
- Publication originale 1989 - Publication française : Belfond 1994 - Folio 2010 -
- Traduit de l'anglais par Sophie Mayoux -
«Les grands majordomes sont grands parce qu'ils ont la capacité d'habiter leur rôle professionnel, et de l'habiter autant que faire se peut ; ils ne se laissent pas ébranler par les événements extérieurs, fussent-ils surprenants, alarmants ou offensants. Ils portent leur professionnalisme comme un homme bien élevé porte son costume. C'est, je l'ai dit, une question de "dignité".»
Stevens a passé sa vie à servir les autres, majordome pendant les années 1930 de l'influent Lord Darlington puis d'un riche Américain. Les temps ont changé et il n'est plus certain de satisfaire son employeur. Jusqu'à ce qu'il parte en voyage vers Miss Kenton, l'ancienne gouvernante qu'il aurait pu aimer, et songe face à la campagne anglaise au sens de sa loyauté et de ses choix passés.
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Les hasards de lecture... en janvier 2018, je lisais Un artiste du monde flottant de Kazuo Ishiguro, lecture que j'avais particulièrement appréciée. Il aura donc fallu une année pour que le sérieux désir de relire l'auteur se concrétise, prenant des allures de tradition de début d'année. Peut-être le ciel bas d'hiver se prête aux thèmes de ces deux lectures.
Pour ces romans, j'ai été impressionnée par le talent de l'auteur à raconter à travers seulement le regard de son personnage sans empêcher le lecteur de comprendre l'implicite que ne perçoit pas le personnage - ou ne veut pas percevoir/raconter, c'est toute la subtilité -; de comprendre son environnement et l'évolution de cet environnement, les incompréhensions, les barrières, les confusions; c'est à dire en permettant au lecteur de parfaitement situer le personnage, sa personnalité, sa mentalité, par rapport à sa société en mutation, ainsi que la difficulté pour ce personnage à s'inscrire dans cette mutation, à réviser son regard sur le passé.
Les deux romans relatent ainsi, bien que la géographie soit si différente, la fin d'un monde, d'un contexte historique et social - celui d'avant guerre pour une narration durant l'après-guerre - à travers l'histoire d'un homme âgé qui confie ses souvenirs. La façon de raconter met en évidence la discordance comme les prémices d'une prise de conscience non avouée, le narrateur accroché à ses valeurs. Quoique. Si aucun mot ne renie les valeurs, le lecteur se demande quelle est la part de conscience, cette part de désaveu des situations puisque le majordome les relate avec clarté et précision, il les connait donc bien. Est-ce son " éducation " qui le fait écrire de cette façon si distante, presque impersonnelle, son insurmontable " moralité professionnelle " - cette dignité - qui ne lui permet pas de s'exprimer directement, franchement ?
Dans ce roman Les vestiges du jour - titre que l'épilogue magistral rendra si beau - le style et le ton sont parfaitement accordés au personnage du majordome, langage soutenu, précautions oratoires, formulations aussi désuètes que distinguées.
La narration se présente à la façon d'un journal de voyage. Mr Stevens, notre majordome anglais, part en voiture, découvrant " une des plus belles campagnes d'Angleterre jusqu'au West Country [ se tenant ] éloigné de Darlington Hall pendant cinq ou six jours. " . Le voyage est exceptionnel pour cet homme qui a bien peu quitté la maison dans laquelle il est employé.
La photographie en couverture du livre est éloquente, cette maison imposante, écrasante, qui bloque la vision d'un horizon, ailleurs, (dé)coupant le ciel.
En racontant son séjour, Stevens revient sur de nombreux souvenirs et pose sur le papier ses réflexions; souvenirs et réflexions professionnels. Cet homme ne se définit que par sa fonction, il ne voit la vie et le monde que par cette fonction, un monde réduit à cette société aristocratique et mondaine. Le majordome fait de son emploi plus qu'une vocation, une mission, une priorité absolue, aspirant à une forme de perfection sur la litanie de " la question de la dignité ". Le propos est édifiant sous les souvenirs d'un âge d'or des années 30 par son aveuglement. Cette dévotion rend l'homme insensible, aveugle, à tous sentiments, à tout aspect privé ( que ce soit deuil, départ, injustices ), préoccupé essentiellement par ses responsabilités professionnelles. Quoique. Peut-être se rend-il aveugle et sourd. Toujours la conscience professionnelle. Toutefois, dans ce journal de voyage, parfois, en anecdotes, il s'interroge : après guerre, il n'avoue pas avoir été au service de Lord Darlington qui a perdu sa réputation en fréquentant de trop près le mouvement fasciste.
Pourtant, il respecte tant son employeur, un Lord, ce qu'il représente, qu'une fierté pernicieuse par procuration se révèle au fil des pages. Le prestige nobiliaire de l'employeur, de sa maison ( au sens large ), de ses invités, devient le sien, alors même que certaines scènes témoignent bien du statut évident de domestique du majordome, domestique modèle certes, de confiance certes, mais domestique tout de même. C'est ce qui rend ces confessions de fierté " professionnelle " aussi irritantes que bouleversantes. Et c'est toute l'ambiguïté du personnage, la finesse du roman.
Le récit des souvenirs se fait intime - bien que toujours précautionneux - lorsqu'il évoque Miss Kenton, la jeune intendante en place une quinzaine d'années. Cette femme, ayant quitté son poste pour se marier quelques années avant la guerre, sera le motif au voyage, motif à la fois officiel et officieux. Et le récit se fait Mémoires lorsque Stevens aborde le sujet des rencontres et rendez-vous des personnes européennes influentes qui se retrouvent à Darlington Hall dès 1923 jusqu'à la déclaration de guerre, pour débattre des conséquences du Traité de Versailles et de l'attitude à adopter vis-à-vis de l'Allemagne. Le récit devient politique, abordant les années de montée du fascisme, sans qu'elles semblent effleurer la conscience du majordome sur ce qui se déroulait, et ce malgré des mises en garde.
( j'ai ainsi appris qu'il y avait eu un parti fasciste en Angleterre - British Union of Fascists - fondé par Sir Oswald Mosley, avec des activistes militarisés appelés Black Shirts )
Un roman nostalgique, subtil, sobre et pourtant émouvant, magnifique.
" Devant une proposition aussi imprévue, je ne savais trop comment réagir. Je me rappelle l'avoir remercié de sa sollicitude, mais sans doute ne dis-je rien de très précis car mon employeur poursuivit :
- Je parle sérieusement, Stevens. Vous devriez vraiment prendre un petit congé. Je paierai la note d'essence. Vous autres, vous passez votre vie enfermé dans ces grandes maisons à vous rendre utiles, et quand est-ce que vous arrivez à voir ce beau pays qui est le vôtre ?
Ce n'était pas la première fois que mon employeur soulevait cette question : en fait, il semble sincèrement préoccupé par ce problème. Ce jour, cependant, il me vint une sorte de répartie tandis que j'étais juché là-haut sur l'escabeau : répartie visant à souligner que dans notre profession, si nous ne voyons pas à proprement parler le pays en sillonnant la campagne et en visitant des sites pittoresques, nous voyons en fait une part de l'Angleterre plus grande que bien des gens, placés comme nous le sommes dans des demeures où se rassemblent les personnes les plus importantes du pays. Certes, je ne pouvais exprimer ce point de vue à l'intention de Mr. Farraday sans me lancer dans un discours qui aurait pu paraître présomptueux. Je me contentais donc de dire simplement :
- J'ai eu le privilège, monsieur, de voir entre ces murs, au fil des années, ce que l'Angleterre a de meilleur. "
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L'adaptation cinématographique : ayant afin lu le roman, j'ai visionné le DVD du film ( de James Ivory - 1993 ) avec Anthony Hopkins dans le rôle du majordome.
Il s'agit aucun doute d'un beau film. Les acteurs sont excellents dans leur rôle, Anthony Hopkins est fabuleux. Le scénario montre bien le fonctionnement de ces grandes maisons, le travail de l’armée de domestiques, les responsabilités du majordome. Bon, il y a eu petite déception de ma part dans la mesure où cette adaptation ( de deux heures tout de même ) use de raccourcis pour dérouler le récit, notamment pour l'aspect historique qui se situe seulement dans les années 30 ( alors que dans le roman on peut suivre l'évolution depuis les années 20, ce qui permet au lecteur d'en prendre la mesure, tout se dévoile peu à peu ). Ainsi, des personnages sont supprimés. Disons que le récit est comme simplifié, rendant les scènes plus significatives ( dont certaines rajoutées, très explicites ). En lisant, je me demandais comment il était possible d'adapter la subtilité de ce roman. Je crois que ce n'est pas possible, évidemment on perd en finesse, en implicite, en longueur aussi ( sur les réflexions ), essentielle à la lecture pour rencontrer plus intimement ce personnage. La scène de panne d'essence est expédiée, c'est un moment fort dans le roman. Et surtout j'ai regretté que l'épilogue ne soit pas celui du livre. S'il est fidèle - comme la majorité du film - dans l'esprit et le ton, dans le roman il ne se clôt pas sur la rencontre avec Miss Kenton et le retour à Darlington Hall. Le roman se clôt en solitude, douce. Je ne peux que vous recommander la lecture, d'autant plus si vous avez été sous le charme du film.
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Commentaires
1 Dominique Le 11/01/2019
2 Marilyne Le 11/01/2019
3 Anne Le 11/01/2019
4 krol Le 11/01/2019
5 niki Le 11/01/2019
6 Kathel Le 11/01/2019
7 Annie Le 11/01/2019
8 Aifelle Le 11/01/2019
9 Marilyne Le 11/01/2019
10 Marilyne Le 11/01/2019
@ Niki : c'est vrai qu'Emma Thomson est talentueuse dans ce film, le duo est excellent. C'est vraiment un joli film que j'aurai plaisir à revoir.
@ Kathel : je me souviens que tu m'avais conseillé " Lumière pâle sur les collines " après ma lecture de Un artiste du monde flottant. Ce titre est en tête de liste pour une prochaine lecture.
11 Marilyne Le 11/01/2019
@ Aifelle : c'est juste, surtout pour ce type de récit en implicite. J'ai du mal à lire un livre dont j'ai vu le film, j'aime être surprise par la lecture, ne pas trop en savoir, et puis découvrir comment un réalisateur adapte.
12 Lili Le 12/01/2019
PS : Devine qui vient d'entamer "L'hiver du commissaire Ricciardi" qu'elle a reçu à Noël ?... Une pensée pour toi bien sûr ! :*
13 MTG Le 12/01/2019
14 Marilyne Le 14/01/2019
PS : Devine qui vient de craquer pour un beau recueil de poésie lors d'une escapade en librairie ? ... :)
15 Marilyne Le 14/01/2019
16 ellettres Le 18/01/2019
17 Marilyne Le 20/01/2019
18 maggie Le 30/01/2019