La réparation du monde - Slobodan Snajder

Reparation du monde

- Liana Levi - 2021 -

- Traduit du croate par Harita Wybrands -

C'est en 1770 que Georg Kempf, l'ancêtre du narrateur, décide de quitter le sud de l'Allemagne pour la Transylvanie où la terre est grasse et fertile. Comme d'autres miséreux, il a été convaincu par un messager de l'impératrice Marie-Thérèse d'aller peupler ce territoire délaissé de l'Empire austro-hongrois. Un siècle et demi passe, et la famille Kempf jouit d'une situation confortable dans cette région de Croatie nommée Slavonie, lorsque Hitler appelle les Volksdeutsche, les Allemands de "l'extérieur", à rejoindre la Waffen-SS. Georg Kempf, dernier du nom, vit le sort dramatique d'un de ces "volontaires-forcés".

.

Voici les premières lignes de la quatrième de couverture de ce roman de plus de 600 pages dévorantes, roman historique, picaresque et épique, philosophique. Elle aurait pu être, cette quatrième dont la suite déroule l'histoire, une citation du Macbeth de Shakespeare : " La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui s’agite et parade une heure, sur la scène, puis on ne l’entend plus. C’est un récit plein de bruit, de fureur, qu’un idiot raconte et qui n’a pas de sens. "

Ce " grand roman de la Mitteleuropa " nous relate le destin de Georg Kempf, d'origine allemande, né en 1919, développant son parcours durant les années 40 à travers la Pologne puis le retour dans son pays, devenu la Yougoslavie de Tito. Par " le hasard des circonstances ", comme le dit le personnage évasivement quant à son périple, le lecteur se confrontent aux conflits nationalistes, aux communautés, aux idéologies, à l'antisémitisme, aux pillages, à ce cynisme de la vie, de ceux qui veulent survivre malgré tout. En cela, La réparation du monde est un roman historique, le roman du " monde d'hier ". 

Il est bien plus. Alors que les péripéties s'enchaînent de façon chronologique, le récit circulaire déploie des images en thématiques et réflexions, les reprenant, les questionnant, soutenu par des interventions d'un narrateur omnicient - comme en voix off, comme en surimpression, texte grisé sur les pages - dans les limbes, qui se présente comme le fils à venir de Georg Kempf, l'enfant à naître.

" Nous autres, qui sommes encore à naître, vivons de pure pitié. C'est notre pain et notre eau, c'est l'éther que nous respirons et qui seul nous nourrit. En cela nous avons quelque ressemblance avec Dieu, sauf qu'il est tout-puissant, alors que nous ne sommes rien. Nous lui demandons : pourquoi permets-Tu tout cela ? Ce qui le contrarie toujours. Comme si nous ne comprenions rien. Il en est peut-être mieux ainsi.

Nous ne pouvons que plaindre, craindre, désirer. Ceux qui sont nés pourraient appeler cela prier.

La rivale de ma mère a été jetée dans la Save. "

Le roman s'ouvre sur la migration originelle, l'ancêtre Kempf qui a quitté l'Allemagne. Dès ces premières pages apparaît le légendaire Joueur de flûte de Hamelin, celui qui entraîne les enfants et les rats; celui dont la musique - le discours - entraîne et guide les foules, les envoute. Il revient, ce Joueur de flûte, en boucle, il surgit souvent, avec son habit bariolé, caméléon, sachant quelle couleur agiter pour séduire et convaincre, " presque identique, en adaptant le son de leur flûte à l'esprit du temps ". La flûte peut-être un tambour ou le sifflet d'un train, rythmant le flux du temps-des temps et des idées. Les rats reviennent également, comme les colonies de fourmis, en fantasmagories allégoriques, images et scènes fortes, violentes, éloquentes; des fables noires, parfois éclairées par les cygnes, la danse des cygnes.

Par ce personnage d'origine allemande à la " vie-mosaïque ", l'auteur - inspiré et documenté par son histoire familiale qui relate également l'histoire de sa mère communiste convaincue - interroge les notions d'appartenance, d'origine, de frontières, ce qui définit l'identité, celle qui s'impose, celle que l'on choisit, et cette obligation récurrente de " choisir un camp ". Il interroge cette identité via l'usage et la compréhension de la langue également. Au fil de ses pérégrinations, Georg Kempf change de prénom, une substution, Georg étant traduit, en polonais, en croate. Dans ce roman, on meurt autant qu'on disparaît, on s'éparpille, entraîné par un courant, comme est présent celui de la rivière proche du village natal, comme sont présents ceux des fleuves et de la mer qui emporte le corps de la jeune fille juive égorgée devenue sirène.

Georg Kempf fait peu de choix - " sa volonté ne prit aucune part " -. Il survit. Ce personnage m'a rappelé Ioura Jivago. Tout deux, mélancoliques et méditatifs, sont ballotés par les événements, leurs violences, par leur conscience et leurs doutes sans que leurs réflexions soient politiques, par leur aspiration poétique. Comme dans le roman de Boris Pasternak, le personnage passe d'un " camp " à l'autre, tente de s'y adapter sans s'y impliquer, terriblement empathique, douloureux, et pourtant distant, questionnant la vision partisane et radicale ainsi que le point de vue, cherchant la vision d'ensemble, cherchant à comprendre; tous deux saisis par un instant de nature, d'intemporalité, tel un lever de soleil au rougeoiement de " beauté pure ". Pourquoi ce rouge devrait-il avoir une signification - de sang, de drapeau -, pourquoi chercher un sens ?

- " C'est la peur et l'insécurité qui règnent partout, et aussi la haine. Je ne sais pas ce qui sortira de cette bouillie humaine dans laquelle je me trouve moi aussi englué. "

- " L'Histoire se résume finalement à cette simple et unique formule : le plus fort gagne ! Ou encore, plus explicitement : celui qui a la force détient le pouvoir. Tout, mais vraiment tout le reste, n'est qu'un enjolivement de cette abjecte vérité. "

Ce qu'il reste toujours, c'est le premier amour et quelques fulgurances poétiques, celles, simplement, d'être au monde.

Il y a cet épisode, rappelé en souvenir : Georg Kempf est en Pologne, déserteur. Il travaille pour un paysan polonais durant l'hiver. Un matin, il se rend au bord d'un lac gelé. La glace n'est pas suffisamment épaisse pour s'aventurer sur sa surface. Il admire les cygnes. Des canards sont également sur la glace. Un chien se précipite à leur poursuite, la glace se brise sous lui, il glisse en partie dans l'eau, tentant désespérément de sortir de l'eau. Georg assiste à cette scène, impuissant. Il voudrait de toute son âme sauver ce chien. Des paysans le rejoignent. Un sauvetage s'organise. Le chien est ramené sur la rive. Cet accident, les émotions de Georg, l'apparition des paysans, tout est significatifs dans cette scène se déroulant sur plusieurs pages. Elle m'évoque une peinture de Goya, une de ses terribles peintures noires, fresques sur les murs de sa maison ( dont la plus célèbre est certainement Saturne dévorant un de ses fils ) intitulée Le chien

.

Le chien goya

.

Un vide immense, une telle solitude dans cette verticalité d'ocres. Le chien semble s'enfoncer dans une terre meuble ou du sable, pourtant son museau et son regard pointent vers le haut, entre désespoir et espoir, peut-être. 

- Un roman magistral, cela faisait trop longtemps que je n'avais pas lu une plume aussi puissante que fine, aux références subtiles, prégnantes; un roman testamentaire -

.

- " La Waffen-SS n'est pas un jardin d'enfants en sortie dans un parc de la ville. Je sais qu'il n'y a pas adhéré de son plein gré, mais maintenant ça n'a plus d'importance. Quand tu es avec les loups, hurle avec eux ! Egorge-les même, s'il le faut, sinon ce sont eux qui t'égorgeront. Comment se fait-il que Kempf tout d'un coup ne comprenne pas cette vérité si simple ? C'est la meute qui organise l'histoire pour la désorganiser. "

- " Le vent du sud fait claquer les portes qui tiennent à peine sur leur chambranle; ils marchent sur des éclats de verre, les fenêtres sans vitres sont béantes comme des cavités sur des cadavres de cyclopes. On entend partout des chiens qui grognent, c'est leur façon de saluer. Ils devinent que la ville est envahie par les rats. L'état-major les a avertis que la bourgade était tenue par " l'armée souterraine " et qu'il fallait rester sur ses gardes. Ce qui pourrait être mis sur le compte de l'humour militaire cultivé dans les états-majors des armées allemandes. Car les rats sont de toutes façon les maîtres sous terre et peut-être seront-ils les vainqueurs incontestables dans la guerre exterminatrice entre le surhomme et le sous-homme. Les fourmis qui mènent leurs propres guerres indépendamment de celles des hommes, et les rats, ces artistes insurpassables de la survie, resteront comme deux espèces de sociétés totalitaires. Quant aux autres qui ne sauront pas s'organiser sur le mode totalitaire, ils disparaîtront de la surface de la Terre. "

.

- Participation au mois de l'Europe de l'Est -

*

Commentaires

  • Aifelle

    1 Aifelle Le 23/03/2023

    Je l'avais noté à sa sortie et un peu perdu de vue. Les mois thématiques permettent de rattraper un certain nombre d'oublis !
    marilire

    marilire Le 23/03/2023

    Et là, avec la lecture commune, il y a de quoi satisfaire ta curiosité.
  • keisha

    2 keisha Le 23/03/2023

    Je n'ai osé m'y lancer que grâce à la LC. Un héros balloté, mais il ne s'agit pas d'avoir toujours de l'exactitude et de la cohérence, mais d'avoir une vue de ces tragédies dans ces coins à cette époque. Très puissant, en effet.
    marilire

    marilire Le 23/03/2023

    Oh, figure-toi qu'il m'attendait depuis sa parution. Les thèmes abordés puis les articles que j'avais lu m'avaient vraiment motivée mais j'ai manqué de temps et ensuite j'ai attendu gentiment cette LC. Je vois que je suis plus enthousiaste certainement parce que je n'attendais pas une " saga familiale et historique à l'Est " , j'attendais un peu plus et je n'ai pas été déçue.
  • Ingannmic

    3 Ingannmic Le 23/03/2023

    Moi qui arrive de chez Nathalie et La bar aux lettres, me voilà comme le héros, ballotée d'un camp à l'autre !! J'écrivais chez elles que je ne regrettais pas d'avoir passé cette LC, vu l'avis mitigé de Nathalie, et celui carrément négatif de La bar aux lettres... et maintenant, je suis de nouveau prise de remords !!
    Bon, à noter pour la prochaine édition du mois de l'est alors..
    marilire

    marilire Le 23/03/2023

    Je comprends, il me semble être la seule à considérer La réparation du monde comme un grand roman. J'y ai trouvé tout ce que je peux attendre d'un roman. Je pensais de contacter bientôt, ce serait - si finalement ce livre te rend curieuse - pour une proposition de prêt avec remise en main propre.
  • Sandrine

    4 Sandrine Le 23/03/2023

    Tu sembles tout à fait enthousiaste... je t'ai suivie jusqu'à Jivago, mais là, je dois dire que ça coince un peu : j'ai abandonné ce pavé, comme d'autres pavés russes... mais c'était il y a longtemps...
    marilire

    marilire Le 23/03/2023

    Les pavés russes sont redoutables... Ce roman-ci ne m'a pas paru si complexe.
  • Kathel

    5 Kathel Le 23/03/2023

    J'avoue que malgré ton avis, ce roman a beaucoup contre lui : le nombre de pages, la complexité du sujet, des avis contraires, et son absence à ma médiathèque...
    marilire

    marilire Le 23/03/2023

    Affaire classée ! Quant à la complexité, comme je l'écris à Sandrine, je ne crois pas, les contextes sont bien explicités, par touches, sans longueurs. Quant aux questions sans réponses, plus intimes ( pas seulement pour le personnage ), qui amènent à réflexions, c'est ce qui donne toute sa dimension au-delà de l'histoire-Histoire à ce roman, comme les " fables ".
  • nathalie

    6 nathalie Le 23/03/2023

    Tu es bien plus enthousiaste que moi, pour un peu tu me donnerais envie de le lire ! J'avoue m'être un peu traînée, malgré de bonnes choses en effet, que tu relèves, comme ce chien sauvé des eaux.
    marilire

    marilire Le 23/03/2023

    Je te remercie pour ce compliment, parvenir à donner envie de lire à une grande lectrice ( mais heureusement tu l'as déjà lu ).
  • Choup

    7 Choup Le 23/03/2023

    Je le lirai peut-être, ce qui me retient surtout c'est les parties "philosophiantes" (désolée pour le néologisme), si c'est bien fait, super, mais sinon ça m'agace vite. Il est en bibli, ça facilitera peut-être le passage à l'acte! ;)
    marilire

    marilire Le 23/03/2023

    Joli néologisme :). Je vois ce qui pourrait te gêner, et là, peut-être, parce que le récit est en boucle, certains passages peuvent paraître des répétitions. Merci pour ce commentaire.
  • doudoumatou

    8 doudoumatou Le 23/03/2023

    Tu es aussi enthousiaste de Keisha mais Patrice et Bar aux lettres évoquent des longueurs qui me font peur. J'ai l'impression que c'est un roman puissant mais exigeant. Or, ces derniers temps, j'ai eu mon lot de lectures un peu compliquées. Peut-être plus tard, donc.
    marilire

    marilire Le 23/03/2023

    Effectivement, il vaut mieux être disponible pour cette lecture.
  • Dominique

    9 Dominique Le 24/03/2023

    c'est de loin le billet le plus positif mais aussi peut être le plus complet
    Même si j'enlève un peu de suspense à ma lecture future je l'ai lu attentivement et je suis de plus en plus certaine de vouloir le lire sans tarder
  • keisha

    10 keisha Le 24/03/2023

    Oui, on a échappé à la saga historique et familiale (qui n'ont rien de déshonorant, j'en ai une en ligne de mire) mais je comprends pourquoi j'ai lâché La carte postale, trop de détails m'ont perdue. Ici c'est le lecteur qui se débrouille, si l'on peut dire.
  • Patrice

    11 Patrice Le 24/03/2023

    Tout d'abord merci pour ta participation à cette LC et plus largement à notre mois thématique. C'est un roman très riche, foisonnant, que tu analyses et décortiques très bien. Très intéressante, cette comparaison avec Jivago, en y réfléchissant bien et en me remémorant ce livre, je comprends tout à fait ce que tu veux dire.
  • Ingannmic

    12 Ingannmic Le 24/03/2023

    Coucou,
    "une proposition de prêt avec remise en main propre" ? Mais tu me rends très curieuse (si je ne m'abuse, tu es sur Lyon, non ?) !
    Tu peux me contacter via le formulaire de contact de mon blog, je ne sais plus si tu as mon adresse mail perso..
  • Tania

    13 Tania Le 29/03/2023

    C'est noté, pour quand je serai dans de bonnes dispositions pour "du lourd".

Ajouter un commentaire