Le colonel ne dort pas - Emilienne Malfatto

Colonel

- Editions du sous-sol - 2022 -

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Dans une grande ville d'un pays en guerre, un spécialiste de l'interrogatoire accomplit chaque jour son implacable office. La nuit, le colonel ne dort pas. Une armée de fantômes, ses victimes, a pris possession de ses songes.

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Ce court roman ( une centaine de pages ) est tout en atmosphère, tout en style. 

A la façon d'une fable, universelle, en usant des majuscules ( La Ville, La Reconquête... ), ce récit raconte une guerre à la façon d'un huis-clos ( sur certaines pages, j'ai d'ailleurs pensé à la pièce de Sartre Huis-clos ). Un colonel est nommé pour La Section Spéciale, c'est-à-dire pour les interrogatoires et la torture - transformer les hommes en choses -, dans le sous-sol d'un palais abandonné " de l'ancien dictateur, de l'ancien régime ", sous la lumière d'une ampoule nue. Au-dessus de lui, un général qui s'est déssaisit des opérations sur un " subalterne zélé ", près de lui, dans l'ombre, un jeune soldat mobilisé, son ordonnance, qui s'accroche à ses souvenirs - pour ne pas voir -, qui a compris qu'il n'y aura plus jamais de " comme avant."

Peu de marques temporelles, pas de noms, un récit désincarné, les ruines, la pluie, les brumes, l'ombre, un sentiment d'irréalité, d'étrangeté, un goût de cendre et d'absurde, un dégoût; une lecture toute en impressions-sensations, et pourtant précise, intense.

" Le colonel arrive un matin froid et ce jour-là il commence à pleuvoir. C'est cette époque de l'année où l'univers se fond en monochrome. Gris le ciel bas, grises la Ville et les ruines, gris le grand fleuve à la course lente."

Les brefs chapitres sont alternés entre le récit, évocateur ( sans description des tortures ), tranchant, glacé, et la voix du colonel, en monologue intérieur, en italique, en litanie, en chant tragique, funèbre. L'officier est devenu insomniaque, la nuit, il voit ses victimes - " ses martyrs ses bourreaux " -. Il leur parle, dévoile " le carnet noir de son âme ", son histoire de militaire. Il attend de les rejoindre, il attend le repos éternel. L'oubli lui est refusé. Hanté, il hante sa propre vie, les lieux, comme un fantôme, déjà un fantôme. 

" Il descend les escaliers aux arêtes tranchantes qui mènent au sous-sol et il a l'impression de descendre en lui-même, comme si à chaque marche il pénétrait dans une couche à la fois plus profonde et plus insensible de son esprit ".

Depuis le premier mort de sa main, au combat, ce détachement, une forme de résignation, sans âme. Le colonel n'est pas mort mais il n'appartient plus au monde des vivants. L'inanité des actes, un néant poisseux, lorsque les mots à majuscule sonnent creux.

Ce roman est aussi fort qu'il est violent. Il relate cette décomposition des hommes. Un flux, telle cette eau qui suinte, qui effrite, infiltre, la déliquescence puis le silence qui s'impose après " le fracas de la destruction ". Parfois, ce sont des phrases longues, des absences de ponctuation, qui entraînent, aspirent.

Par l'atmosphère, j'ai également pensé au Général de l'armée morte d'Ismaël Kadaré.

Un roman terrible; un roman de la perte, celle de l'humanité.

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" Ils disaient ça et nous au garde-à-vous

ou relâchés repos les mains croisées

dans le dos

comme aux prisonniers les mains mais eux avaient 

des liens

alors que nous n'en avions pas besoin

puisque nous gardions de nous-mêmes

les mains croisées

dans le dos

puisqu'à chaque mort qui n'était disaient-ils

pas un crime nous tissions

nos propres liens "

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Commentaires

  • Krol

    1 Krol Le 08/09/2022

    Tu me donnes très envie de le lire...
    marilire

    marilire Le 12/09/2022

    Même connaissant le sujet, cette lecture m'a surprise ( et prise ). Je suis très curieuse de ton retour de lecture.
  • Kathel

    2 Kathel Le 12/09/2022

    Peut-être un peu trop poétique pour moi, mais j'essayerai tout de même si j'en ai l'occasion.
    marilire

    marilire Le 12/09/2022

    Il est vrai que les pages en italique, comme un poème en prose, déstabilisent, au début, puis on entend la voix.

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