enfants accomplis, mères dévouées jusqu'au sacrifice, grands-parents unanimement regrettés, hommes d'affaires prenant des allures de saint François d'Assise, généraux ruisselants de bonté, procureurs accessibles à la pitié, fabricants de munitions presque désintéressés, bref, la terre semble habitée par des légions d'anges dont les ailes ne poussent qu'après la mort. [ ...] Ceux qui restent sont dignes des disparus : prostrés dans la douleur, la perte est pour eux irremplaçable, ils n'oublieront jamais le défunt, etc. Quel réconfort et quelle fierté d'appartenir à une race si vertueuse ! "
Musicien, poète, il joue de l'orgue à l'église de l'asile pour les pensionnaires lors des célébrations religieuses. Ces moments, ces pages, sont particulièrement émouvantes, - la musique, le lien établi avec une pensionnaire - ou denses lorsqu'il s'agit des escarmouches avec le débonnaire curé ou le psychiatre. Finalement, c'est le sens de la vie qui est interrogé, qui est perdu. La poésie affleure dans les descriptions de jardins, de ciels.
" Je tire les boutons de registre : Flûte et Voix humaine et j'attaque. Immédiatement, dans les premières rangées, les têtes des fous se tournent toutes en même temps, comme si on tirait une ficelle. Leurs visages pâles aux yeux creux se lèvent vers l'orgue et regardent avec une expression vide. Ils ont l'air, dans la lumière dorée, de grandes hosties attendant la consécration. Chaque fois, la musique déroute les malades; flûte, violon et basse de viole traversent leurs crânes comme des harmonies toujours nouvelles et inattendues. Puis le prêtre commence la messe.
Tous les fous ne suivent pas l'office. Beaucoup sont assis dans les dernières rangées et ne bougent pas, comme âbimés dans un deuil farouche, à moins qu'ils ne soient dans un autre monde étranger au Sauveur crucifié, innocents et ouverts à une musique plus belle que les sons de l'orgue. Peut-être aussi ne pensent-ils rien... indifférents, comme la mer, la nature et la mort. "
L'obélisque noir est un beau roman, foisonnant, une aspiration à la vie qui accepte la mort, une virulente dénonciation des meneurs de guerre. Erich Maria Remarque règle ses comptes avec sa " chère patrie ". Ce roman a des allures de roman d'apprentissage, des accents autobiographiques que confirme l'épilogue lorsque notre jeune narrateur, qui revient à sa vie après avoir compris qu'il doit commencer par des renoncements, conclue l'histoire par un " bilan " sur chacun des personnages après la Seconde Guerre Mondiale, après avoir écrit qu'il " a perdu sa patrie ".
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Erich Maria Remarque est décédé en 1970, il y a cinquante ans. Je poursuis la lecture de son oeuvre, après avoir présenté sur ce blog le recueil de nouvelles L'ennemi puis La nuit de Lisbonne.
En illustration de couverture, il s'agit d'un détail d'une toile du peintre caricaturiste allemand George Grosz, intitulée Dehors et dedans ( 1926 )

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- Participation au rendez-vous de novembre en littérature germanophone : les Feuilles allemandes -
- La bibliographie Littérature germanophone sur ce blog sera mise à jour début décembre -
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Commentaires
1 Kathel Le 03/11/2020
marilire Le 04/11/2020
2 Ingannmic Le 03/11/2020
marilire Le 04/11/2020
3 Aifelle Le 04/11/2020
marilire Le 04/11/2020
4 Dominique Le 04/11/2020
marilire Le 04/11/2020
5 Tania Le 05/11/2020
marilire Le 05/11/2020
6 Lilly Le 06/11/2020
marilire Le 06/11/2020
7 Alys Le 07/11/2020
marilire Le 09/11/2020
8 Patrice Le 07/11/2020
marilire Le 09/11/2020
9 Eva Le 22/11/2020
Merci beaucoup pour ton partage, je suis ravie de lire un billet sur Remarque à l'occasion de notre mois thématique. J'ai lu deux livres au lycée (lecture obligatoire) : Trois camarades et A l'ouest rien de nouveau. Je me rappelle que malgré le côté obligatoire, nous avons en général apprécié la lecture, ses livres sont assez accessibles.
J'ai bien noté ses autres titres que tu mentionnes ici.
Grâce à toi, je découvre aussi George Grosz - j'aime beaucoup cette toile, bien plus puissante avec les deux côtés réunis.
marilire Le 22/11/2020