Le Champ - Robert Seethaler

Le champ

- Editions Sabine Wespieser - 2020 -

- Traduit de l'allemand ( Autriche ) par Elizabeth Landes -

Comment caractériser une vie entière ? Les voix qui s'élèvent ici sont celles des habitants du cimetière, qu'on nomme "le champ" dans la petite ville de Paulstadt. A la concision des épitaphes, l'écrivain substitue les mots des défunts. Par un souvenir, une sensation fugace, une anecdote poignante, chacun de ces narrateurs évoque ce que fut son existence.

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J'ai beaucoup aimé les deux précédents romans de Robert Seethaler traduits en français - Le Tabac Tresniek  et Une vie, disponibles maintenant en folio -, je ne pouvais manquer cette nouvelle parution. 

J'ai autant apprécié cette lecture. L'auteur autrichien sait varier les genres tout en gardant cette belle empathie et cette tendresse envers ses personnages, tout en sachant transmettre l'émotion à travers eux. Ce qui nous touche, durant cette lecture, ce n'est pas " d'entendre des morts ", c'est d'écouter la vie. 

Après un premier chapitre d'ouverture, un vieil homme se promenant dans " la partie la plus ancienne du cimetière de Paulstadt, que beaucoup appelaient simplement le Champ ", chacun des chapitres laisse la parole aux défunts, à vingt-neuf défunts, à la manière d'un roman choral. Le titre de chaque chapitre nous donne le nom de la personne. Il n'y a rien de morbide, au contraire, ces personnes/personnages sont la vie, ils nous parlent de la vie, chacune à sa façon. 

" Sans dignité l'être humain n'est rien. Tant que c'est possible, on devrait s'y efforcer soi-même. Mais, quand la fin approche, seuls les autres peuvent encore vous la donner. Elle est dans le regard des autres. "

Les époques se mêlent, les personnes et les lieux se croisent. Peu à peu, une familiarité s'installe entre nous et ces habitants de Paulstadt. La petite ville se dessine, nous situons les lieux. Le récit prend de la densité au fil de la lecture, au fil de nos " reconnaissances ". La lecture est émouvante en variation de style, sans pathos, sous la prose limpide où le poétique affleure. Nous écoutons en confidences des histoires d'amour, des histoires de solitude, des histoires de mariage, de guerre, d'amitié, de famille, de boutique, de vieillesse... ; nous écoutons le prêtre, le maire, le marchand de légume arabe, le facteur, un enfant, la doyenne. Parfois, l'un dit en quelques lignes, un autre nous retient une dizaine de pages. Plusieurs parlent d'autres personnes que nous ne rencontrerons pas mais dont nous restituerons l'histoire. Tout le village s'anime, à travers un souvenir, un évènement fondateur, des commentaires. Certains chapitres sont tendres, d'autres ironiques, coquins, amers; ils sont ponctués de réflexions qui font mouche. Cette lecture, c'est un véritable kaleidoscope, des couleurs, des saisons.

Chaque instant porte en lui le temps dans sa globalité; dans les vitres de la Marktstrasse se reflète le monde entier. "

Chacun de ces récits semble construit comme une nouvelle, le contexte et la personne contextualisés dès le début, nous suivons le propos, nous sommes plongés dans un univers intime ( qu'il soit celui de l'addiction au jeu ou des moments partagés en maison de retraite ), et puis la chute.

J'ai ressenti de nombreuses émotions en lisant ce roman singulier, j'ai entendu ces voix. J'avais parfois envie d'en entendre plus, de poser une question, de voir un visage. J'ai entendu ces femmes parler des hommes, entendu les espoirs, les rêves, les colères, les rancoeurs, les mots d'amour. J'étais avec ces personnes à Paulstadt, et peu importait le temps.

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" Gerda Baehr 

Couchée ici, je pense à toi. Il se peut que je rêve seulement de toi, mais ça revient au même. Je sais qu'aujourd'hui c'est dimanche. Car c'est drôlement animé là-haut. Avant, nous restions couchés certains dimanches, nous nous aimions et nous prélassions ensuite au lit sans rien dire. Il y a plus longtemps encore, je n'aurais jamais cru qu'on puisse avoir tant de plaisir avec un homme gros. On ne passait pas la journée au lit, bien entendu. ça ne se fait pas. Mais dehors c'était bien aussi. Un dimanche sans toi était incomplet. T'aimer, être couchée près de toi, dans le lit, dans l'herbe, dans la neige. Pour moi c'était tout. "

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" Heiner Joseph Landmann - ( extrait ) -

... Ah, une chose encore : ces derniers temps, pendant les chaudes soirées d'été, des jeunes gens pique-niquent sur notre tombe, dont le fils du vieux Schwitters, un triple idiot mal élevé et mal embouché. Ils ont choisi la tombe parce qu'elle a une énorme dalle de marbre noir qui garde la chaleur du soleil jusque tard dans la nuit. Ils s'y assoient, débitent continûment les pires âneries et renversent leur bière, qui coule sur les noms de notre famille gravés dans le marbre et colle aux lettres. De temps à autre le jeune Schwitters pisse contre l'arrière de la tombe, ce qui fait hennir et glousser les filles. Je les maudis. Je hais leur sottise et leur beauté. Je hais ce miracle qu'ils portent en eux et dont la pensée ne les effleure pas derrière leurs fronts lisses et brûlants. Quelqu'un peut-il aller leur demander de rester à jamais ? "

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Commentaires

  • Tania

    1 Tania Le 31/01/2020

    Faire parler les morts, cela fait un peu peur... "Une vie entière" n'est pas plus gai - pour une période paisible, peut-être.
    Comme toi, j'avais apprécié "Le Tabac Tresniek" (et je vais aller corriger ce nom que j'avais écorché, horreur !)
    marilire

    marilire Le 31/01/2020

    " Une vie entière " est un très joli ( et court ) roman, je suis certaine qu'Aifelle saura te convaincre si tu la sollicites ( elle l'a chroniqué ). " Le tabac Tresniek " reste un grand souvenir de lecture. Quant à celui-ci, je comprends qu'il puisse faire frémir, mais vraiment ce n'est pas ( que ) un choeur funèbre.
  • Kathel

    2 Kathel Le 31/01/2020

    J'ai beaucoup aimé les deux précédents romans de l'auteur, et repéré celui-ci, tu penses bien !
    L'année dernière, tu lisais Lincoln au Bardo et cette année, Le champ... qui paraît tout de même plus abordable (je n'ai toujours pas tenté le roman américain)
    marilire

    marilire Le 31/01/2020

    Merci pour le fou rire en lisant ton commentaire... figure-toi qu'en rédigeant la chronique, j'ai aussi pensé à " Lincoln au Bardo ", mazette, me suis-je dit, janvier au cimetière ;). Je n'en ai rien écrit pour ne pas vous faire fuir ^-^ Sinon, je prête, si tu veux ( le Bardo et/ou ce Champ )
  • Eeguab

    3 Eeguab Le 01/02/2020

    J'ai moi aussi aimé Le tabac Tresniek[/b] et Une vie entière[b]. Les voix dont tu parles me semblent intéressantes et sensibles.
    marilire

    marilire Le 03/02/2020

    Sensibles, c'est le mot. On y retrouve l'esprit de " Une vie entière ".
  • Aifelle

    4 Aifelle Le 01/02/2020

    J'ai remarqué sa sortie tu penses bien ! mais je n'ai toujours pas lu "le tabac Triesnek" ! Je vais l'emprunter de ce pas à la bibliothèque, ça me reposera de semi-déceptions récentes.
    marilire

    marilire Le 03/02/2020

    Ah oui, " Le tabac Tresniek ", il ne peut pas te décevoir ( enfin, j'espère :)).
  • Anne

    5 Anne Le 01/02/2020

    Un nouveau Robert Seethaler !! Merci pour la bonne nouvelle ;-)
    marilire

    marilire Le 03/02/2020

    Depuis le temps que nous l'attendions.
  • krol

    6 krol Le 02/02/2020

    J'ai lu et apprécié Une vie entière. Je suis bien contente qu'il en sorte un nouveau !
    marilire

    marilire Le 03/02/2020

    Alors celui-ci devrait te plaire. Et puis, tu ne peux pas manquer " Le Tabac Tresniek " :)
  • Kathel

    7 Kathel Le 03/02/2020

    L'offre (de prêt) est sympa, mais déjà que je suis atteinte du syndrome de l'écureuil, alors, si je commence à faire l'écureuil avec des livres qui ne m'appartiennent pas... ^-^ Je vais bien finir par les trouver en poche ou en médiathèque...
    marilire

    marilire Le 03/02/2020

    Ah, ah, je connais ce syndrome ( à ce propos, j'ai toujours un roman de Maurizio de Giovanni à toi ;)).
  • Jerome

    8 Jerome Le 04/02/2020

    Je garde un merveilleux souvenir d'une vie, il faut absolument que je me mettre la main sur celui-ci !
    marilire

    marilire Le 04/02/2020

    Il ne te décevra pas ( et ne te prive pas du Tabac Tresniek, la lecture en est réjouissante )
  • dasola

    9 dasola Le 15/02/2020

    Bonsoir Marilyne, j'ai beaucoup aimé les deux premiers romans de Robert Seethaler. Je compte bien lire celui-ci, dès que l'occasion m'en sera donné. Bonne soirée.
    marilire

    marilire Le 16/02/2020

    Bonsoir Dasola, je crois que tu apprécieras autant celui-ci. Bonne soirée à toi.
  • dasola

    10 dasola Le 13/03/2020

    Bonsoir Marilyne, ca y est, je viens de le commençer. Je pense qu'il va me plaire même si sa construction est très différente des deux premiers. Bonne soirée.
    marilire

    marilire Le 14/03/2020

    Bonjour Dasola, merci de ton retour. C'est un roman choral, peu à peu on situe mieux chacune des voix. Bonne lecture.
  • Mina

    11 Mina Le 24/03/2020

    Je te rejoins dans tes impressions de lecture de ce roman que j'ai lu à la fois comme un recueil de nouvelles et comme l'expression de l'âme de cette bourgade. C'est si plein de vie qu'il serait dommage de s'arrêter à la scène initiale et au cimetière ; et quel talent dans les différents tons employés ! J'ai retenu comme toi le bref récit de Gerda Baehr, entre autres.

    Il ne me reste plus qu'à découvrir Le tabac Tresniek, en librairie le moment venu.
    marilire

    marilire Le 24/03/2020

    Grand merci pour ce retour de lecture. Je reprends ton mot : il y a une âme dans ce récit. Une plume fine et sensible. Le tabac Tresniek est plus vif, inscrit dans une période historique sombre, et puis le fait que l'auteur se soit accaparé Freud pour en faire un des personnages essentiels a gêné certains lecteurs.

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