
- Gallimard - Août 2023 -
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« C’était il y a tout juste un an.
Une famille a disparu, là où personne ne disparaissait jamais.
On m’a chargée de l’enquête, et ce que j’ai découvert au fil des semaines a ébranlé mes certitudes. Il ne s’agissait pas d’un simple fait divers mais d’un drame attendu, d’un mal qui irradiait tout un quartier, toute une ville, tout un pays, l’expression soudaine d’une violence qu’on croyait endormie.
Mais avant de vous raconter cette histoire, il me faut remonter le temps. Car aucun des événements du 17 novembre 2049 ne peut être compris si l’on ignore ce qui s’est produit ici vingt ans auparavant.
Quand nos villes, qui furent des jungles, sont devenues des zoos. »
Par cet extrait du prologue, le ton est donné. Ce que nous allons lire dans Panorama, c’est une contre-utopie.
La distance d’une vingtaine d’années annonce la prise critique dans notre réalité.
Le titre du roman est signifiant : il évoque la vision, voir loin, et tout voir. Une vue panoramique de cette société dont de nombreux aspects vont nous être présentés. Bien voir, bien vu : l’autrice imagine la France de la Transparence, au sens propre comme figuré. En 2029, un fait divers relayé par les réseaux sociaux entraîne une remise en cause des institutions, une semaine sanglante et le procès de la Justice. Des leaders appellent à une révolution, à la Transparence citoyenne. En quelques mois, la société est transformée : c’est le règne des influenceurs et de l’opinion, ce pouvoir qui génère une « ultra-démocratie « de sondages par internet des followers, le bon droit de chacun, soit du public, par une rhétorique de la victime et de questions simples, l’application du «bon sens », sans nuances. En pratique, les villes sont reconstruites sous cette ère de la transparence, au sens strict : les logements, les écoles, les hôpitaux, les lieux de cultes, sont reconstruits en verre, des vitres partout. Le principe est sécuritaire, convivial et bienveillant, évidemment, chacun veillant sur l’autre. « [la société ] s’est muée en un gigantesque open space.»
Ce réquisitoire de Lilia Hassaine pointant les dérives de notre société surconsommatrice d’images et d’apparences m’a glacée d’effroi. En bonne contre-utopie, les excès des usages contemporains défilent, l’ultravisibilité, la perte des mots au profits des photos, la mise en scène, le poids de l’opinion populaire, rapide, sans réflexion, l’ultrasécuritaire, le féminisme exacerbé, le communautarisme - « le vivre-ensemble entre-soi ».
« Les réseaux sociaux ont connu leur apogée au moment de la révolte de 2029. L’avenir était alors au métavers, on nous promettait que l’homme du futur s’échappait du monde matériel grâce à des casques de réalité virtuelle. Personne n’avait anticipé le scénario inverse : une société où, sans casque ni lunettes connectées, on jouerait chaque jour à être l’avatar de soi-même.»
Glaçant et coupant comme ce verre omniprésent, ce kaléidoscope en reflets est d’autant plus effrayant qu’il n’est pas surprenant. Pourtant, aucune facilité dans ce récit, les pratiques seulement poussées à l’extrême sans sacrifier le réalisme.
Cette société de la Transparence, de ce bonheur aseptisé, n’éradique pas la notion de classe, au contraire. Les quartiers sont clairement définis, familles, célibataires, homosexuels, féministes, auxquels s’ajoutent les critères économiques.
Dans le quartier huppé, celui qui se visite et se photographie, où les dignes épousent peuvent s’adonner à de l’efficace placement de produits derrière leurs fenêtres, une famille disparaît, ce qui paraît impossible dans ces « maisons-vivariums », dans ce quartier où patrouillent des volontaires. La narratrice du roman est l’enquêtrice, la cinquantaine, mère, elle a connu le monde « d’avant », à l’adolescence.
« Moi-même, j’y croyais, je regardais ces photos avec une pointe de jalousie et pas mal d’envie, ça avait l’air si simple, le bonheur, il suffisait d’aller à l’hôtel Machin, de manger dans tel restaurant, d’acheter telle crème, telle fringue, de payer tel coach, à grand renfort de codes promotionnels. Je regardais la vie des autres défiler et j’en oubliais la mienne, que je trouvais sans intérêt. Je ne pouvais ni consommer, ni même devenir un produit de consommation, comme certaines de mes amies aux parents permissifs. [...] Le like est l’équivalent numérique de la croquette pour chiens, me répétait mon père, professeur de philosophie au crâne dégarni. Il m’interdisait tout ça. Je vivais seule avec lui, dans un lotissement pavillonnaire, et je m’ennuyas à en crever. Il me disait : Prends un livre comme il m’aurait dit : Prends un médicament, et il s’imaginait que j’allais l’écouter.
J’avais aimé les livres. Le problème n’était pas que je ne les aimais plus, mais que je ne savais plus comment les faire fonctionner. Il n’y avait pas de bouton latéral, pas de mode veille. Et, même quand je parvenais à me concentrer pendant deux ou trois pages, je sentais mon coeur palpiter d’agacement, les phrases étaient trop longues, trop bavardes, elles ne s’adressaient pas à moi, c’était à moi de faire l’effort de les lire et de les comprendre. Mon smartphone était bien plus puissant, il ne me demandait rien, il anticipait mes désirs, et tout semblait gratuit. Plus tard, j’ai compris qu’il se nourrissait de mon ennui et que j’avais payé tous ces gens de mon temps. »
Elle pénètre ce quartier « favorisé » - ce « Paradis » qui confirme que l’Enfer est pavé de bonnes intentions - en regard de celui des Grillons, quartier de transfuges qui ont refusé la Transparence.
« A l’entrée qu quartier, un panneau donne le ton. Il reprend les derniers vers d’une fable du XVIIIè siècle, dans laquelle un grillon envie la splendeur d’un papillon avant d’assister à sa capture :
Il en coûte trop cher pour briller dans le monde.
Combien je vais aimer ma retraite profonde !
Pour vivre heureux, vivons cachés.»
Ce récit est prenant, tant pour la découverte de cette société, envisageable, que pour le roman policier dont les codes et les rythmes ne sont pas négligés.
En lisant, j’ai songé à Nous autres de E.Zamiatine ( déclaré roman inspirateur du 1984 de Orwell ) pour la transparence, et à Sauvagerie de Ballard pour la violence cachée et l'ultrasécuritaire des beaux quartiers ( chronique disparue ).
Au-delà du propos sociétal, Lilia Hassaine nous parle d’intimité, de ce qui ne vit et de s’épanouit dans l’intimité, dans cette part de mystère, de secret, de troubles, cette dimension constitutive de notre personnalité, celle des émotions.
Quant à la littérature...
« La maison est spartiate. Un vieux frigo, pas de table basse, pas de vitrécran ni de télévision, des fauteuils en cuir craquelé, patiné, une bibliothèque dont je ne peux détacher mon regard. En ville, elles ont peu à peu disparu des intérieurs. On préfère désormais les tablettes numériques, plus légères, plus pratiques. Surtout, elles permettent de lire la dernière version en date d’un ouvrage : depuis que les auteurs peuvent retoucher leur texte après publication, le livre n’est plus cet objet poussiéreux, figé dans le passé, il évolue, il s’adapte à l’époque. Les maisons d’édition ont même recruté des modérateurs professionnels, chargés de retravailler et de nettoyer certains passages à la place de l’auteur. Trois versions d’un même ouvrage ( une version brute, pour les universitaires, une version abrégée, pour les impatients, et une version normalisée, pour les plus sensibles ) sont aujourd’hui disponibles grâce aux nouvelles tablettes.»
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Commentaires
1 Sandrine Le 10/09/2023
marilire Le 11/09/2023
2 Kathel Le 11/09/2023
marilire Le 11/09/2023
3 Aifelle Le 11/09/2023
marilire Le 11/09/2023
4 keisha Le 11/09/2023
marilire Le 11/09/2023
5 Ingannmic Le 11/09/2023
marilire Le 11/09/2023
6 je lis je blogue Le 12/09/2023
marilire Le 12/09/2023
7 Bonheur du Jour Le 13/09/2023
Merci. Bonne journée.
marilire Le 13/09/2023
8 Thaïs Le 13/09/2023
marilire Le 14/09/2023
9 Ingannmic Le 17/09/2023
marilire Le 17/09/2023