
- Verdier - Janvier 2018 -
Il y a des noms de villes qui semblent condenser tout le pouvoir attractif d'un lieu, toute la mythologie sur quoi se fonde notre désir de voyager. Ainsi Tombouctou, Zanzibar, Vancouver, Valparaiso... C'est le nom d'Obock, celui d'une ancienne colonie française devenue aujourd'hui port de la République de Djibouti, qui est à l'origine de ce récit et du voyage que Jean-Jacques Salgon entreprend en février 2016 pour, selon ses mots, aller "visiter ce qui n'existe plus".
Que Rimbaud et l'explorateur nîmois Paul Soleillet s'y soient un jour croisés, aient pu s'y entretenir de leurs projets commerciaux et des périls encourus sur les pistes qui conduisaient leurs caravanes vers le royaume du Choa, que leur vie aventureuse ait trouvé, sous ces climats hostiles, chacune à sa façon, sa fin précoce, voilà qui donne un relief particulier aux évocations dont ce livre est tissé. Une exploration de la vie de Soleillet, infiniment moins connue que celle de Rimbaud (alors qu'une situation inverse prévalait de leur vivant), constitue le fil d'Ariane qui nous guide vers ces contrées éloignées à la fois dans l'espace et le temps. Pour les deux trafiquants, l'Abyssinie fut un rêve, un rêve commercial, obstiné, dévorant. C'est vers ce rêve "où filtraient les élans d'une véritable passion géographique" que ce livre nous entraîne.
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J'ai croisé ce livre en furetant en janvier en librairie. C'est la lecture de Retourner dans l'obscure vallée de Santiago Gamboa qui m'a décidée à l'emporter. A cause de Rimbaud dans ce roman, des voyages du poète après la poésie; ces voyages qu'il entreprend en Afrique, et ce nom d'explorateur Paul Soleillet que j'ai lu pour la première fois sous la plume de l'auteur colombien. Comme le poète, j'ai voulu aller plus loin. Ce récit de Jean-Jacques Salgon s'y prêtait. Et ce fut un plaisir de lecture.
Ce récit de voyage se fait autant géographiquement que dans le temps. C'est un récit, documenté, s'appuyant sur les correspondances, de la politique coloniale de la France, et celui des voyageurs en Afrique à la fin du XIXème siècle. Il est question de commerce, de comptoirs, de rivalités avec l'Angleterre - la géopolitique du " rêve colonial " -, d'ethnophotographie, la photographies à ses débuts. Nous suivons Paul Soleillet ainsi que d'autres trafiquants et explorateurs. C'est le Rimbaud savant que nous rencontrons, celui qui se faisait envoyer des piles d'ouvrages techniques, le baroudeur qui voulait faire fortune. Rimbaud, toujours dans l'excès.
" Le Rimbaud d'Aden et plus généralement d'Afrique n'a plus grand chose à voir avec le poète maudit de Paris ou l'époux infernal de Londres. Il aimerait devenir ingénieur, voudrait tout savoir sur la métallurgie, l'hydraulique, l'architecture navale, la maçonnerie, la charpente, la chimie des poudres et du salpêtre. Au gré des manuels qu'il se fait expédier depuis la France, il se rêve charron, tanneur, verrier, briquetier, potier, serrurier, métallurgiste, armurier, menuisier, télégraphiste; et pourquoi pas fabriquant de bougies ou peintre en bâtiment ? Bouvard et Pécuchet à lui tout seul, il forme le projet de se lancer dans les constructions à la mer ou le maniement des machines agricoles, veut tout savoir sur la trigonométrie, le tracé des courbes, le calcul des terrassements, connaître les étoiles et l'astronomie, la langue amharique, la minéralogie, l'art de poser les rails de chemins de fer, de creuser les tunnels ou les puits artésiens, de faire des plaisanteries et des jeux de mots en langue arabe; il se voir maniant théodolite, sextant, boussole, anéroïde, équerre, compas, rapporteur, lunettes d'état major, graphomètre. Un vrai laboratoire portatif; une société savante ambulante; une encyclopédie à semelles de vent; savant-sauvage selon le mot juste de Michel Butor; [...] . Une sorte de revanche sur le fumeux de la poésie et les dérèglements prônés de sa jeunesse.
Jean-Jacques Salgon revient sur la fameuse photographie découverte ces dernières années intitulée " Coin de table à Aden ", avec Rimbaud or not Rimbaud, expliquant la polémique, croisant les dates et les noms.

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L'auteur divague parfois au gré de son imaginaire rimbaldien, le voyage lui permettant de prolonger in situ une rêverie, toujours avec une pointe d'humour, quelques formules piquantes. Sous la plume, nous lisons également, sur les dernières pages, quelques traits et traces de nostalgie et de désenchantement alors que le voyage se poursuit au mode-monde contemporain, dans ces pays d'Afrique blessés par les guerres civiles jusqu'aux migrants à Charleville en désolation.
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Commentaires
1 maggie Le 23/02/2018
2 Marilyne Le 23/02/2018
3 Anne Le 23/02/2018
4 Tania Le 23/02/2018
5 Annie Le 23/02/2018
6 Marilyne Le 23/02/2018
@ Tania : je n'avais jamais lu de biographie de Rimbaud, au sens strict. Ici, c'est un récit de voyage, à la fois une obsession et une rêverie autour du séjour de Rimbaud en Afrique.
@ Annie : ah, je t'envie cette chance. Le Canada, un projet de ( grand ) voyage que nous espérons concrétiser.
7 yuko Le 23/02/2018
8 Lili Le 24/02/2018
9 MTG Le 25/02/2018
Donc récit de voyage mais pas que...
10 ellettres Le 27/02/2018
11 Marilyne Le 04/03/2018
@ Lili : c'est ça, le Rimbaud qui cherche, et l'ailleurs des explorateurs ( et de la France coloniale... ), une dimension totalement humaine.
@ MTG : oui, pas que, plutôt inclassable ( j'aime les éditions Verdier aussi pour ça :)) ( bon, il va falloir que je me décide à lire S.Vinson )
@ Ellettres : cette lecture, c'est un voyage qui n'est pas que littéraire, celui d'un monde, d'une époque, et cette figure du Rimbaud, étrangère.